Vivre au Québec suppose le désir de partager des espaces de dialogues féconds. On pourrait se demander si la donne politique n’est pas faussée par une forme de désertification de la citoyenneté. Un peu comme si l’espace citoyen avait fini par rétrécir en peau de chagrin, à force d’être inféodé aux statistiques.
Chaque individu demeure prisonnier d’une sphère marchande qui le conditionne à tous les niveaux du processus d’échange. C’est le prix à payer pour avoir troqué notre liberté contre des commodités cotées à la bourse de la surenchère politique.
La traversée du désert
Charles Taylor est un philosophe québécois, enseignant à l’université Mc Gill, qui retient vivement notre attention, en cela qu’il a su, mieux que quiconque, cerner avec acuité ce processus de désertification de l’espace citoyen. D’après cet émule de Hegel, l’être humain trouve un sens à sa vie dans l’unique mesure où il fonde son action au sein d’une communauté qui possède, en propre, une culture, des institutions et une matrice linguistique qui fonctionne de façon normale.
En 2005, il devient urgent de définir l’état de cette communauté québécoise en devenir. Au-delà des pétitions de principes, issues en droite ligne d’une pensée nostalgique qui joue le rôle d’une assise politique, les rapports socioculturels souffrent d’un déficit évident dans le domaine de l’espace citoyen. La société québécoise est-elle un simple agrégat d’intérêts individuels ou représente-t-elle toujours cet espace fondateur d’une collectivité distincte ?
Taylor dénonce la culture du narcissisme qui prévaut à l’heure actuelle, une forme de dérive qui aurait pris corps dans la foulée de la quête de l’authenticité. Cette nouvelle culture du narcissisme «satisfait ses propres aspirations et reste donc à l’abri de toute critique… », l’atomisation de la citoyenneté poursuivant son œuvre de façon inexorable. Alors que la société québécoise traditionnelle pouvait compter sur des «lieux commun», des espaces civiques bien définis, nos contemporains ne savent plus trop à quel Saint se vouer au chapitre de la régulation des rapports humains en société.
«La culture du narcissisme se nourrit d’un idéal qu’elle trahit systématiquement», poursuit Taylor dans «Grandeur et misère de la modernité», un essai publié en 1992.
Tout cela donne à penser que notre fameuse «Révolution tranquille» serait sorti de sa trajectoire, à l’instar d’un corps céleste qui dévie de son orbite sous l’influence d’un astéroïde gigantesque. Les États-Unis, ou le modèle américain, mais tout autant un Empire britannique déliquescent, ont peut-être joué ce rôle d’un astéroïde qui fausse la donne depuis les années 50… nous entraînant vers des dérives citoyennes dont nous sommes encore loin de soupçonner les conséquences.
La loi des marchands
Les fondements même de notre spécificité ont subi de plein fouet les assauts répétés d’une sphère marchande qui remplace, vaille que vaille, l’espace citoyen. Il est tout de même intéressant de constater l’imbrication totale de la tradition politique libérale avec le fonctionnement d’une mécanique de rétribution qui court-circuite le processus électoral. Et se phénomène est vérifiable à tous les échelons du spectre politique canadien, même au Québec où une grande part des fonds détournés a été «recyclée» via d’importantes agences de publicité.
Ainsi donc, au-delà d’une histoire de mœurs politiques, la Commission Gomery aura mis en lumière un dérive paradigmatique qui va bien au-delà des simples problèmes de vices de procédure ou de détérioration de la moralité publique.
Le processus électoral fonctionne, désormais, sur le mode des paradis fiscaux … les lois sur le financement des partis et la fiscalité sont contournées allègrement par une mécanique de l’échange des «commodités politiques» qui règle le processus électoral et les échanges politiques entre les différents paliers de gouvernement.
Ainsi donc, nous assistons à l’érosion de la base politique, fondement de toute citoyenneté (selon Platon), au gré des assauts répétés des rapports marchands, lesquels se substituent à l’argumentation traditionnelle.
Le financement des partis, qui se perpétue sur le mode occulte qu’on lui connaît, fait en sorte que les hommes publics agissent comme les employés d’une entreprise privée. Le Conseil d’administration de cette corporation virtuelle a désormais remplacé le Conseil des ministres ! Les grands ténors fédéraux, sans oublier leurs lieutenants québécois, sont eux même des lobbyistes au service de la sphère marchande qui, elle, gère la globalité des rapports socioculturels. Les échanges commerciaux ont remplacé la notion même de «progrès moral» ou d’avancement du procès de la société. Nous sommes rendus au degré zéro (ground zero) de la vie politique.
Selon Philippe Breton, un chercheur du CNRS qui a décortiqué l’œuvre de Taylor, pour penser la modernité il est essentiel d’articuler deux niveaux, en apparence irréductible l’un à l’autre : «celui de l’intériorité où nous sommes finalement face à nous-même et celui de la sociabilité où nous sommes, sans échappatoire possible, faces aux autres».
S’il faut se connaître avant d’envisager un rapport à l’autre, alors c’est mal parti ! Les enjeux sont décalés en ce beau pays du Québec, pour ne pas dire désaxés… que l’on parle d’environnement, de constitution, d’éducation ou de défense des travailleurs, rien n’y fait. Les plaques tectoniques de la politique se chevauchent invariablement et, seule, la sphère marchande parvient à faire consensus autour d’elle.
Difficile d’articuler une prise en charge de notre identité, alors que la pression économique conditionne tous les échelons des rapports citoyens. À titre d’exemple, le Québec, qui pouvait se vanter d’une certaine autarcie, voit son agriculture se dégrader, alors que de puissants conglomérats réorganisent la production agraire à partir du modèle américain de la monoculture.
Le problème vient justement de l’aliénation de l’espace citoyen, rétrécit en peau de chagrin, presque virtuel à force de subir les coups de boutoir de la sphère marchande. Toujours selon la formule de Taylor de la «culture du narcissisme», nous avons préféré nous replier sur nous-mêmes, individuellement, sans pour autant savoir qui nous sommes.
Si les rapports collectifs sont privés de repères éthiques et esthétiques (pour reprendre une formule de la Grèce antique), l’individu ne peut prétendre à une authentique connaissance de lui-même. En fait, ce sont les représentants du grand capital qui se chargent de nous rappeler les limites de l’action citoyenne, c’est-à-dire le mode d’emploi afin de se conformer à l’espace marchand où circulent les biens et services. En d’autres termes, on pourrait dire que l’action citoyenne (le procès politique) est détournée de sa finalité, puisqu’elle est désormais au service de la sphère marchande.
Le citoyen, faut-il le rappeler, n’est pas celui qui possède certains biens ou qui consomme les «modes de vie» du moment. Il s’identifie à un espace collectif qui n’est pas réductible à l’appétence de tout un chacun. Et la liberté individuelle découle de ce respect de l’espace civique, de cette présence du citoyen sur la place publique.
Les jeux du cirque
L’espace des retrouvailles – trop nombreuses manifestations grégaires où les gens se fréquentes tout en s’ignorant – permet à l’individu émasculé de retrouver la sérénité placebo, le temps d’une jouissance vite consommée.
L’important dans cette affaire, c’est de tirer un maximum de bénéfice en investissant le moins possible. Ne pas payer pour les pots cassés et refiler la facture au voisin, demeurent les mots d’ordres tout indiqués pour quiconque prétend faire de la politique. Alors que la Commission Gomery enquête sur les malversations entourant le financement des partis, l’appareil politique fonctionne comme si de rien n’était au gré de cet ersatz d’exercice démocratique. Le temps de canaliser le mécontentent, via des boucs émissaires, les circuits de la machine marchande peuvent être huilés, ajustés et réalignés pour que se renouvelle le «procès marchand».
L’affaire de la station radiophonique CHOI représente un autre avatar de cette malencontreuse expérience d’espaces civiques détournés de leur fonction et de leur substance. Après avoir permis au peuple de se défouler (à travers les prestations de quelques animateurs turbulents) et de canaliser ses frustrations, les technocrates ont compris que l’expérience avait assez durée, qu’il fallait mettre un terme à cet exutoire (à un véritable exercice démocratique), histoire de relancer la machine en temps voulu.
Et les consommateurs (néo-citoyens) redemandent un nouvel espace de séduction, où les boucs émissaires et leurs bourreaux permettront de canaliser le mal-être et le vide existentiel qui caractérisent nos sociétés moribondes. La «téléréalité», les «commissions d’enquête», les «lignes ouvertes» et les «courriers du lecteur», toutes déviations pseudo curatives qui ont remplacé les jeux du cirque romain.
Seul(e) dans sa bulle
Les espaces publics ont donc été remplacés par les espaces marchands qui, eux, ont cédé la place aux espaces virtuels. Toujours selon Philippe Breton, notre habile chercheur du CNRS, «on n’a peut-être pas assez souligné jusqu’à présent l’importance que la mémoire artificielle, extraordinairement présente dans la culture démocratique antique, a pu avoir dans la constitution de cette métaphore de l’intériorité». Cette mémoire des lieux communs, cet espace mnémonique, poserait les fondements d’une saine émulation des individus qui aspirent à la transcendance dans une société relativement «égalitaire».
Le problème de la transcendance a justement été évacué par l’induction d’une mécanique virtuelle au sein même des rapports de production (économiques et intellectuels). Nous ne pouvons plus utiliser de qualificatifs, la terminologie doit être révisée périodiquement, les statistiques contraignent même le niveau de langage de nos élites ! Tout peut-être remplacé du jour au lendemains, au gré d’une dialectique utilitaire.
Breton nous prévient qu’«en proposant, et en ouvrant concrètement des espaces intérieurs, la démocratie grecque invente aussi des niveaux d’être qui assurent le maximum de liberté à la personne humaine». C’est donc par l’exercice de la joute démocratique, au sein de l’antique Polis (la cité), que la personne humaine peut assurer sa différence intime, tout en respectant la «symétrie» inhérente à l’espace public.
Alors que les anciens grecs encourageaient les véritables débats d’opinion dans l’arène politique, nous avons régressé indubitablement. Nous assistons à une descente aux enfers de la classe politique, dans nos démocraties contemporaines, alors que les acteurs de la joute parlementaire se préoccupent bien plus de l’opinion publique… que d’un véritable débat d’opinion.
En instituant le rôle névrotique du consommateur-roi, les actionnaires de cette superstructure virtuelle (ce qui fonctionne derrière les parlements) ont réussi à faire éclater toute forme de structure sociale : couple; famille; village; région et, même, nation.
Désormais, seul importe, et l’emporte, la notion statistique de biens et services, versus un espace de circulation (en lieu et place de l’Agora antique). Le consommateur n’est plus qu’un rouage de la machination «néo-libérale», un appendice névrosé, qui reporte à demain l’espoir de quelques prises en charge de ses affects.
Charles Taylor l’a très bien démontré : notre nouvelle «philosophie morale contemporaine» procure un portrait réducteur de la constitution de la personne, de ses fondements ontologiques et éthiques, puisqu’elle ne s’intéresse pas aux déterminismes historiques et aux «orientations psychologiques» de l’individu. Les droits célébrés par le néo-libéralisme et les aspirations collectives, qui s’articulaient au centre de mouvements communautaires et identitaires, s’entrechoquent désormais dans un espace public vide de toute substance.
Alors, le consommateur cherche toujours sa citoyenneté au cœur d’un procès marchand qui lui interdit de poser des actes véritablement politiques et de prendre «parti» pour une cause concrète. On lui demande son opinion sur les plateaux de télévisions ou sur les lignes ouvertes, à la radio, mais il n’a pas le pouvoir de se prononcer dans l’enceinte politique : d’autres le font à sa place.
La question qui s’offre à nous, citoyens et citoyennes du Québec, tourne autour de l’espace citoyen pour lequel nous serons prêts à nous battre dans un avenir prévisible. Au-delà du procès marchand et des avatars du monde des communications médiatisées, nous aurions tout intérêt, en tant que collectivité, à nous re-centrer afin d’être en mesure d’articuler une véritable action politique. Et partant de là, libérer l’espace citoyen des conditionnements actuels qui biaisent les rapports entre individus. Et qui faussent la donne politique.
Vers une perte de sens des identités collectives
L’espace citoyen rétrécit en peau de chagrin
Reprise d'un analyse (philosophie politique) produite en 2005
Chronique de Patrice-Hans Perrier
Patrice-Hans Perrier181 articles
Patrice-Hans Perrier est un journaliste indépendant qui s’est penché sur les Affaires municipales et le développement urbain durant une bonne quinzaine d’années. De fil en aiguille, il a acquis une maîtr...
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Patrice-Hans Perrier est un journaliste indépendant qui s’est penché sur les Affaires municipales et le développement urbain durant une bonne quinzaine d’années. De fil en aiguille, il a acquis une maîtrise fine de l’analyse critique et un style littéraire qui se bonifie avec le temps. Disciple des penseurs de la lucidité – à l’instar des Guy Debord ou Hannah Arendt – Perrier se passionne pour l’éthique et tout ce qui concerne la culture étudiée de manière non-réductionniste. Dénonçant le marxisme culturel et ses avatars, Patrice-Hans Perrier s’attaque à produire une critique qui ambitionne de stimuler la pensée critique de ses lecteurs. Passant du journalisme à l’analyse critique, l’auteur québécois fourbit ses armes avant de passer au genre littéraire. De nouvelles avenues s’ouvriront bientôt et, d’ici là, vous pouvez le retrouver sur son propre site : patricehansperrier.wordpress.com
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