Des commentaires racistes sur la page Facebook de François Legault ont relancé récemment le débat sur la haine en ligne et la responsabilité des élus. Le député Monsef Derraji, lui-même ébranlé par les messages haineux qu’il reçoit, est préoccupé par le phénomène. Notre chroniqueuse l’a rencontré pour parler du meilleur et du pire de la vie politique.
« Qu’est-ce qu’un Marocain fait à l’Assemblée nationale ? »
« Heille le néo, tu essayes de changer un pays que l’on a bâti, pierre par pierre, avec la sueur de notre front et tout en s’intégrant nullement à ton nouveau pays, aucune chance. »
« Intégriste ! »
« Violeur ! »
Avant de se lancer en politique, Monsef Derraji, qui vit au Québec depuis 2004, n’avait jamais eu à affronter de tels commentaires haineux ou blessants. « Jamais, jamais, jamais », répète-t-il.
Le député libéral d’origine marocaine, porte-parole de l’opposition officielle en matière d’immigration, de PME et d’innovation, avoue avoir eu tout un choc en voyant le contraste entre la cyberhaine qui fait désormais partie de sa vie d’homme politique et le Québec ouvert et accueillant où sont nés ses enfants.
Des collègues l’avaient averti que ce serait dur. Mais il n’avait jamais imaginé à quel point. Dès qu’il parle d’immigration ou de nation, dès qu’il émet un point de vue critique, ce qui est précisément son rôle en tant que porte-parole de l’opposition, il est la cible de propos haineux.
Parfois, j’en ris. Parce que sérieusement, si je commence à trop penser à ça, je vais me rendre malade. La vérité, c’est que ça laisse des séquelles. Et ce sont ces séquelles qui me vont me faire fuir un jour la politique.
Monsef Derraji, 43 ans, rencontré à la veille de la rentrée parlementaire
Monsef Derraji, qui a été désigné par ses collègues de l’Assemblée nationale comme « étoile montante » du Parlement en 2019, me tend son téléphone pour me montrer un exemple de commentaire odieux reçu dans sa messagerie Facebook.
« J’ai écouté ton allocution aujourd’hui, sache que je suis aujourd’hui raciste à cause de toi, tu es irrespectueux du pays qui t’as (sic) accueilli, bien que tu te sens chez toi, retourne dans ton pays violé (sic) des femmes […] et surtout ne viens pas gérer notre beau pays, avant que des gens de ta race viennent ici, va faire tes viols ailleurs. »
Récemment, les employés de son bureau de la circonscription de Nelligan, dans l’Ouest-de-l’Île, tout comme ceux des autres circonscriptions, ont eu une visite de courtoisie de la Sûreté du Québec pour les renseigner sur les mesures de sécurité à prendre et le signalement des messages haineux. Mais le député, qui n’a jamais porté plainte à la police, préférerait ne pas avoir à le faire. « Je me dis : mon combat est-il contre l’ignorance ou pour des mesures coercitives ? Je ne veux pas de mal à ces gens-là. La haine, moi, je la combats avec de l’amour. »
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Dans les médias sociaux, comme vous le savez, l’amour n’est pas toujours au rendez-vous… Le 30 janvier, au lendemain de la commémoration de l’attentat à la Grande Mosquée de Québec, Monsef Derraji a été choqué de lire sur la page Facebook du premier ministre, sous un message de compassion à la mémoire des victimes de la tuerie, une déferlante de commentaires haineux antimusulmans. Il a signalé la chose sur son fil Twitter. « Plus que jamais, il faut prendre des mesures pour le vivre-ensemble ! »
Le lendemain, ma collègue Isabelle Hachey a publié une chronique dénonçant ces messages haineux. Elle y citait une déclaration que lui a transmise François Legault, outré par ces commentaires. « Il y a une petite minorité de personnes qui utilisent systématiquement les réseaux sociaux comme porte-voix pour propager la haine. Il faut les dénoncer. Ils ne représentent pas le Québec. »
Le député de Nelligan salue le fait que le premier ministre a dénoncé ces propos. Il est parfaitement d’accord avec lui pour dire que ce n’est pas représentatif du Québec ou des valeurs québécoises. En tant que président du Regroupement des jeunes chambres de commerce du Québec de 2015 à 2018, il a eu l’occasion de faire le tour de la province pour parler d’économie et d’entrepreneuriat. Il est allé à Sept-Îles, Rivière-du-Loup, Drummondville, Trois-Rivières, Sherbrooke, Saint-Jérôme, Québec, Labelle, Saint-Jean-sur-Richelieu, Rouyn-Noranda… Il a mené une bataille pour la représentativité des jeunes sur les conseils d’administration qui a mené à un projet de loi. Il a travaillé avec des entrepreneurs de tous les coins du Québec.
Nombre de commentaires haineux reçus ? Zéro.
« Je n’ai jamais eu de problème ! Au contraire, les gens saluaient les initiatives. »
Il ne faut pas exagérer la portée du discours haineux, il en convient. Mais à l’inverse, on aurait tort de la minimiser et de prétendre que l’on n’y peut rien. Ces messages haineux sont symptomatiques d’une dangereuse banalisation. « Ça veut dire qu’il y a un problème, un cancer, qui nous tous nous afflige. »
Les élus ont la responsabilité d’en prendre acte et d’agir en conséquence.
Le fait de dire que ce n’est pas assez pour que ça déclenche quelque chose, c’est très grave. Il ne faut pas normaliser le discours haineux dans une société démocratique, peu importe sa provenance. C’est comme dire : continuez, rien ne va se passer.
Monsef Derraji
La haine virtuelle a des effets nuisibles bien réels, tant sur le plan collectif que personnel. « Les gens oublient qu’on a aussi un cœur, qu’on est des êtres humains. Avec le temps, veut, veut pas, ça nous affecte ».
Le député appréhende le jour où son fils aîné, qui n’a que 7 ans, lui demandera : « Papa, pourquoi on t’a traité comme ça ? »
« Je ne pense pas que j’aurai les réponses. La seule réponse que j’aurai, c’est : papa va arrêter ça. »
Le pari du cœur
« Monsef, devine où j’étais aujourd’hui ? »
C’était la semaine dernière. Le député Monsef Derraji n’a pas pu s’empêcher de sourire en apprenant la nouvelle : Samir Ferhat, un jeune diplômé en informatique d’origine algérienne, que la réforme de l’immigration condamnait, il n’y a pas si longtemps, à retourner dans son pays, venait de passer sa journée dans le bureau de circonscription de Simon Jolin-Barrette… afin d’y moderniser son réseau informatique.
Ce monsieur, le ministre de l’Immigration ne voulait pas le rencontrer il y a deux mois ! Et voilà qu’il est dans son bureau en train de régler un problème informatique !
Le député Monsef Derraji
Le 5 novembre dernier, le jeune homme de 29 ans faisait partie de ce groupe d’étudiants et de travailleurs étrangers qui avaient répondu à l’appel du député de Nelligan pour venir à l’Assemblée nationale rencontrer le ministre Jolin-Barrette, dans l’espoir de faire annuler la réforme du fameux PEQ (Programme de l’expérience québécoise). Samir Ferhat, qui avait précisément choisi une formation professionnelle en soutien informatique au coût de 25 000 $ pour être admissible au PEQ, se retrouvait du jour au lendemain sans rien, car sa formation ne figurait plus dans la liste établie par Québec.
« On va aller chercher le cœur des Québécois », avait dit aux victimes de la réforme du PEQ le porte-parole de l’opposition officielle en matière d’immigration.
Simon Jolin-Barrette s’était montré inflexible ce jour-là, refusant de rencontrer Samir Ferhat et ses compagnons d’infortune, qui étaient en larmes dans les tribunes de l’Assemblée nationale. Le ministre répétait que c’était par souci de mieux répondre aux besoins du marché du travail. Samir Ferhat était en état de choc. « Je sentais que c’était comme si j’étais en train de courir et qu’on m’avait coupé les pieds. »
La stratégie de Monsef Derraji a fini par porter ses fruits. L’histoire de ces gens qui avaient déposé leurs espoirs au Québec a touché la population. Libéraux, solidaires et péquistes ont fait front commun pour s’opposer à la réforme. Devant le tollé, le gouvernement Legault a dû faire marche arrière. Et Samir Ferhat, comme tant d’autres dont la vie avait été mise en parenthèses, a pu poursuivre son rêve. « J’ai pleuré de joie quand la réforme a été annulée. »
Deux mois plus tard, donc, par le plus drôle des hasards, le jeune homme s’est vu confier par son employeur, l’entreprise de solutions informatiques CPU, le mandat de moderniser le réseau informatique de l’Assemblée nationale. C’est ainsi qu’il s’est retrouvé dans le bureau de Simon Jolin-Barrette. Quelques jours avant, il a aussi été envoyé dans le bureau de la circonscription de François Legault pour y faire le même travail.
« Vous ne pouvez pas savoir ma fierté quand j’ai su ça ! », me dit Monsef Derraji.
Au-delà de l’anecdote, le député y voit une démonstration par l’absurde de l’aubaine que constituent pour le Québec ces étudiants et travailleurs étrangers. Il y a deux mois, le gouvernement, le nez collé sur sa colonne de chiffres, s’apprêtait à renvoyer ce jeune homme prêt à contribuer à la société québécoise. Aujourd’hui, le même jeune homme est appelé à régler des problèmes dans les bureaux de ceux-là mêmes qui voulaient le voir quitter le pays.
Ce gars nous a coûté 0 $. Il parle français. Il a payé ses études. Et maintenant, il travaille et paie ses impôts. C’est le parfait exemple de quelqu’un qui est intégré au Québec.
Monsef Derraji
Samir Ferhat est très reconnaissant envers tous ceux qui lui ont permis de réaliser son rêve : le gouvernement Legault qui a fini par faire marche arrière, sa grande sœur Sonia qui s’était établie au Québec avant lui et l’a encouragé, son employeur qui lui a donné sa première chance… Et il est bien sûr particulièrement reconnaissant envers le député de Nelligan, qu’il ne connaissait pas avant de le voir devenir le porte-voix de son rêve. « Il a travaillé fort, discutant avec nous parfois jusqu’à 2 heures ou 3 heures du matin ! »
Pour le député, ce genre de victoires qui changent en mieux la vie des gens fait presque oublier le côté plus sombre de la vie politique. « C’est là où je me dis que, malgré tout ce que l’on reçoit comme coups, comme menaces, comme propos haineux… Moi, c’est ce côté de la politique que j’aime : rester debout pour des valeurs et des convictions, peu importe le prix qu’on paie. »