L'art de se déchausser

«Lorsque votre hôte vous déroule son tapis, ayez la bienséance de vous déchausser.»

17. Actualité archives 2007


Ce n'est pas en tant que psychiatre que le Doc Mailloux a dit des niaiseries sur les Noirs sur le plateau de Tout le monde en parle, mais bien en tant qu'artiste, a plaidé cette semaine son avocat devant le comité de discipline du Collège des médecins. Si l'avocat a réussi à dire ça sans rire, il a toute mon admiration.

Rassurez-vous, ceci n'est pas une chronique sur le Doc Mailloux. Le cher psy a déjà fait assez de bruit comme ça. Ce n'est pas une chronique sur le Doc Mailloux. C'est plutôt une tentative de nous en délivrer, de nous éloigner, ne serait-ce que quelques minutes, de ce syndrome très répandu sur la planète médiatique qui consiste à attribuer trop d'importance aux gens qui disent des bêtises et pas assez à ceux qui disent des trucs sensés.
Ceci est une chronique sur un psychiatre mille fois moins connu que le Doc Mailloux mais mille fois plus intéressant: le Dr Abdelaziz Chrigui. Québécois d'origine marocaine, musulman laïque, libre-penseur, il a vécu et travaillé en Abitibi pendant près de 10 ans avant de s'établir à Montréal.
Le Dr Chrigui dirige depuis sept ans la clinique de psychiatrie transculturelle de l'hôpital Jean-Talon, la seule du genre au pays. Qu'est-ce que ça mange en hiver, un psychiatre transculturel? En fait, le Dr Chrigui et son équipe d'experts en ethnopsychiatrie interviennent auprès de gens issus de diverses cultures qui font face à des tiraillements de toutes sortes: problèmes d'adaptation, conflits intergénérationnels et conjugaux, mal du pays... Les conflits interculturels, il connaît. Et il tente de les résoudre en les replaçant dans leur contexte culturel.
Quel bon vent a poussé le Dr Chrigui à venir s'établir au Québec? Le vent du hasard. Né au Maroc, il a grandi en Alsace, où son père, boulanger-pâtissier, est allé s'établir quand il était enfant. Il a fait ses études en France, a commencé à y travailler comme psychiatre. Et puis, un jour, son patron est arrivé avec une petite annonce du ministère québécois de la Santé. On y disait que le Québec cherchait des psychiatres français. À la blague, ses collègues ont dit: «Puisqu'ils cherchent des psychiatres français, envoyons Aziz...» Car, des 30 employés du département où il était, il était le seul qui n'était pas de souche française.
Le Dr Chrigui a répondu à l'annonce. Peu de temps après, il a débarqué à Val-d'Or avec femme et enfants, après un stage à Montréal. «Vous savez quel est le premier psychiatre que j'ai rencontré en arrivant au Québec?» lance-t-il, sourire en coin.
J'ai eu très peur qu'il me dise qu'il s'agissait du Doc Mailloux. En fait, non. Il a eu plus de chance. C'était Camille Laurin, le père de la loi 101. «J'arrivais pour mon stage au pavillon Albert-Prévost, raconte-t-il. Je m'assois devant un monsieur. Il fumait dans son bureau. Très gentil, le monsieur. Il m'accueille. Il me dit: "Ah! vous savez, moi, j'ai beaucoup d'autres tâches, d'autres fonctions." Mais je ne savais pas encore qui il était! À la cafétéria, il passait régulièrement. Il venait s'asseoir. Il se penchait toujours et me disait: "Alors, comment va notre ami français?" Ça sonnait toujours drôle dans ma tête parce que jamais personne ne m'a considéré comme français!»
Aujourd'hui, le Dr Chrigui se sent vraiment chez lui au Québec. Mais il garde toujours en tête le proverbe marocain hérité de son père, qui dit ceci: «Lorsque votre hôte vous déroule son tapis, ayez la bienséance de vous déchausser.»
«Mon père m'a toujours dit: avant d'être chez toi, tu es invité. Il faut respecter cette crainte de l'autre. Tout ne nous est pas dû. Il y a un passage. Il y a un devoir d'intelligence. On n'arrive pas avec un panneau à revendiquer des choses.»
Le Dr Chrigui fait référence entre autres à des demandes exagérées d'une minorité de la mouvance islamiste qui agacent autant la majorité silencieuse musulmane établie ici que la société dans son ensemble. «Si vous entendiez les commentaires de gens des communautés musulmanes vis-à-vis d'une certaine mouvance islamiste... Ils en ont marre de ces demandes pour avoir des lieux de prière, pour avoir ceci, pour avoir cela...»
Si le psychiatre en a assez de ceux qui ne se déchaussent pas devant le tapis déroulé, il est aussi sceptique devant certains politiciens qui exploitent la crainte des gens devant l'immigration. Les mouvements extrémistes jouent toujours là-dessus, note-t-il. «Le slogan de Le Pen, c'était celui qui dit tout haut ce que tout le monde pense tout bas. Il dit: "Je suis comme vous. Je pense comme vous. Mais moi, je suis courageux, je peux le dire." Mario Dumont joue ce jeu-là, même s'il s'est offusqué lorsqu'on le lui a reproché...»
Je fais tout de même remarquer au Dr Chrigui que, contrairement à Le Pen, Dumont ne fait qu'exploiter habilement ces craintes sans prôner pour autant des mesures extrémistes ou carrément racistes. Il joue sur l'ambiguïté. Ce qui fait dire au psychiatre qu'il faut à tout prix éviter de laisser aux politiciens le soin de mener les débats cruciaux de notre société. «Les débats importants, comme dirait l'autre, sont trop importants pour être laissés aux politiciens. Les politiciens ont des intentions. Ils doivent se faire réélire. Ils peuvent lancer des questions. Mais ils ne peuvent pas faire le débat. Ils n'ont pas de réponses.»
Les réponses, elles viendront des citoyens, croit le Dr Chrigui. En ce sens, il voit d'un bon oeil les travaux de la commission Bouchard-Taylor, qui donnera le temps nécessaire pour se pencher sur des questions complexes. «Je pense que le fait que le débat se fasse dans la communauté, chez les gens, c'est tout à fait sain. Je trouve que c'est une très bonne chose que ce soit confié à deux intellectuels. Bien sûr, on va dire que c'est un débat d'universitaires, d'intellos... Mais je pense que le débat doit se faire.»
Il est tout à fait sain aussi pour le Québec de se remettre en question, observe le psychiatre. «J'ai une tendresse particulière pour les gens qui sont incertains, qui se posent des questions, je trouve que c'est un bon processus. Je les mets toujours en opposition - c'est ma déformation professionnelle - aux narcissiques très sûrs d'eux, qui sont au-dessus tout, qui sont étanches à tout. Je pense que les cultures sont aussi comme ça...»
Pour illustrer son propos, il compare le Québec à l'Alsace, où il a grandi. «On avait des amis qui habitaient une maison de pierre aux murs épais de 33 cm. C'était la septième génération qui était là. Ces gens-là sont vraiment "assis" dans une culture. Ils vous regardent en se demandant ce que vous pouvez leur apporter. L'autre qui vient d'ailleurs, on n'en a pas vraiment besoin... Alors que le Québec, c'est une société de bâtisseurs. Ce n'est pas juste un pays qui se bâtit, c'est une culture, une façon d'être et de voir. La question de la culture est ouverte. Elle est posée. L'immigrant arrive et se pose exactement la même question. C'est sûr qu'il y a une certaine fragilité, une inquiétude, la question de la séparation... Mais c'est là la force de la culture québécoise et la chance de l'immigrant.»
À condition de se déchausser, bien entendu.


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