Garderies : on ignore la dimension sociale de la religion

Garderies à vocation religieuse



Après l'interdiction de la prière au conseil municipal par le Tribunal des droits de la personne, voilà que le ministère de la Famille s'apprête à sortir la religion des garderies subventionnées. Quelle sera la prochaine étape? Les écoles privées subventionnées?
On invoque les chartes, qui ont effectivement le dos large. Le ministère nommera 18 nouveaux inspecteurs pour faire respecter la directive. Après la police de la langue, on aura une police québécoise de la laïcité!
Mais sur quelle planète vivons-nous? Certes, la question de la religion dans l'espace public est préoccupante. En 2006, le Tribunal des droits de la personne a interdit la prière au conseil municipal de Laval. Actuellement, il est saisi de la contestation non seulement de la prière, mais aussi de la présence du crucifix à l'hôtel de ville de Saguenay.
Pourtant l'article 18 de la Déclaration universelle des droits de l'homme précise que

«toute personne a la liberté de manifester sa religion ou sa conviction seule ou en commun, tant en public qu'en privé, par l'enseignement, les pratiques, le culte et l'accomplissement des rites».

L'article 18 du Pacte international relatif aux droits civils et politiques est identique et ajoute: «La liberté de manifester sa religion ou ses convictions ne peut faire l'objet que des seules restrictions prévues par la loi et qui sont nécessaires à la protection de la sécurité, de l'ordre et de la santé publique, ou de la morale ou des libertés et droits fondamentaux d'autrui.» Le Canada et le Québec ont souscrit à ce pacte.
Qu'il s'agisse des crèches de Noël sur les places publiques, de la prière au conseil municipal ou de l'occupation de rues par les musulmans pour la prière du vendredi, comme cela se fait actuellement dans le XVIIIe à Paris, ou d'activités religieuses en garderie, l'interdiction constitue-t-elle vraiment une mesure nécessaire?
Dans le cas de l'occupation des rues pour la prière du vendredi, l'interdiction pourrait se justifier pour des raisons de sécurité et de libre circulation inhérentes à la vie urbaine. Dans le cas de la prière au conseil municipal ou en garderie, s'agit-il d'une manifestation qui trouble l'ordre public ou menace la sécurité? Qu'en est-il dans les garderies?
S'agit-il d'une violation des droits d'autrui, en l'occurrence de la liberté de conscience des non-croyants? Le Tribunal des droits de la personne, dans sa décision de 2006, affirme que toute personne «est en droit de ne pas se voir contrainte d'agir contrairement à ses croyances et à sa conscience, ni de subir une pratique religieuse à laquelle elle n'adhère pas». Ce droit s'oppose à celui d'autres personnes de manifester leur foi par la prière «tant en public qu'en privé». Or ces personnes perdraient leur droit parce que, selon le Tribunal,
«dans le cadre de l'exercice de fonctions publiques, l'État et les pouvoirs publics ont une obligation de neutralité, c'est-à-dire une obligation de ne pas privilégier ou favoriser une religion par rapport à une autre, ni de favoriser les convictions religieuses par rapport aux convictions athées ou agnostiques».


En récitant une prière, le maire, les conseillers et les autres citoyens présents se trouvent, selon le Tribunal, à imposer une contrainte à ceux qui ne veulent pas prier. La requérante devant le Tribunal avoue se sentir «mal à l'aise» pendant les 30 secondes que dure la prière. Le Tribunal ne s'est pas demandé si cette personne se sent mal à l'aise lors qu'elle passe devant une église ou une synagogue, ou regarde la croix du mont Royal, ou lorsqu'elle apprend que ses taxes servent à financer la messe du dimanche à Radio-Canada ou les écoles privées confessionnelles, ou assiste à un concert public subventionné où l'on joue le Réquiem(sic) de Mozart ou la Messe en si...
La conception de la laïcité sur laquelle s'appuie le tribunal, comme d'ailleurs la Commission des droits de la personne et le ministère de la Famille reposent sur deux fausses prémisses, soit celle de la neutralité de l'espace public, et celle de la dissociation de la religion et de la culture.
Le droit fondamental de manifester sa religion «en public ou en privé» suppose que l'espace public n'est pas neutre. Il doit le devenir certes si l'ordre public ou la sécurité sont menacés. Mais les personnes qui, hors ces limites, ont le droit de manifester leur foi «en public» perdraient-elles ce droit uniquement parce qu'une ou deux personnes ne sont pas d'accord avec elles ou parce qu'elles se sentent mal à l'aise?
Cette conception de la laïcité ignore la dimension religieuse de la culture. Il y a une dimension sociale de la religion qui est vécue à Trois-Rivières ou à Saguenay ou ailleurs au Québec et fait partie de la culture de ces populations, de leurs traditions. Or la liberté religieuse de ces collectivités doit-elle être remise en cause par la revendication d'une poignée d'individus dotés d'une conscience supposée infaillible par nature et évoluant dans une société imaginée comme axiologiquement neutre?
Aucune société n'est, dans les faits, un espace axiologiquement neutre. Le Tribunal des droits de la personne tout comme le ministère de la Famille semblent ignorer la dimension sociale de la religion. On devrait pouvoir trouver une approche réaliste de la liberté religieuse qui soit enracinée dans la réalité culturelle. Il faut dépasser l'approche purement individuelle de la liberté religieuse et repenser la dimension sociale de la religion et l'aspect positif de cette dimension.
Or cette dimension n'est pas nécessairement oppressante en soi.Elle l'a peut-être été dans un passé lointain, mais il y a eu la Révolution tranquille. Une approche dialogique, qui respecte le pluralisme, est possible dans un espace public non pas théorique et neutralisé, mais concret, complexe, et respectueux de ses propres valeurs et de sa propre identité. C'est de qu'enseigne la laïcité ouverte, sur laquelle repose(sic) le rapport Bouchard-Taylor et le projet de loi 94.
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Patrice Garant
L'auteur est professeur émérite de droit public à l'Université Laval.


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