À la veille du 18 mars, alors que la Convention sur la diversité culturelle entrera en vigueur dans les 45 pays signataires, au lendemain de l'annonce par Beverley Oda, ministre fédérale du Patrimoine, de la participation du Canada au fonds de financement de cette convention, il est opportun de rappeler qu'ici même à Montréal, il y a 24 ans, s'est déroulée une expérience artistique et culturelle inédite qui allait faire de la diversité culturelle le moteur d'une nouvelle manière de vivre ensemble et d'interpréter le monde.
Cette expérience fut portée et incarnée par les lecteurs et les membres du magazine transculturel et multilingue Vice Versa. Cette publication était parvenue à casser les barrières communautaires en agrégeant artistes, écrivains et lecteurs provenant autant de la majorité québécoise francophone que de l'ensemble des communautés immigrantes anglophones, y compris du reste du Canada. Elle préfigurait, tout en le dépassant, le discours sur la diversité que les États, d'abord le Canada mais aussi le Québec, allaient développer.
Vice Versa anticipait également l'actuel débat sur les accommodements raisonnables en mettant en avant le fait que toute culture, et à plus forte raison toute culture nationale, possède en son sein le ressort de sa transformation qui lui sert à métaboliser les apports extérieurs et à les unifier. Mais alors que ce consensus a souvent été le fruit de la puissance du vainqueur, la proposition de Vice Versa s'adossait, elle, sur la culture et sur la valeur immémoriale et commune à tous: l'hospitalité.
Au début de la modernité, l'État-nation aménagea cette valeur en créant une identité nationale qui englobait toutes les autres en les reléguant dans la sphère du privé. Le citoyen pouvait alors revendiquer ses droits car l'État les lui garantissait. Cette nouvelle identité, apparemment neutre, n'empêcha pas des États même démocratiques de nier, outre les droits à la justice sociale et à l'égalité, ce droit élémentaire à certains citoyens jugés différents.
L'expansion des marchés nationaux à l'échelle planétaire, doublée par le développement technologique, allait donner le coup de grâce à la volonté d'homogénéisation des États. L'État-nation entrait ainsi en crise.
Les limites du marché et des religions
Les causes de cette crise et les remèdes à lui apporter ont été, depuis lors, l'objet d'un intense débat. Comment en effet créer cette servitude volontaire qui ne soit pas simplement l'effet du marché?
On a longtemps cru, et on croit encore, que l'État libéral et l'économie de marché qui le sous-tend sont les seuls en mesure d'assurer le dispositif de régulation automatique susceptible de conjuguer unité et diversité. Mais les limites du marché en tant que créateur et garant de démocratie sont de plus en plus évidentes.
Le multiculturalisme, au Canada, a certes eu des effets positifs. Mais cette politique de la reconnaissance, selon la définition de Charles Taylor, qui copréside aujourd'hui la Commission sur les pratiques des accommodements raisonnables, s'est rapidement heurtée à la nécessité de reconnaître également les droits acquis de la majorité comme préalable au partage de la vie en commun. Où tracer la ligne de ces accommodements raisonnables? C'est ce que révèle la controverse d'Hérouxville.
Les grandes religions n'ont pas vraiment été en mesure de proposer un dénominateur universel pour cultiver la compréhension entre les peuples, le respect et la tolérance. Même le mouvement interculturel et oecuménique catholique reste partiel et partial et convient mal à la formidable demande de diversité que la mondialisation fait surgir dans l'espace public désormais mondialisé.
Cette faillite est due au fait que la tentative de solution émane des institutions mêmes qui ont contribué à détruire cette diversité. Certes, elle peut être tolérée dans ses marges mais pas en son centre. En effet, la mission de l'institution est de produire de l'homogénéité et pas de l'exception. C'est le dilemme de tout État et, a priori, des États signataires de la Convention sur la diversité et de l'organisme international devant l'appliquer, l'UNESCO.
L'expérience Vice Versa
L'expérience transculturelle du magazine Vice Versa se situe sur le terrain des arts et de la culture, dans la sphère du symbolique, la seule qui permette de renouveler les représentations aujourd'hui requises pour affronter le défi de la diversité. En évitant, cependant, que ces valeurs servent d'alibi au pouvoir, comme cela fut le cas pendant la Renaissance, où les nouveaux États monarchiques étaient en quête de légitimité.
Ce n'est pas un hasard si l'expérience de Vice Versa naît dans le contexte québécois, dont la culture politique est héritière de quatre patrimoines: le patrimoine amérindien refoulé jusqu'à l'intime, le double héritage colonial français et anglais et, enfin, la récente contribution immigrante. Ce quadruple héritage aura rendu possible le fragile espace de liberté transculturelle.
Aujourd'hui, alors que les contrôles se démultiplient insidieusement et que l'espace public se rétrécit, il nous a paru urgent de revenir sur le sens du projet transculturel et de montrer comment, dans la foulée de l'expérience éditoriale de Vice Versa des années 80 et 90, il peut encore nous servir d'instrument pour comprendre et agir sur la société. Ce renouvellement de la réflexion est d'autant plus nécessaire que les approches sur la diversité qui explorent aujourd'hui une citoyenneté dite mondiale ou multiculturelle font systématiquement l'impasse sur cette autre manière de vivre, la pluriappartenance.
Dans cette perspective, et alors même qu'en certains milieux intellectuels et médiatiques on tend de plus en plus à produire un discours sur la transculture, nous souhaitons prendre la mesure de l'influence souterraine mais encore vivace de Vice Versa aujourd'hui. Notre conviction réside dans le fait que c'est justement dans cet espace transculturel à équidistance entre le repli communautaire des fondamentalismes et la dérive d'une identité univoque et consumériste que peuvent s'élaborer les nouveaux dispositifs du vivre ensemble.
* La Chaire Concordia-UQAM en études ethniques, l'Institut culturel italien de Montréal et d'anciens membres de la revue Vice Versa tiennent depuis hier soir et jusqu'à demain, à l'université Concordia et à l'Institut italien, un colloque sur le thème «Diversité culturelle et transculture ou Vice Versa - Qu'est-ce que la transculture aujourd'hui?»
Fulvio Caccia : Écrivains et membres fondateurs de la revue transculturelle montréalaise Vice Versa (1983-97)*
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