De Versailles à Québec

France-Québec : fin du "ni-ni"?




Brian Mulroney, au centre de Robert Bourassa et de François Mitterand, lors du Sommet de Québec de 1987.

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«Le gouvernement canadien entend exercer dans leur intégrité ses responsabilités constitutionnelles en matière de relations internationales. Néanmoins, il considère tout à fait normal et souhaitable que le gouvernement québécois maintienne avec la France des rapports que justifie l'identité culturelle du Québec. Nous reconnaissons donc la légitimité de relations privilégiées et directes entre Paris et Québec, dans la mesure où elles portent sur des sujets qui ne relèvent pas des compétences fédérales.»
J'ai prononcé ces paroles le 7 novembre 1984, moins de deux mois après la prestation de serment de mon gouvernement, à l'occasion de la visite officielle du premier ministre français, Laurent Fabius. Avant la visite de M. Fabius, je m'étais entretenu par téléphone avec le président François Mitterrand pour l'informer que je souhaitais dénouer l'impasse dans les relations entre nos deux pays et jeter les bases d'une association politique et économique productive entre la France et le Canada. Depuis des années, l'approche conflictuelle des relations fédérale-provinciales que privilégiait le gouvernement précédent avait retardé la création d'un Commonwealth des nations de langue française (qui allait devenir la francophonie) durant trop longtemps.

J'ai toujours cru qu'une politique étrangère saine et équilibrée pour le Canada devait s'appuyer sur trois piliers: premièrement, l'incontournable relation bilatérale avec les États-Unis, la plus grande puissance du monde et notre principal partenaire commercial; deuxièmement, la relation historique avec une de nos deux mères patrie, la Grande-Bretagne et par extension le Commonwealth; et troisièmement, la relation avec la France, notre autre mère patrie. Lors de notre arrivée au pouvoir en 1984, ces trois axes essentiels de la politique étrangère canadienne souffraient à divers degrés de faiblesses malsaines pour le pays. La démagogie antiaméricaine des années précédentes, populaire en certains milieux, avait réduit de façon inquiétante notre capacité d'intervention auprès des autorités américaines. Notre rôle passif au sein du Commonwealth et l'hostilité qui existait depuis cinq ans entre notre chef de gouvernement et celui de la Grande-Bretagne avait rendu cette relation improductive. Quant à notre relation avec la France, elle n'était rien de moins qu'empoisonnée.
Moins de 20 ans auparavant, nous avions failli rompre nos relations diplomatiques avec la France, à la suite du provoquant «Vive le Québec libre» du général de Gaulle. Depuis ce moment, la relation entre le Canada et la France oscillait entre l'indifférence, la provocation et l'hostilité. Le fameux triangle diplomatique Paris-Ottawa-Québec avait parfois des allures de vaudeville et franchement, le gouvernement canadien laissait l'impression de faire tout ce qu'il pouvait pour envenimer les choses. Il était temps de rétablir les ponts avec Paris et de construire les bases d'une relation solide et fructueuse entre nos deux pays et la seule façon d'y parvenir était de faire preuve de franchise et de réalisme. Il fallait que le gouvernement fédéral reconnaisse l'incontournable réalité et la légitimité historique d'une relation France-Québec et qu'il accepte que ce fait historique n'était pas incompatible avec une relation fructueuse France-Canada. J'ai été particulièrement frappé le printemps dernier par la justesse de la formule utilisée par le président Nicolas Sarkozy lorsqu'il a dit: «Les Canadiens sont nos amis; les Québécois sont nos frères.»
Le discours prononcé lors de la visite de Laurent Fabius a ouvert les portes de ce qui allait devenir les Sommets de la francophonie. Au préalable, il a fallu négocier une entente avec le gouvernement du Québec qui allait rendre possible sa participation directe à ces sommets sans remettre en cause la compétence fédérale en matière d'affaires étrangères.
Une partie de l'automne 1985 y a été consacrée et, un an après la visite du premier ministre français, le premier ministre québécois, Pierre Marc Johnson, avait accepté une formule en vertu de laquelle le Québec, le Nouveau-Brunswick et le Canada pourraient prendre part au premier Sommet de la francophonie. La table était mise pour ce premier rassemblement historique des pays francophones prévu en février 1986.
Pour un fils de la Côte-Nord du Québec, ce fut franchement très émouvant de prendre la parole dans le magnifique palais de Versailles à l'occasion de l'ouverture de ce premier Sommet. «Le Canada se présente à vous, conscient de ce qu'il peut apporter à la francophonie de jeunesse et de modernité, mais en même temps de pragmatisme et de tolérance. Il est également fier de l'oeuvre de réconciliation qu'il poursuit lui-même. La présence à mes côtés du premier ministre du Québec en est une éclatante illustration. C'est un grand jour pour le Québec que celui où, grâce à une entente que nous avons voulu conclure dans l'équité et la générosité, il se trouve représenté en tant que gouvernement participant dans ce prestigieux aréopage.» (...)
«Voyez, Brian, ce que nous avons accompli»
(...) Plus tard, dans cette splendide salle à Versailles, le président François Mitterrand se pencha vers moi et murmura, la voix remplie d'émotion: «Vous voyez, Brian, ce que nous avons accompli. La francophonie est maintenant l'équivalent du Commonwealth britannique.»
Au-delà des beaux discours, la francophonie, qui regroupe maintenant 50 pays, a permis la création de TV5, une télévision mondiale de langue française, le renforcement d'un réseau d'universités francophones, des échanges de jeunes, des Jeux de la francophonie, bref une multitude de domaines de coopération entre les francophones du monde entier. Ce forum a aussi permis au Canada et au Québec de promouvoir encore davantage certaines des valeurs qui lui sont chères, comme la démocratie et l'état de droit.La ville de Québec accueille le douzième Sommet de la francophonie qui coïncide avec les célébrations du 400e anniversaire de sa fondation. C'est avec beaucoup d'émotion que j'avais participé au deuxième Sommet de la francophonie qui s'était déroulé à Québec en 1987. Quelle fierté ce fut alors d'accueillir avec le premier ministre Robert Bourassa dans ce qui est à mes yeux la plus belle ville du monde, les chefs d'État et de leur montrer à quel point nous avons construit ici une société francophone fière et résolument moderne. Et quel bonheur ce fut de montrer tout cela à une de nos deux mères patrie, la France, avec qui nous pouvions enfin recommencer à avoir des relations normales et fraternelles.
La création des Sommets de la francophonie et les retrouvailles France-Canada sont parmi les réalisations dont je suis le plus fier. Le Canada a étendu son champ d'intervention et il a enfin retrouvé dans sa politique étrangère un équilibre vital pour sa survie et son épanouissement.
L'auteur a été premier ministre du Canada de 1984 à 1993.


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