D'une république de bananes à l'autre

Ce lien de confiance, ici, a été fortement ébranlé depuis quelques mois. Et ce n'est pas en tentant de noyer le poisson que Jean Charest le rétablira. Au contraire.

L'affaire Bellemare - la crise politique



Depuis Haïti, où j'ai passé la dernière semaine, j'avoue avoir suivi avec un sourire en coin l'«affaire Bellemare».
C'est juste avant de monter dans l'avion que j'ai appris que Jean Charest ordonnait la tenue d'une enquête publique sur la nomination des juges au Québec. D'une république de bananes à une autre, je ne serai pas trop dépaysé à mon retour, ai-je pensé.
J'exagère, bien sûr. La gangrène de la corruption est moins répandue ici. Elle est moins apparente, en tout cas. Quoique ces temps-ci...
Comme ça, il y aurait de la politique dans la nomination des juges. Non, sans blague, je suis renversé ! Ceci est connu de tout le monde, depuis toujours. Rien de nouveau là-dedans.
Je me souviens même fort bien de Jean Chrétien, qui racontait en se bidonnant qu'il avait nommé le «mauvais» gars à un poste de juge lorsqu'il était ministre de la Justice à Ottawa. Erreur de nom, nous avait raconté M. Chrétien en prenant une bière lors d'un voyage officiel à l'étranger. Si bien qu'un type de la Mauricie s'était retrouvé juge sans n'avoir jamais rien demandé. Et qu'un autre, celui qui attendait la nomination, s'était retrouvé Gros-Jean comme devant. M. Chrétien en riait encore à gorge déployée, 20 ans plus tard.
Rien de nouveau, donc. Comme pour tout poste prestigieux (président de société d'État, commissaire, ambassadeur, etc.) nommé directement par un ministre ou par le premier ministre.
Ce qui est nouveau (en fait, non, on s'en doutait), c'est qu'il est question d'argent, de trafic d'influence, d'intervention directe d'un parti politique.
Il n'est pas question ici de la nomination d'un vague commissaire dans un bureau inconnu de l'immense majorité de la population, mais bien de juges, de magistrature et, par conséquent, du sacro-saint principe de séparation entre le législatif et le judiciaire. Ce principe, dois-je insister là-dessus, est à la base de notre démocratie.
Que les «révélations» de Marc Bellemare soient vraies, en tout, en partie ou pas du tout, à ce stade-ci, cela importe peu puisque le lien de confiance entre la population et le système judiciaire est déjà fortement ébranlé.
C'est pour préserver (ou rétablir) ce lien de confiance que le premier ministre ordonne la tenue d'une enquête publique. L'explication est certes valable, mais elle cache néanmoins deux incohérences flagrantes.
D'abord, si Marc Bellemare est un fabulateur, qui risque la poursuite, comme le dit Jean Charest, pourquoi alors accorder autant d'attention à ses déclarations ? La mise en demeure et, éventuellement, une poursuite en diffamation, auraient suffi, non ?
Peut-être pas. Il est plus facile de limiter les dégâts dans une commission d'enquête dont on dresse soi-même les limites que dans un procès où deux parties peuvent à tout moment sortir un lapin de leur chapeau.
En ce sens, Jean Charest veut jouer à Monsieur Net, mais il est juge et partie puisque c'est son gouvernement qui fixe les balises de la commission Bastarache.
Par ailleurs, deuxième incohérence : Jean Charest répète depuis des mois que c'est à la police, et non à une commission d'enquête, de démêler les allégations touchant le monde de la construction.
Pourquoi, alors, ne pas appeler la SQ pour enquêter sur les affirmations de M. Bellemare, qui sont tout aussi grave que les allégations dans le domaine de la construction ? Serait-ce qu'il est plus facile de circonscrire le mandat, et donc les débordements, d'une commission d'enquête portant spécifiquement sur la nomination des juges.
À supposer qu'il y ait du vrai dans l'«affaire Bellemare», y a-t-il un seul juge professionnellement suicidaire au point d'avouer, sous serment, qu'il doit effectivement sa nomination à du favoritisme politique ? Son honneur perdrait la face, son indépendance et son droit de siéger.
Téléspectateurs (et télédiffuseurs !), ne vous frottez pas trop les mains tout de suite en rêvant à un Gomery 2. Avec un mandat restreint au seul processus de nomination des juges, la commission risque d'être un exercice plus frustrant qu'instructif. Ce sera le festival «Objection ! M. le commissaire» chaque fois qu'un témoin glissera très légèrement hors du cadre.
Chaque fois que l'on abordera la question du financement des partis politiques par des individus qui ne sont pas directement liés aux magistrats, on mettra le couvercle sur la marmite des dons intéressés et du trafic d'influence pour revenir au mandat étroit de la commission.
Pourtant, c'est de ça dont il s'agit. Le mal est là : le pouvoir de l'argent sur les partis politiques et sur le gouvernement.
Cela dit, il y a souvent des surprises et des dérapages dans une commission d'enquête. Un témoin peut fort bien échapper une information, sous immunité, sachant fort bien que les médias et l'opposition se jetteront sur l'os.
Ce n'est pas la première fois que des soupçons d'ingérences visent la nomination des juges. Radio-Canada avait posé la question lors des dernières élections provinciales, en 2008.
En 2005, dans une longue entrevue à La Presse, Benoît Corbeil, ancien directeur général du Parti libéral du Canada, section Québec, et acteur clé des commandites, avait aussi affirmé que plusieurs juges étaient nommés par pur favoritisme politique.
Pour boucler la boucle avec Haïti, bien sûr que j'exagère en parlant de république de bananes. Ce qui n'est pas exagéré, toutefois, c'est de dire qu'une démocratie repose d'abord et avant tout sur le lien de confiance entre la population et son gouvernement.
Ce lien de confiance, ici, a été fortement ébranlé depuis quelques mois. Et ce n'est pas en tentant de noyer le poisson que Jean Charest le rétablira. Au contraire.


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