Grand Nord: Le nouvel enthousiasme gouvernemental

18. Actualité archives 2006


Depuis l'élection du gouvernement conservateur, la question de la défense de la souveraineté canadienne sur les eaux de l'archipel arctique a été à nouveau projetée sur le devant de la scène.
Pendant la campagne électorale, Stephen Harper a promis d'établir un port militaire dans l'Arctique et de construire de nouveaux brise-glaces. Les Forces canadiennes multiplient les manoeuvres dans la région, les dernières remontant à mai 2006 (Arctic Patricia), afin de manifester l'intérêt d'Ottawa pour cette région, mais aussi pour réapprendre à opérer dans une zone délaissée par les militaires depuis la fin de la guerre froide.
La communauté scientifique n'est pas en reste puisque de nouvelles initiatives de recherche sont annoncées chaque semaine.
La plupart des gens se réjouissent de cette «redécouverte» du Grand Nord - avec raison. Mais qu'est-ce qui explique ce regain d'intérêt? Et que doit-on en penser?
Enjeux superposés
La frénésie de déclarations et d'initiatives portant sur l'Arctique a, en partie, pour origine les changements climatiques qui induisent une rapide fonte des glaces, et qui relancent l'intérêt pour la région. En fait, plusieurs enjeux se superposent.
Il y a d'abord des enjeux économiques, tels que l'exploitation des ressources gazières, pétrolifères et diamantaires. La fonte des glaces en été, observée depuis une dizaine d'années, augmente la durée de la saison navigable; le passage du Nord-Ouest, qui pourrait être libre de glace en été dès 2050, deviendrait une route commerciale intéressante entre Atlantique et Pacifique.
Les enjeux environnementaux sont également significatifs. Avec l'accroissement de la navigation et de l'exploitation minière, les risques de pollution iront en augmentant. Or l'écosystème arctique est fragile, et le sera encore plus avec la déstabilisation environnementale que suppose le retrait des glaces. Les communautés inuites s'inquiètent fortement de cette évolution. En cas de désastre , qui en assumera les conséquences humaines, financières, environnementales?
Il y a des enjeux géopolitiques, comme la définition des frontières maritimes dans l'Arctique et la responsabilité de la sécurité dans la zone. Le Canada considère les eaux de l'archipel arctique comme des eaux intérieures, ce que contestent les États-Unis et l'Union européenne. La récente querelle à propos de l'îlot de Hans, un petit caillou perdu très loin au Nord que le Danemark revendique aussi, illustre bien cette tension.
Réflexe identitaire
Mais il y a autre chose que de l'argent et de la terre derrière cette histoire. Depuis la traversée du passage du Nord-Ouest par le Manhattan, un pétrolier américain, en 1968, les Canadiens se révèlent extrêmement chatouilleux en ce qui a trait au respect de la souveraineté dans les régions arctiques, et ce, même si la très grande majorité d'entre eux ne s'éloigneront jamais de plus de 100 km de la frontière sud du pays. S'ils s'en soucient tant, ce n'est pas seulement l'expression d'un appétit économique ou d'une vertu environnementale, mais aussi d'un réflexe identitaire.
Le Grand Nord fait partie de l'imaginaire collectif des Canadiens et de l'image qu'ils veulent projeter à l'étranger - dans ce cas-ci avec succès, puisque bon nombre d'étrangers perçoivent plus le Canada comme la terre des ours polaires que comme un membre du G 8.
À bien des égards, le Grand Nord est aux Canadiens ce que l'Ouest a longtemps représenté pour les Américains: une terre sauvage et magnifique, qui doit être conquise, dans un élan propre à forger un destin collectif à la nation. Ce n'est pas un accident si les conservateurs ont joué, avec succès, la carte de la présence gouvernementale dans l'Arctique lors des dernières élections.
Cette dimension identitaire a évidemment du bon: elle pousse les Canadiens à prendre soin des régions polaires et à réagir lorsque s'y déroulent des activités potentiellement dangereuses ou nuisibles. Mais, parce qu'il s'agit d'une motivation diffuse et abstraite, les déclarations d'intention ne sont pas toujours suivies par des actes, d'autant plus que les coûts financiers sont astronomiques. Depuis les années 1970, l'intérêt pour l'Arctique fluctue à un rythme rapide, mais ne dure jamais assez longtemps pour que les projets du gouvernement puissent se matérialiser.
Il est donc bien légitime de se demander si l'effervescence que l'on observe actuellement durera et si le gouvernement Harper se traduira effectivement par autre chose que des promesses électorales. Mais, s'il le fait, les citoyens canadiens ne doivent pas oublier leurs responsabilités, qui consistent d'abord à tenir un débat public sur la définition de l'ordre des priorités.
Compte tenu de la multiplicité des enjeux et des intérêts, ce ne sera pas une tâche facile. Que doit-on privilégier? La protection de l'environnement? La prestation de services sociaux? Le développement économique? La sécurité et la défense? L'application des lois et l'exercice de la souveraineté?
De même, ils devront se prononcer sur les meilleurs moyens pour attendre ces objectifs: des forces militaires, ou policières? Des acteurs issus de la société civile? Des Américains agissant avec l'autorisation d'Ottawa?
Et enfin, ils devront être prêts à payer la lourde facture qui accompagnera toute mesure retenue, quelle que soit sa nature.
Bref, se réjouir des intentions du gouvernement ne signifie pas lui donner carte blanche pour autant.
Frédéric Lasserre : Professeur de géographie, Université Laval
_ Stéphane Roussel : Professeur de science politique, Université du Québec à Montréal


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