Derrière la fusion des Bourses de Montréal et de Toronto se profilent deux enjeux: celui de la technologie et du savoir. Le premier est inévitable, mais le deuxième est stratégique et c'est ici que le bât risque de blesser le plus.
Les deux faces de la technologie
Le progrès technologique dans le traitement des données et les modes de communication, en rendant l'activité traditionnelle du courtage de plus en plus informatisée, entraîne un accroissement considérable du ratio des coûts fixes aux variables des places de marchés. C'est ce qui favorise les regroupements de nombreuses Bourses dans le monde. Mais ce nouveau modèle permet à l'inverse de créer plus facilement des systèmes de transactions parallèles (STP ou «alternative trading systems-ATS»), sortes de minibourses inter-institutionnelles, de croisements de marchés ou de clubs privés de transactions («dark pools») qui, dans les faits, entraînent la cannibalisation même des marchés qu'on voulait justement améliorer.
C'est ce qui s'est produit au Canada avec l'arrivée de multiples plateformes d'échanges depuis 2005 (Liquidnet, Tradebook, Pure Trading, Omega, Match Now, ATX, Block Book, CHI-X Canada). En voulant suivre le modèle américain de la fin des années 90 (plus de 40 systèmes privés et plateformes de communications électroniques -ECN), l'Ontario Securities Commission cherchait ainsi à faire baisser les tarifs de la Bourse de Toronto, comptant parmi les plus élevés au monde, et inciter une meilleure exécution des ordres.
Pour la majorité des investisseurs, meilleure exécution veut dire les commissions les moins élevées et le prix d'exécution le plus favorable. Mais l'investisseur institutionnel (caisses de retraite, sociétés de gestion, fonds communs, etc.) souhaite y ajouter les paramètres de rapidité, de certitude, de confidentialité et de coût global, dans le cadre de marchés multiples, intégrés et transparents dans la mesure du possible (AMF, Projet de règlement modifiant le Règlement 21-101).
Bourses parallèles cannibales
La création de systèmes de transactions parallèles (STP), y compris le dernier-né, Alpha, parrainé par les banques canadiennes, a un impact plus grave encore que la fusion des Bourses de Montréal et de Toronto. Cette initiative, censée voir le jour cette année, affaiblira cette dernière, dont 65 % du volume d'affaires provient des adhérents au nouveau STP. Cette fragmentation du flux des commandes pourrait réduire la largeur, la profondeur et la souplesse des marchés canadiens. Il s'ensuivra un accroissement du délai et du coût des transactions, un retard dans la découverte de la valeur intrinsèque, un accroissement de la volatilité du cours d'une transaction à l'autre et une moins bonne garantie d'atteinte du meilleur prix. Les effets de cette cannibalisation seront d'autant plus néfastes si les transactions effectuées sur le STP ne sont ni annoncées (ex-ante), ni dévoilées (ex-post). Les petits investisseurs pourraient donc être privés de la meilleure exécution possible.
Certes, la création du Projet Alpha devrait être bénéfique pour l'oligopole bancaire, qui tire maintenant plus de la moitié de ses revenus de ses activités hors crédit. La concentration du secteur financier et le pouvoir de marché des banques s'accroîtront. On peut même anticiper que la pression s'accentuera pour que leur soit accordé un régulateur qu'elles pourront «apprivoiser», comme le prédit la théorie de G. Stigler, Prix Nobel d'économie. Une telle situation ne les incitera pas à réduire, par exemple, les frais de leurs fonds communs, déjà plus élevés que dans la plupart des pays industrialisés.
Bien que le niveau de la concentration ne constitue pas un indicateur fiable de l'intensité de la concurrence, l'évolution du secteur devrait donner matière à réflexion aux pouvoirs publics -- de juridiction fédérale -- qui en assurent la réglementation.
Objectifs de réglementation
Les Bourses remplissent trois fonctions traditionnelles auprès des investisseurs. Elles consistent à dissiper l'inquiétude qui entoure les transactions, à pourvoir à la liquidité des titres et à favoriser la découverte de leur valeur intrinsèque. Ces trois apports créent de la valeur, surtout pour les particuliers.
La réduction de l'inquiétude entourant les transactions intéresse plus particulièrement les petits investisseurs. Une panoplie de règlements des Bourses, tels que les conditions de l'inscription à la cote, l'exécution au meilleur prix, la surveillance des transactions, la priorité accordée au client et la compensation, diminuent l'effet d'incertitude et encouragent la participation du public.
L'accroissement de la liquidité des titres continuellement mis aux enchères, comme en Amérique du Nord, se traduit par un rétrécissement de l'écart entre les cours acheteur et vendeur, par un faible impact sur la volatilité de toute inégalité temporaire entre l'offre et la demande, et par la garantie d'une exécution rapide des commandes à des prix qui varient minimalement d'une transaction à l'autre. En ce sens, la liquidité affecte directement la rentabilité du placement boursier, d'où l'importance de l'offrir au plus bas coût possible.
La découverte de la valeur intrinsèque a trait à la rapidité avec laquelle les cours incorporent toute nouvelle information pertinente. Les règlements boursiers qui imposent la divulgation prompte et complète de l'information permettent ainsi un ajustement plus efficace des prix.
L'objectif de la réglementation est d'aider les Bourses à continuer à remplir ces fonctions. Puisque le progrès technologique a pour conséquence la multiplication des systèmes de négociation et l'agrandissement du territoire de chaque Bourse, la réglementation acquiert désormais une importance accrue. Le projet d'encadrement des marchés des dérivés élaboré par l'AMF va dans ce sens. Il rend obligatoire l'information sur le risque et veille à ce que le fonctionnement des Bourses, y compris celui des chambres de compensation, soit intègre et équitable. Il importe de s'assurer que, dans ce nouveau contexte, la réduction des coûts directs et indirects, ainsi que la concertation et l'harmonisation seront à l'ordre du jour, de façon à permettre, tant aux petits investisseurs qu'aux institutions, de conclure leurs transactions rapidement au moindre coût et diversifier leurs portefeuilles de façon efficiente.
Un savoir à préserver
Plusieurs entrepreneurs ont pu développer au Québec une expertise pointue dans toutes les fonctions qui touchent les produits dérivés, pour mieux répondre aux spécificités des marchés boursiers. Comme les ressources humaines sont les plus rares, le Québec doit maintenant se demander à quel prix il pourrait les retenir à Montréal et en attirer de nouvelles. Sur ce sujet, les experts sont sans doute ceux qui ont d'abord su mettre le train en marche.
L'opportunité du Québec est non seulement d'assurer un rôle de leadership sur le marché canadien en matière de dérivés et de gestion alternative, mais également de développer un réseau international d'alliances sur un marché qui affiche un taux supérieur de croissance à celui des Bourses dites «au comptant» comme les Bourses de New York, de Londres et de Toronto.
Il faudrait trouver le moyen de favoriser la création d'emplois de haut niveau dans ce domaine. À cette fin, on pourrait s'appuyer sur les institutions Québécoises et conclure des ententes de partenariats internationaux, afin de consolider des créneaux d'expertise et créer de la synergie. Une concertation des décideurs serait bénéfique à cet égard.
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Nabil Khoury, Professeur à l'Université Laval et titulaire de la Chaire Desjardins de gestion des produits dérivés de l'UQAM
Jean-Marie Gagnon, Professeur émérite à l'Université Laval
- source
Fusion des Bourses: les enjeux de la technologie du savoir
Bourse - Québec inc. vs Toronto inc.
Nabil Khoury1 article
Professeur à l'Université Laval et titulaire de la Chaire Desjardins de gestion des produits dérivés de l'UQAM
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