De Gaulle, le Québec et l’Union européenne

Chronique de José Fontaine

Bruno Poncelet défend dans Europe, une biographie non autorisée [[ Bruno Poncelet, Europe une biographie non autorisée, CEPAG-Aden, Namur, 2014. Le CEPAG (Centres d’études populaires André Genot), est le centre d’études du principal syndicat wallon, la FGTB wallonne.]] l’idée que la construction européenne est le fruit de l’impérialisme américain. La deuxième guerre selon lui, provient aussi du krach de 1929, semant la misère et le malheur aux USA mais par contrecoup en Europe, particulièrement dans une Allemagne réduite à merci par ses vainqueurs européens et que la crise de 1929 abat complètement, au point que les idées de revanche des nazis vont s’imposer, d’autant plus que le parti d’Hitler rassure la bourgeoisie allemande, car elle sait que c’est un parti d’ordre, calcul en grande partie erroné.

L’impérialisme américain en Europe

Le plan d’aide à l’Europe après 1945, le Plan Marshall, était financé de telle façon qu’il procurait des fonds à la CIA qui intervint massivement en Europe pour y affaiblir la gauche radicale : scission du principal syndicat français, la CGT, dont sortira le syndicat plus modéré Force ouvrière, accointances avec la mafia de Marseille pour y combattre les communistes avec la complicité de Gaston Deferre, établissement dans tous les pays européens de groupes « stay behind » pour créer une résistance en cas d’invasion par l’URSS où furent enrôlés d’anciens nazis etc.

Ces groupes « animèrent » si l’on peut dire les années de plomb en Italie (15.000 attentats, 491 morts, 1000 mutilés), souvent attribués à l’extrême gauche, à tort. Ils sont derrière le coup d’Etat des colonels grecs en 1967 et aussi, selon l’auteur, derrière les tueurs fous du Brabant wallon en Belgique etc.

Des autorités européennes au plus haut niveau étaient au courant de leurs activités. D’autres comme ceux que l’on appelle les « pères » de l’Europe—Spaak (Belgique), de Gasperi (Italie), Adenauer (Allemagne)—participèrent au mouvement européen financé par la CIA. La même agence intervint dans le monde culturel pour enrôler (à leur insu le plus souvent), de grands intellectuels. L’auteur cite (sans préciser ceux qui le savaient ou ne le savaient pas), Raymond Aron, Bertrand Russel, Hannah Arendt, Stravinsky, Malraux… [[ B.Poncelet, p. 67-103. ]] Il se réfère également à l’ouvrage de Robert Salais, Le viol d’Europe, enquête sur la disparition d’une idée, PUF, Paris, 2013. Pour cet auteur, outre les ingérences américaines, le péché originel de la construction européenne, c’est l’idée prépondérante du marché (premier nom de l’Europe à six, France, Allemagne, Italie, Belgique, Hollande, Luxembourg : le Marché commun), qui vient d’ailleurs des USA : « plus la construction européenne approfondira la voie du marché et laissera de côté les peuples et l’impératif démocratique, plus —tout en invoquant l’idée d’Europe—, elle installera les conditions rendant impossible sa réalisation [[ Le Monde Diplomatique décembre 2013, p.25 (cité par Bernard Cassen]]. »

Bruno Poncelet estime que les USA (Rome du capitalisme) est un pays où l’Etat social est très limité comparé à ce qui existe en Europe, d’autant plus que, dès 1947, contre la volonté de Truman, les républicains US imposent la loi Thaft-Hatley rendant quasi impossible la grève, à la fois droit démocratique et outil de la construction d’un Etat social. En France, en Wallonie, en Italie, en Allemagne, déjà même avant 1914, l’arme de la grève impose la démocratie politique, économique et sociale.
Il faut s’interroger sur la figure du général de Gaulle que, peut-être, les dérives antidémocratiques de l’Europe, vont grandir encore. Je le fais de mon propre chef sans me référer à Bruno Poncelet.

De Gaulle et la fin « du » politique en Europe

De ce que l’Europe (et la participation de l’Angleterre à l’Europe), était un moyen non de bâtir une Europe forte et indépendante des Etats-Unis, je pense que le général de Gaulle a toujours été conscient. Quand on écoute les quelques phrases qu’il prononce à l’occasion de la conférence de presse tenue à l’Elysée le 15 mai 1962  ]], on est frappé par deux choses.

La première c’est qu’il estime que l’intégration européenne va faire disparaître « le » politique. Ce qu’il affirme ainsi à propos des dangers de l’Europe intégrée se vérifie tous les jours. Jean-Marc Ferry (que j’ai souvent cité ici), Jürgen Habermas, Robert Salais cité plus haut et Bruno Poncelet ont mis le doigt sur ce qui condamne la construction européenne. A la faveur, je pense, d’un discours opposé aux souverainetés nationales, sous le prétexte qu’il faut que les nations d’Europe s’unissent, on a —formule consacrée—jeté le bébé démocratique avec l’eau du bain des souverainetés nationales. A supposer que les deux soient séparables.

La manière dont fonctionnent les institutions européennes est complexe. Mais la Commission européenne, quelque part le pouvoir exécutif, bien que ses membres soient désignés par les gouvernements eux-mêmes responsables devant leurs Parlements, bien que le Parlement européen ait sa part (très petite), dans leur désignation, ne me semble pas véritablement un gouvernement démocratique. Au surplus, même si ce sont les gouvernements européens (le Conseil européen), qui désignent les présidents de la Banque centrale européenne, celle-ci détient le pouvoir monétaire, attribut par excellence de la souveraineté et indépendante du pouvoir politique !

Alors que les Etats européens ont renfloué les banques clairement responsables de leur propre faillite en 2007-2008 à la hauteur de 1600 milliards d’€ [[ B.Poncelet, p. 317-319.]], ce qui explique l’aggravation de leur endettement qui se résorbait (provoqué au départ par la politique du dollar fort à partir de 1979 : certains Etats ont dû emprunter à un taux de 14, 25% à cette époque ! [[  B.Ponclet, p. 211.]]), la Banque centrale européenne ne prête pas aux Etats, mais à ces mêmes banques, à un taux préférentiel de 1%, banques qui re-prêtent ensuite aux Etats à des taux plus élevés qui peuvent montrer jusqu’à 5% [[B.Poncelet, p. 317-319.]]. Cette façon de procéder tue ce que de Gaulle appelait le 15 mai 1962 « la politique » ou « le » politique. J’ai déjà parlé ici de l’obligation dans laquelle les Etats se sont mis de ne plus avoir de déficit budgétaire supérieur à 0,5% de leur PIB. Cela aussi tue « le » politique. Ce seront des fonctionnaires de la Commission qui vérifieront l’application de cette règle dite « d’or », regroupés dans un organisme le MES (Mécanisme européen de solidarité), lui aussi indépendant du pouvoir politique. Il est en outre prévu que les Etats devront se désendetter à raison de 5% de leur dette totale tous les ans. Ce qui signifie pour un pays comme la France des économies de 82 milliards d’€ par an pendant au moins 4 années et pour un pays comme la Belgique (mon calcul), d’une vingtaine de milliards d’€ par an pendant au moins six ans.

B.Poncelet estime que le pouvoir politique européen travaille exclusivement pour la finance internationale. Si la BCE doit demeurer indépendante du pouvoir politique, ses dirigeants émanent du monde financier comme l’actuel président Mario Draghi, vice-président de Goldmann Sachs Europe de 2003 à 2005, la banque qui a aidé la Grèce à truquer ses comptes. Le but des financiers et même des entreprises en général c’est d’abaisser les coûts salariaux et les dépenses de l’Etat (de plus en plus d’entreprises ferment, non parce qu’elles sont en faillite, mais parce que leurs bénéfices ne sont pas assez élevés). Et il conclut : « l’avenir auquel travaille résolument l’Union européenne, c’est la mise à mort de la démocratie économique et sociale[[B.Poncelet, op. cit., p. 335
 ]]. »

De Gaulle contre l’Empire américain

La deuxième chose qui frappait de Gaulle le 15 mai 1962, c’est que l’Europe intégrée était impossible dans la mesure où c’était une fédération. Or qui dit « fédération » dit « fédérateur ». Pour lui, il n’y avait pas de fédérateur possible en Europe. Mais il pouvait en venir un « du dehors » pour construire non plus l’Europe mais quelque chose, poursuivait-il, de « plus étendu ». C’est bien ce qui se profile à l’horizon avec le traité transatlantique d’ores et déjà négocié par la Commission européenne quasiment en secret et qui, c’est de notoriété publique, est le projet d’un vaste ensemble économique, mais aussi politique (les choses ne se distinguent plus), et « impérial » (quel autre mot choisir ?), d’un milliard d’habitants face à la Chine. De Gaulle avait l’intuition que c’était cela qui se tramait. La France reconnaissait en 1964 la Chine populaire, expulsait l’administration de l’OTAN de son territoire en 1966, dénonçait la même année l’intervention des USA au Vietnam dans un discours public dans la capitale du Cambodge et, en 1967, condamnait Israël pour sa politique de conquête. Enfin, le 24 juillet 1967, de Gaulle s’écriait à Montréal, « Vive le Québec libre ! »

Dominique Vidal écrit [[ Le Monde diplomatique d’avril 2008, p. 19.
]] à propos de cette politique d’indépendance du général de Gaulle : « L’échappée belle n’aura qu’un temps. Après la démission, puis la disparition du général, ses successeurs – de Georges Pompidou à François Mitterrand – referont progressivement le chemin à l’envers. Et, comme pour préparer le trentième anniversaire de la lettre à Johnson (indiquant les raisons que de Gaulle avait de quitter l’organisation militaire intégrée de l’OTAN), la France réintègrera, le 5 décembre 1995, le conseil des ministres et le comité militaire de l’OTAN. Héritier déclaré du général de Gaulle, le président Jacques Chirac ouvrira ainsi la porte à une réintégration de la France dans l’OTAN, que M. Nicolas Sarkozy cherche à parachever. » On sait que tout cela est parachevé et que Sarkozy a au fond renié la politique de Paris à l’égard du Québec, politique de renoncement de la France à elle-même que le Président Hollande poursuit. De Gaulle, certes d’abord préoccupé du sort de son pays, menait avant tout une politique « nationale » contre les dérives antidémocratiques de l’Europe et les manœuvres de l’impérialisme américain.

Il y a nationalisme et nationalisme

De Gaulle a été jugé, notamment par les politiques payés par la CIA, comme un adversaire de l’Europe. Ce n’est pas sûr. Sa politique de réconciliation a rapproché de manière extraordinaire Français et Allemands. Il s’opposait non à l’Europe mais à l’Europe intégrée, le projet anti-européen de la Rome du capitalisme que sont les USA. Si la France a mené la vie dure dans l’Europe des Six (France, Allemagne, Hollande, Italie, Belgique, Luxembourg), l’entrée du Royaume Uni dans le Marché commun a posé de bien plus graves problèmes parce que les Anglais étaient (et demeurent), méfiants à l’égard pas seulement de l’intégration européenne mais de l’Europe elle-même (les anti-Union européenne dont je suis ne la rejettent nullement contrairement à une Marine Le Pen par exemple de l’extrême droite française). Le français a été longtemps la première langue de travail des instances européennes. Depuis les années 90, son usage ne fait que reculer et l’anglais se généralise. Petit à petit, les populations européennes elles-mêmes l’adopteront comme langue, autre façon de ruiner le projet européen qui s’appelle «diversité», l’anglais n’étant bientôt peut-être parlé que dans un seul pays européen, l’Irlande. Et l’Ecosse si celle-ci obtient son indépendance. L’entrée de l’Angleterre dans le Marché commun a porté un coup fatal au français et à l’idée d’Europe. De Gaulle l'avait refusée en 1963.

Depuis que je collabore à VIGILE, j’ai pu être étonné par la façon dont les Québécois pouvaient défendre leur projet d’indépendance. L’Europe a longtemps représenté à mes yeux une façon de dépasser la nation sans pourtant l’abolir ce que, comme Européen, je trouve vital après les deux guerres mondiales (encore que le nationalisme n’en soit pas la seule explication). Je continue à le penser mais pense aussi que le moteur principal de la construction européenne —la plus forte idéologie concourant aux dérives de l’Europe—, c’est l’obsession de l’Empire, vieille obsession de l’Europe. Qui, ne pouvant plus en créer au dehors, a décidé d’en créer un en son propre sein.

A propos de tout projet politique, depuis 50 ans, je n’ai jamais entendu dire que : « Est-ce que c’est possible hors de l’Europe ?» Alors que l’Union européenne est la négation même de l’idée de projet politique.

Ce soupçon gigantesque est répandu partout. L’Allemagne, d’ailleurs, poursuit son propre intérêt national sous le couvert de l’Europe, mais d’une manière terriblement suspecte. On a cru qu’en créant un vaste ensemble de 500 millions d’habitants, on allait être plus forts. Mais en réalité, cet ensemble, qui est la première économie mondiale, est voué à l’impuissance. Ceux qui le dirigent ne sont pas des politiques. Il y a une petite cinquantaine d’années d’ici, un Canadien français [[Le mot «québécois» était peu utilisé avant 1967]] m’avait dit à l’université de Louvain que pour lui les USA n’était pas une nation mais une gigantesque entreprise privée. C’était peut-être exagéré, mais aujourd’hui, le dire de l’Europe me semble exact. Je ne vois pas comment changer cela.

Dernier aveu. Bien que connaissant par cœur le discours du général de Gaulle à Montréal, le 24 juillet 1967, que je considère comme l’un des gestes politiques les plus extraordinaires du XXe siècle, je me disais que les Québécois avaient bien raison de l’applaudir, mais qu’ils croyaient trop naïvement à l’indépendance. Il me semble toujours —je reste un Européen et un post-nationaliste à la Ferry, ce qui ne signifie aucun dédain pour l’idée d’indépendance, de nation ni de souveraineté—qu’il convient de se situer dans un monde où les contacts sont devenus plus aisés avec les progrès des moyens de déplacement et de l’éducation. Seulement, pour créer un ensemble humain rassemblant des nations, il ne faut pas tomber dans le piège européen.

Après le 24 juillet 1967, le Québec a suscité en Europe un grand enthousiasme. Il nous semblait qu’il était la « jeunesse du monde ». Je me souviens d’avoir discuté de cela alors avec une amie qui m’avait rétorqué que l’Europe était trop vieille pour connaître un tel enthousiasme. Pour moi, c’est une erreur, y compris pour mon pays qui n’est pas la Belgique, mais la Wallonie. Mais la vieillesse de l’Europe que cette amie constatait dans les années 70 ou 80, c’était la construction européenne, ni elle, ni moi nous ne le savions. Maintenant, j’en suis sûr. Le projet actuel d’Europe unie est la plus formidable régression qui soit proposée aux Européens depuis des décennies sinon plus. L’Europe telle qu’elle se fait —telle qu’elle se fait !—va tout détruire. Les Québécois ne doivent pas trop se faire d’illusions sur des démarches comme celles de la Catalogne ou de l’Ecosse, car elles s’inscrivent dans le haïssable cadre antidémocratique de l’Union européenne qui d’ailleurs fera tout pour les casser. Seule la démarche du Québec est valable. Le général de Gaulle disait le 24 juillet 1967 que la France, sachant ce qui se passe au Québec, « en vaudrait mieux ». Cela reste vrai. Ne poursuivez pas votre indépendance seulement pour vous-mêmes, amis du Québec. De l’autre côté de l’océan, des gens attendent aussi la liberté et la vôtre nous en redonnera peut-être le goût.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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2 commentaires

  • Yves Côté Répondre

    4 juillet 2014

    "Ne poursuivez pas votre indépendance seulement pour vous-mêmes, amis du Québec. De l’autre côté de l’océan, des gens attendent aussi la liberté et la vôtre nous en redonnera peut-être le goût", dites-vous avec raison, Monsieur Fontaine.
    Sauf que pour habiter en France depuis 1995 et essayer d'y porter, justement, une parole plus nuancée sur le Canada que ce qu'il y est convenu de transmettre en matière d'uniformité politique canadienne, sans toutefois me prendre pour Victor Hugo, je n'arrive même pas à trouver une maison d'édition convenable pour mes textes…
    Ceci dit, en toute vérité, il faut dire aussi que je ne cherche à être l'ami complaisant de personne. Si je suis capable de compliment, je suis toutefois si allergique à la flagornerie que je n'ai pas pour habitude domestique de flatter les égos de qui que ce soit.
    Ce qui n'aide pas à amadouer celles et ceux qui tiennent dans leurs mains les canaux publics de diffusion, j'en conviens.
    Mais tant pis, Vive la liberté de penser !
    Et comme toujours avec moi, Vive le Québec libre !

  • Archives de Vigile Répondre

    19 juin 2014

    Très bon texte, mais trop peu des gens se préoccupent de cela puisqu'ils sont pour la plupart trop occupé à gagner " leur pain " pour ensuite allez se détendre devant " les jeux ".
    L'Europe semble se réveiller quelque peu, surtout en France, mais ceux qui travaillent en sous-main à engraisser les bien nantis veillent au grain, ils ne se laisseront pas faire aussi facilement par la masse vociférante.
    Mais c'était sans se rendre compte qu'a force de presser le citron et faute de les tenir occupé au travail pour gagner leur pain puisque le chômage est devenu endémique dans certaines régions Européennes, cette même masse de gens débordants d'un trop-plein de loisirs a enfin le temps de s'informer.