Entre le nécessaire et le populaire

Les succès électoraux d'un gouvernement ne sont pas toujours gage de réussite

IDÉES - la polis



La réussite d'un gouvernement se résume-t-elle à sa popularité et à sa capacité de se faire réélire? Pour des éminences grises qui ont servi à titre de conseillers ou de chefs de cabinet de premiers ministres à Québec ou à Ottawa, la réponse est non. Un gouvernement qui assume ses responsabilités nage souvent à contre-courant, les réformes qu'il juge nécessaires prévalant souvent sur les mesures populaires.
Au gouvernement, les hommes et les femmes politiques sont tiraillés entre deux pôles: poursuivre le bien commun et satisfaire l'électorat, fait observer Louis Bernard, chef du cabinet de René Lévesque puis secrétaire général du Conseil exécutif. La recherche du bien commun et la popularité, «ce n'est pas sûr que ça va toujours ensemble».
John Parisella, qui a été chef de cabinet de cabinet de Robert Bourassa deuxième manière, à compter de 1986, estime pour sa part qu'on a souvent tendance à voir dans les succès électoraux d'un parti au pouvoir une preuve de sa réussite. Mais c'est un jugement à court terme qui est souvent infirmé par les historiens. Un bel exemple de ce phénomène: le gouvernement libéral de Lester B. Pearson (1963-1968). Ce gouvernement n'est jamais parvenu à réunir une majorité à la suite de deux élections. Mais les historiens considèrent le gouvernement Pearson, jadis synonyme de l'échec en politique, comme un des meilleurs gouvernements canadiens parce qu'il a mis en place l'actuel filet de sécurité sociale et qu'il a préparé le terrain pour l'adoption de la Loi sur les langues officielles par le gouvernement de Pierre Elliott Trudeau. «Le politicien, c'est quelqu'un qui pense à la prochaine élection, et l'homme d'État, c'est quelqu'un qui pense à la prochaine génération», cite John Parisella.
Pour Martine Tremblay, directrice de cabinet de René Lévesque et de Pierre Marc Johnson, il est impossible de juger de la réussite d'un gouvernement «sur le coup». Elle cite l'exemple des lois linguistiques successives (le projet de loi 63 de Jean-Jacques Bertrand, la loi 22 de Robert Bourassa et la loi 101 de Camille Laurin), qui ont suscité énormément de remous lors de leur adoption. De même, «une opération gouvernementale peut paraître une réussite à court terme et s'avérer un désastre à moyen terme», fait-elle observer.
L'action et les humeurs
Des projets de loi qui apparaissent aujourd'hui salutaires étaient considérés comme «une épreuve» par le gouvernement qui les a défendus. Par exemple, le projet de loi qui créait la Société d'assurance automobile du Québec (SAAQ) et instaurait l'indemnisation sans égard à la responsabilité n'est pas passé comme lettre à la poste. Les puissants lobbies du Barreau et des compagnies d'assurances s'y opposaient avec vigueur, et le gouvernement Lévesque a eu du mal à l'expliquer à la population, rappelle Louis Bernard. Or peu de gens remettent en question ce régime aujourd'hui.
«Si on écoutait juste les humeurs de la population, on ne ferait jamais rien, estime Martine Tremblay. La population n'aime pas être dérangée.»
S'il sont majoritaires, les gouvernements préfèrent donc agir rapidement dans les deux premières années de leur mandat. D'une façon générale, ils ralentissent le pas dans les deux dernières années et ménagent l'opinion publique afin d'assurer leur réélection. «Même les réformistes disent que pour réformer, il faut être au pouvoir», rappelle Louis Bernard.
«On peut mener, mais il faut que l'armée suive. On peut être tellement en avant qu'en regardant en arrière, on ne voit personne», illustre Eddie Goldenberg, le conseiller de Jean Chrétien, un premier ministre qui n'a jamais connu la défaite.
Gouvernement activiste
Tout projet de loi, aussi valable apparaît-il, crée du mécontentement. C'est encore plus vrai dans le cas des grandes réformes que certains gouvernements, plus audacieux que d'autres, ont implantées. Le gouvernement Mulroney est un cas d'espèce: signature du traité de libre-échange, qui fut conspué par une majorité de Canadiens anglais, suivi de l'ALENA, introduction de la taxe sur les produits et services (TPS), qui, à l'instar de toute nouvelle taxe, était franchement impopulaire, rapprochement avec les États-Unis, ce qui ne faisait pas l'unanimité, et Accord du Lac Meech, qui a déchiré la population canadienne. «S'il y a une chose qui était négative avec ce gouvernement-là, c'est son hyperactivité», juge Luc Lavoie, proche conseiller de Brian Mulroney.
«Brian Mulroney a toujours dit que la popularité est un capital qu'on a en banque et qui doit être dépensé», souligne Luc Lavoie. Il y a donc un prix à payer pour «brasser la cage» autant. «Il y a une limite à ce que les gens peuvent accepter de la part d'un gouvernement. On ne peut pas bouleverser leur vie d'une façon constante avec des thèmes aussi marquants.»
Pour Jean-François Lisée, conseiller des premiers ministres Jacques Parizeau et Lucien Bouchard, un gouvernement ne peut réussir que s'il est actif; il ne peut se contenter d'assurer l'intendance. «Pour moi, un gouvernement stationnaire, c'est un gouvernement qui échoue», avance-t-il.
«La politique, c'est l'organisation des instruments qui permettront aux citoyens de s'épanouir», une tâche qui n'est jamais terminée. «Le message doit être prédéterminé. On doit savoir pourquoi on va gouverner. Il y a des gens qui sont arrivés au pouvoir sans savoir pourquoi ils veulent gouverner autrement que gouverner», estime Jean-François Lisée, qui place Robert Bourassa, sa bête noire, dans cette catégorie. «Quelqu'un peut réussir son gouvernement stationnaire et se faire élire pour continuer à stationner. Alors, il aura réussi électoralement mais il n'aura pas réussi à augmenter l'épanouissement de ses citoyens.»
Conjoncture et leadership
Au-delà des grands plans et des grandes réformes, c'est souvent la conjoncture qui dicte la conduite des gouvernements. Réélu en 1981, le gouvernement Lévesque a dû faire face à une grave crise des finances publiques. René Lévesque a choisi de couper les salaires des employés de l'État de 20 % pendant six mois plutôt que d'annuler les augmentations de salaire consenties quelques années plus tôt. «On en a payé le prix, relate Martine Tremblay. Il y a des décisions dont on sait qu'elles vont faire mal. Ça devient une question de devoir, presque une question morale.»
À son arrivée au pouvoir en 1993, le gouvernement Chrétien, alors que le Fonds monétaire international (FMI) décriait le piètre état des finances publiques du Canada, a dû agir: il s'est lancé en 1995 dans une vague de compressions sans précédent pour éliminer les déficits gouvernementaux. Alors que son gouvernement était menacé d'une décote par les marchés financiers, Lucien Bouchard a fait de même en s'engageant à atteindre le déficit zéro. Dans les deux cas, de fortes résistances ont dû être surmontées.
Tant pour les réformes jugées nécessaires que pour les coups de barre que la conjoncture impose, le leadership politique, incarné par le premier ministre, est indispensable, signale Luc Lavoie. «Tout le système repose sur la confiance. Quand il y a rupture de confiance, ça cesse de fonctionner.»
Le premier ministre doit être capable «de susciter l'adhésion» de la population, posséder «une capacité de persuasion» pour faire accepter les changements, fait valoir Martine Tremblay. René Lévesque, alors ministre dans le gouvernement de Jean Lesage, n'a pas ménagé ses efforts pour convaincre la population des mérites de la nationalisation de l'électricité. Lucien Bouchard a parlé pendant des mois de l'importance d'atteindre le déficit zéro, il a tenu deux sommets à ce sujet et il a négocié âprement avec le monde municipal et les centrales syndicales.
Gouverner, c'est aussi la gestion du quotidien, c'est réagir aux imprévus, c'est gérer des crises, font remarquer les éminences grises. «Un gouvernement, c'est un monde d'improvisation permanente, une sorte de gestion de crise permanente», décrit Luc Lavoie.
«Un gouvernement, ça joue à l'attaque et ça joue à la défense», illustre Martine Tremblay. Ainsi, Lucien Bouchard s'est fait du capital politique avec sa gestion de la crise du verglas, tandis que George W. Bush a été voué aux gémonies parce qu'il a très mal réagi lors du passage de l'ouragan Katrina, qui a ravagé la Nouvelle-Orléans.
Réagir aux événements, c'est aussi dire non aux Américains, qui exigeaient du Canada qu'il prenne part à la guerre en Irak. «Pas facile de dire non aux Américains, note Eddie Goldenberg. Si c'est juste des sondages, ce n'est pas la façon de réussir. On a suivi nos principes: l'appui des Nations unies et le multilatéralisme. La décision de ne pas aller en Irak en découlait logiquement.»
Deux mandats seulement
Paradoxalement, un gouvernement qui réussit, c'est aussi un gouvernement qui mord la poussière après deux mandats. La grande longévité d'un gouvernement n'est pas un gage de succès, bien au contraire. C'est du moins l'opinion de Martine Tremblay et de Luc Lavoie.
La tâche de gouverner est d'une telle intensité qu'elle empêche la réflexion et les nouvelles idées de se former, estime Martine Tremblay. «L'usure vient du fait que l'équipe gouvernementale a constamment le nez collé sur le réel, l'immédiat. Il y a une job de pompier à faire dans cette fonction-là.»
En outre, un gouvernement qui a fait deux mandats n'est pas à même de porter un regard critique sur ses réalisations; ça prend un regard neuf que seul un passage dans l'opposition peut assurer. «Le plus grand mérite de la démocratie, c'est de forcer le remplacement des gouvernements, qu'ils soient bons ou mauvais», croit l'ancienne directrice de cabinet.
Les bons politiciens sont des gens qui «aiment réellement les gens, les voir, leur parler», fait observer Luc Lavoie. «Quand il sont au pouvoir depuis longtemps, ce contact-là, il se perd, et cet instinct, difficile à décrire, aussi.»


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