A quelques mois de l'élection présidentielle, la crise sociale et politique que nous venons de vivre modifie profondément les cartes. De l'Elysée à Matignon, du mouvement syndical aux organisations de jeunes, de l'image de la France à l'étranger aux institutions... « le Nouvel Obs » a voulu savoir quelles seront les conséquences de cette épreuve de force
1. Chirac : encore un an à tenir...
Dès sa réélection en 2002, il n'avait qu'une obsession : tout tenter pour que les livres d'histoire retiennent de lui autre chose qu'une dissolution ratée et un septennat amputé par cinq ans de cohabitation. Jacques Chirac comptait sur ce quinquennat pour redorer son image. De là son soutien à toute mesure susceptible de faire bouger les choses, notamment sur le front de l'emploi. Même si, vieux réflexe, il avait mis Villepin en garde, dès le départ, contre les risques d'un dispositif spécial jeunes.
Las ! La crise du CPE aura à nouveau illustré la faiblesse politique du président. Loin de calmer les esprits, son intervention alambiquée du 31 mars a décuplé l'énergie des manifestants. Comme si sa parole n'avait plus de prise sur l'opinion. La crise aura aussi mis en évidence l'incohérence de ses choix. Alors qu'il avait édicté une règle claire en juillet 2004 - hormis le Premier ministre lui-même, «si un ministre est président du parti majoritaire, il n'y a plus de Premier ministre...» -, il a accepté le retour de Sarkozy, président de l'UMP, au gouvernement... Le spectacle de folie que la majorité a donné d'elle-même la semaine dernière - tentative de Sarkozy de s'imposer comme un Premier ministre bis, résistance de Villepin et contre-offensive de Chirac - n'est pas seulement le fruit d'une guerre des ego mais aussi la conséquence de ce déséquilibre institutionnel. Tout juste le chef de l'Etat aura-t-il réussi à empêcher Sarkozy - en le dissuadant à deux reprises de s'exprimer dans « le Figaro » la semaine dernière - de s'attribuer trop bruyamment la paternité de la sortie de crise. Maigre consolation.
Onze ans. Voilà onze ans que Jacques Chirac est à l'Elysée. Amer constat : ces jeunes qui défilaient dans les rues de France - sa hantise depuis la mort de Malik Oussekine en 1986 lors des manifestations contre la loi Devaquet - ne voulaient pas seulement le retrait du CPE. Ils exprimaient aussi un ras-le-bol plus général, un sentiment de révolte contre une fin de règne qui n'en finit pas.
Comment tenir un an, le temps qui reste avant l'élection présidentielle, avec une cote de popularité au plus bas, une gauche requinquée et une droite qui doute ? Mieux loti que son Premier ministre, désormais condamné à expédier les affaires courantes, le chef de l'Etat devrait tenter de s'investir à fond dans les affaires internationales. Pour prendre de la hauteur. Mais tout en gardant un oeil attentif sur la préparation de 2007. Il l'a dit sans détour, selon « le Figaro », à Nicolas Sarkozy il y a dix jours : «Je ne sais pas qui sera candidat l'an prochain. Moi ou un autre. Mais si c'est un autre, il aura besoin de moi...»
A quoi aura servi le deuxième mandat de Jacques Chirac ? Défaite historique aux élections régionales de 2004, rejet massif du référendum européen en 2005 et pour finir une capitulation sur le CPE après plusieurs semaines d'atermoiements, de contorsions juridiques et d'entorses à la Constitution, lui qui en est, en principe, le gardien. Triste bilan.
2. Villepin : le « cabossé » de Matignon
«Il en a gros sur la patate» : cette confidence d'un proche de Dominique de Villepin illustre le véritable état d'esprit du Premier ministre après le fiasco de l'opération CPE. Contrairement à ce qu'il a déclaré, plus langue de bois que jamais, sur TF1, Villepin estime que la majorité parlementaire et Nicolas Sarkozy ont saboté ses efforts pour faire passer la mesure. Sans ces traîtres, pense-t-il, tout était possible... Jusqu'au bout, en tout cas, il y a cru. Dimanche matin, il espérait encore sauver les meubles, créer un CPE bis. Ce n'est que dans l'après-midi de dimanche qu'il a rendu les armes...
On hésitait sur la nature du gaullisme du Premier ministre. C'est un gaulliste social, avait-on diagnostiqué après ses diatribes contre la «rupture » prônée par Sarkozy. C'est un gaulliste libéral, avait-on corrigé au lancement du CPE. A la fin de la séquence, avec le retour du traitement social du chômage, il faut se rendre à l'évidence : Dominique de Villepin est d'abord un gaulliste égotiste. «Je vous ai compris», avait lancé le Général aux Français d'Algérie. «Vous ne m'avez pas compris», a expliqué en substance le Premier ministre aux Français lundi dernier. Seul ou presque, il a élaboré le CPE ; seul ou presque, il s'est acharné à l'imposer, jusqu'à se retrouver en total décalage avec l'opinion. Tous ses interlocuteurs, syndicaux ou ministériels, ont été frappés par sa fermeture d'esprit. «Quand on le rencontre, il lit des papiers rédigés à l'avance, sans rapport avec la discussion», murmure l'un. «Il nous engueulait et quittait la réunion pour se réfugier à l'Elysée», glisse l'autre.
Pour Villepin, les dégâts sont immenses : il était sur le point d'entrer dans la catégorie des présidentiables. Il se retrouve dans la catégorie des Premiers ministres cabossés : sa cote de confiance est désormais plus basse que celle de Jean-Pierre Raffarin à la fin de son séjour à Matignon. Comment rebondir ? A ce degré de rejet, cela tient de la gageure. Certains dans la majorité estiment que Chirac doit d'abord imposer à son Premier ministre un changement de directeur de cabinet : loin d'avoir ouvert les yeux de Villepin, Pierre Mongin l'a muré dans ses certitudes, lui laissant entrevoir une impossible victoire. Quand un Premier ministre est à ce point tourné vers lui-même, mieux vaut, expliquent-ils, qu'il dispose d'un bras droit branché sur le réel. Mais au-delà, le Premier ministre est nu : une majorité de parlementaires UMP est aujourd'hui favorable à sa démission, du propre aveu de Bernard Accoyer, leur président.
3. Nicolas Sarkozy : drôle de champion de la « rupture » ?
«Sur son échec (celui de Villepin), je ne bâtirai rien.» Le président de l'UMP a souvent prononcé cette phrase comme gage de son attachement à l'unité de la droite. Bien entendu il n'en croit rien. Pour lui, une première étape, décisive, est franchie. Villepin est hors course. Et, si l'on en croit un sondage CSA pour « le Parisien », Sarkozy résiste bien à la crise du CPE - 53% de Français pensent même qu'il en sort renforcé - au sein d'une majorité globalement affaiblie. «Il a montré qu'il pouvait initier des solutions sans fracturer la majorité. Il a évité la cassure», assure François Fillon. Sans doute.
Les dégâts sont néanmoins patents chez les parlementaires UMP partagés, comme l'électorat de droite, entre le lâche soulagement de voir cesser le désordre et la colère d'avoir cédé à la rue, compromettant toute possibilité de réforme future. «Capitulard», pour Philippe de Villiers, ou «faux dur» pour d'autres, Sarkozy va devoir convaincre ses troupes qu'il est toujours l'homme de la rupture, qu'il incarne toujours le changement.
Sauver l'idée de réforme et son image d'homme de mouvement : c'est la première tâche à laquelle Sarkozy s'est attelé dès mardi dans une interview au « Figaro » pour rassurer l'électorat de droite. En substance : ce n'est pas le principe de la réforme que les Français rejettent mais, le cas échéant, la manière dont une réforme est conduite. Elle est acceptée si elle est perçue comme juste. Il enfoncera le clou sur ce thème à la mi-mai lors d'une réunion des cadres de l'UMP. Et pour soigner son look d'homme de droite, il proclame l'urgence d'une réforme de l'ordonnance de 1945 sur la délinquance des mineurs et rappelle qu'il est favorable à une réforme des procédures de licenciement qui ne devraient pas excéder six mois et à une plus grande flexibilité des emplois.
C'est précisément là que le bât blesse. L'abandon du CPE, qu'il a voulu, a remisé au placard l'instauration de cette fameuse « souplesse » qu'il préconise dans tous ses discours. Quant à la solution initiée par Jean-Louis Borloo et lui-même pour remplacer le CPE, elle consiste en un renforcement des mesures déjà mises en place dans le cadre du plan de cohésion sociale. Bref, des contrats aidés par l'Etat qui le seront davantage encore. Coût supplémentaire estimé pour le budget de l'Etat : 450 millions d'euros sur deux ans. Tout le contraire de la philosophie sarkozienne ! Un comble pour le champion de la « rupture » !
4. Syndicats : l'unité retrouvée
Des centaines de coups de fil, des dizaines de rencontres, officielles ou officieuses, et pas un seul accroc public. Un secrétaire général de FO, Jean-Claude Mailly, qui se rend, sous l'oeil des caméras, dans le bureau de l'ennemi juré d'hier, celui de Bernard Thibault, le leader de la CGT. Une réconciliation inespérée et pour l'un et pour l'autre. En trois mois, Dominique de Villepin a réussi à reconstruire un front syndical inébranlable. A douze qui plus est : à aucun moment les décisions d'action contre le CPE n'ont été prises sans l'écoute et l'accord des organisations étudiantes et lycéennes. Du jamais-vu depuis... la scission de 1947 entre la CGT et FO !
Que restera-t-il de cette belle unité, couronnée par une victoire ? D'abord, et ce n'est pas mince, une réhabilitation des organisations syndicales. Les bisbilles incompréhensibles entre les confédérations avaient fini par désarçonner, voire par dégoûter l'opinion. Quel retournement ! Bernard Accoyer et Josselin de Rohan, les présidents des groupes parlementaires UMP, peu férus, avant leur mission, de dialogue social, ne tarissent plus d'éloges. Au cours des dix-neuf réunions qu'ils ont tenues en trois jours avec les syndicats, les deux hommes ont apprécié la qualité de leurs interlocuteurs. La majorité parlementaire n'écoutera plus ces derniers de la même oreille.
Pour les confédérations, indépendamment des désaccords de fond qui peuvent resurgir à tout moment, la crise a fait sauter de nombreux tabous, créé de nouvelles habitudes. Désormais, entre les leaders, les relations seront plus franches, plus loyales. La méfiance a disparu. Voilà de quoi, au minimum, dissuader le pouvoir, quel qu'il soit, de tenter de jouer les uns contre les autres, comme Dominique de Villepin a cru pouvoir le faire avec la CFDT. «De toute façon, au cours de ce conflit, confie l'un des secrétaires généraux, le premier qui auraitosé casser l'intersyndicale était mort!»
Les deux grands gagnants de cette longue crise sont Bernard Thibault et François Chérèque, les leaders respectifs de la CGT et de la CFDT. Thibault, 47 ans, tient congrès à la fin du mois, à Lille. Avant le conflit sur le CPE, la réunion de cette instance tenait presque de la partie de poker. Ce fils de prolos venus à Paris pour gagner leur vie dans les années 1950 n'a-t-il pas, début 2005, essuyé un cuisant échec au sein même de sa confédération ? Cette année-là, les 2 et 3 février, le héros des grèves de 1995 se fait battre à plate couture par le comité confédéral national (CCN), le parlement de la centrale : ce réformiste ne voulait pas que la CGT prenne parti pour ou contre la nouvelle Constitution européenne. Fini la grande époque où son organisation servait de courroie de transmission au Parti communiste ! Las, le CCN vote à une très large majorité en faveur du non. Un leader mis en minorité : du jamais-vu dans l'histoire de cette organisation ! A Lille, à la fin du mois, Bernard Thibault n'était pas en danger. Il était sûr d'être réélu. Mais sur quelle ligne ? On savait qu'il pouvait proposer et négocier. Dans la bataille du CPE, il a prouvé à ses troupes qu'il pouvait aussi combattre et gagner.
C'est aussi le cas pour François Chérèque. En juin, la CFDT tient congrès à Grenoble. La crise du CPE a révélé cet homme de 49 ans, qui, en 2002, a succédé à Nicole Notat. A l'automne 1995, au moment même où Bernard Thibault, à l'époque secrétaire général de la CGT-cheminots, sortait de l'ombre en luttant contre le plan Juppé sur la Sécurité sociale, la dame de fer de l'organisation cédétiste, elle, approuvait cette réforme suscitant la colère, voire le départ, de nombre de ses militants. Jusqu'à la crise du CPE, Chérèque, le fils de Jacques, un des bras droits d'Edmond Maire, restait méconnu des Français. Ou alors on le prenait pour un réformiste pur et dur, prêt à signer tous les compromis : réforme de l'indemnisation du chômage et des « recalculés » (2002), des intermittents du spectacle (2003), de la retraite (2003). Comme Notat, il fait partir des milliers d'adhérents. A Grenoble, il pourra lui aussi se targuer d'avoir mené et gagné, dans l'unité, un joli bras de fer contre la droite.
5. Jeunes : l'apprentissage de la révolte
« A ceux qui veulent précariser les jeunes, les jeunes répondent: résistance! » Ce sont des slogans qui éraillent les voix, puis ils deviennent victoire, et l'on reste interdit... Ce mouvement a révélé une jeunesse à elle-même. Ce qu'elle ne voulait pas, ce qu'elle ne supportait plus qu'on lui fasse. Ce n'était pas festif, mais grave. Très peu lyrique, mais conscient. Une jeunesse se secouant, dépassant sa faiblesse, fonçant dans le mouvement avec l'énergie du désespoir - à 20 ans, déjà... Jeunesse antilibérale, mais aussi écoeurée d'une France adulte barricadée et cynique : « La précarité légalisée, c'est pour votre bien », expliquait le pouvoir à ces étudiants déjà paupérisés, travaillant souvent pour payer leur formation.
La révolte, en fait, était inévitable - ou bien, ils étaient déjà morts avant d'avoir vécu. Elle a pourtant surpris par sa profondeur et sa radicalité. Elle ne s'est pas limitée aux manifestations et aux blocages de facs, elle a envahi la rue. Blocages de gares, de routes, actions de commando, occupations de bâtiments publics. Acceptation de la violence, minoritaire mais notable... On a retrouvé les défis des manifestations altermondialistes, renforcées d'une fureur sociale de futurs humiliés. Ce sont les jeunes d'une société tendue et dangereuse qui se sont levés. Une génération qui émerge après plus de vingt ans de chômage de masse, cinq ans après une élection présidentielle captée par l'extrême-droite, promise à la précarité, et qui subit, en son quotidien, l'ultraviolence d'autres encore plus exclus : les « cailleras » de banlieue venus dans les manifs dépouiller et casser du lycéen.
Menaces et révolte : cela donne une génération de gauche, mais la gauche devra bien entendre. L'Unef et les syndicats lycéens FIDL et UNL, aux dirigeants proches voire membres du PS, devront expliquer aux grands frères que la culture de gouvernement a épuisé certains charmes... Et il faudra bien regarder maintenant la décantation d'un mouvement, pour juger de sa radicalité. Voir combien d'irréductibles poursuivront au-delà de la victoire, pour réclamer la suite : la suppression du CNE - ce CPE pour salariés de petites boîtes, et l'abrogation de la loi sur l'égalité des chances, qui envoie les enfants de 14 ans en apprentissage, et ceux de 15 en travail de nuit. Au coeur du mouvement, étudiants et lycéens ne transigeaient pas, expliquant qu'ils ne menaient pas un cartel de futurs diplômés, mais se battaient pour tous. Comment tenir cette ambition ? C'est maintenant que commence la politique.
6. Institutions : changer de république ?
« Crise de régime », ont dit plusieurs journaux. Formule impropre : si le Premier ministre a chancelé pour avoir tout misé sur un mauvais texte, le régime n'a jamais été menacé. Point d'ivresse révolutionnaire dans cette affaire du CPE menée de bout en bout par des réformistes. Les chefs actuels de la Ve République étaient visés, non la République elle-même.
Pourtant elle en sort affaiblie. Chacun pressent même, au spectacle de la crise, qu'il y a, pour paraphraser Shakespeare, quelque chose de pourri dans cette république gaullienne. Le CPE répondait en tout point à l'esprit initial des institutions. Un projet solitaire, impérieux, concocté dans le secret de l'exécutif, imposé au gouvernement par la discipline et au Parlement par la férule de l'article 49-3. Un projet de rupture qui devait démontrer la capacité d'action d'un homme audacieux situé au-dessus des partis, un projet impopulaire mais fort, que l'exécutif imbu de sa mission devait imposer en passant outre à l'opposition rituelle des corps intermédiaires, des élus et des corporations. Un projet, en un mot, digne du Général.
Or le pays vient de désavouer de manière spectaculaire cette conception du gouvernement. Villepin, homme des tempêtes, doit plier sous l'orage et retirer piteusement sa loi comme on plie un drapeau. Régime bonapartiste corrigé par un républicain, ou vice-versa, la Ve vient de faire la preuve de sa désuétude. Dans ce système, selon le mot que Sieyès avait appliqué au Consulat, le pouvoir doit venir d'en haut et la confiance d'en bas. Or, du haut, il n'est venu qu'arrogance et du bas que défiance. Dans ces institutions où l'initiative appartient au président et la responsabilité à son délégué, le Premier ministre, il a fallu, pour dénouer la crise, rendre l'initiative au Parlement et la responsabilité à la négociation. Preuve que la France n'admet plus que le salut, ou son absence, tombe du sommet.
Sur quoi débouche cette réflexion ? Sur un régime présidentiel où le président gouverne plus qu'il ne préside, portant dans ce cas la responsabilité politique ? Ou bien sur un système parlementaire où il préside et laisse le gouvernement au chef de la majorité ? Nul ne le sait encore. En tout cas, sur un régime où base et sommet ne sont plus dans le même rapport, où l'exécutif ne se croit pas au-dessus des autres pouvoirs, où les élus retrouvent leur rôle d'ingénieurs en compromis et où la négociation précède la décision au lieu de la suivre en cherchant à la détruire. Une république qui ne serait pas moins républicaine, mais plus démocratique.
7. Vu de l'étranger
Pour d'évidentes raisons culturelles, la presse québécoise n'est pas la plus défavorable à la France. Son jugement dans la crise du CPE n'en est que plus symptomatique : selon « la Presse », la France serait «en état de rigidité cadavérique ». Se référant à l'idée selon laquelle la France n'a jamais progressé que dans les convulsions, le quotidien fait valoir que «cette fois-ci les Gaulois auront fait encore mieux : il leur aura fallu l'émeute pour... ne pas avancer». «Essayons par pitié de ne pas en arriver là», conclut l'éditorialiste, inquiet que le Québec soit à son tour touché par un mystérieux virus francophone...
A n'en pas douter, l'image de la France dans le monde a souffert de la révolte anti-CPE, intervenue peu de temps après les émeutes dans les banlieues. Passons sur CNN qui n'a pas hésité à comparer la place de la République au moment d'une intervention de la police contre des manifestants à «la place Tiananmen lorqu'on voyait les militants en face des chars». Mais à la lecture de la presse américaine, le diagnostic tombe, brutal : «La France va mal.» Selon le « Washington Post », qui a observé les longues files d'attente au Grand-Palais pour une exposition sur la mélancolie, «pour les Français, la peur a remplacé la joie de vivre». Sur le même thème, le « Los Angeles Times » ironise : «Ah, le printemps à Paris, la vue de la police antiémeute près de la Sorbonne, l'odeur des gaz lacrymogènes le long de la Seine.»
Même tonalité dans la presse européenne. En Espagne, « El País », centre gauche, voit dans les Français «des citoyens frustrés, opposés à tout changement, et qui veulent préserver à outrance un modèle social ». « ABC », conservateur, décrit une France «immobiliste ». En Allemagne, « Die Welt », conservateur, dénonce «la rigidité de ces esprits qui fondent leurs revendications à l'aune des heureux temps révolus». En Grande-Bretagne, le « Daily Telegraph » se gausse des étudiants qui «veulent faire revenir la France à l'heure de leurs parents, de leurs grands-parents».
Le pays de la Révolution serait-il devenu le pays de la conservation, voire de la réaction ? Il reste çà et là, généralement à gauche, des défenseurs du modèle français. Ainsi les sociaux-démocrates suédois ont rendu hommage aux syndicats français qui mènent «un combat important pour tous les travailleurs». Même dans les colonnes du « New York Times », un lecteur s'est infiltré pour dénoncer ce politiquement correct et déplorer que les Américains aient «accepté sans un cri la destruction de la sécurité de l'emploi et du système des retraites». Et ce lecteur de s'interroger : «Pourquoi les Américains ne se rebellent-ils pas dans les rues?»
8. Un pays impossible à réformer ?
La France est allergique à la réforme. Le désastre du CPE, explique-t-on, illustre une nouvelle fois le conservatisme de ce vieux pays. Le Code du Travail est un totem, et sa réforme, un tabou : alors même que la plupart des pays ont choisi la voie de la flexibilité, les Français la refusent et s'accrochent au statu quo existant sans voir que l'immobilité est à la source de nos difficultés. Sans un marché du travail plus fluide, point de baisse du chômage : la France se condamne elle-même au sous-emploi.
Tout n'est pas faux, bien sûr, dans ce réquisitoire. Nation de corporations, fille de l'Etat plus que de la société civile, la France se méfie par principe des réformes d'ouverture ou de libéralisation. Aussi bien, une solide tradition de mouvements sociaux menace en permanence les gouvernements.
Mais c'est un fait aussi que, depuis vingt ans, quand la classe dirigeante parle de « réformes » elle désigne en fait des sacrifices (voir l'éditorial de Jacques Julliard, p. 45). Il faut ensuite supposer que le libéralisme est, par définition, la seule médication efficace, ce que beaucoup d'esprits intelligents et compétents contestent. Il s'agit enfin, à supposer que la réforme soit pertinente, d'en convaincre les intéressés. Or il faut pour cela appliquer une règle dont la classe dirigeante française, manifestement, n'a jamais entendu parler : la juste répartition de l'effort. Ceux qui plaident depuis vingt ans pour la flexibilité avec le plus d'acharnement - hauts fonctionnaires, professeurs d'économie, grands patrons - sont justement les mieux protégés. Ceux du secteur public - comme Domi-nique de Villepin - sont abrités derrière un statut qui les exonère de tout risque de chômage ou de baisse du pouvoir d'achat ; ceux du privé ont décuplé leur revenu depuis vingt ans et surtout prévu tout un arsenal de protections financières - stock-options, parachute doré, « retraite-chapeau », etc. - en cas d'aléa professionnel. Dans ces conditions, le discours de la réforme n'est guère écouté. Il est des esprits candides pour s'en étonner...
9. Gauche : merci Villepin !
Un Premier ministre à terre, un président en survie politique, une droite contrainte de capituler dans la bataille du CPE... Pour la gauche, c'est la divine surprise. Il y a quelques semaines encore, Nicolas Sarkozy caracolait dans les sondages présidentiels et la gauche paraissait à la dérive, tiraillée entre ceux qui ont dit non et ceux qui ont dit oui le 29 mai 2005 au traité européen, entre social-démocratie et extrême-gauche. Le PS lui-même était déchiré par la rivalité entre ses présidentiables. Il avait à l'évidence trop de candidats et pas assez d'idées.
Et voilà que Dominique de Villepin vient de réussir le double exploit de recréer l'unité syndicale pour la première fois depuis 1947 et de ressouder une gauche éclatée depuis son élimination au premier tour de la présidentielle en 2002. Au PS, on s'amuse à détourner le slogan publicitaire : «La gauche en rêvait, Villepin l'a fait!» Merci Villepin ! La crise du CPE a même fait oublier, pendant quelques semaines, la guerre des présidentiables socialistes et permis à Ségolène Royal de poursuivre son échappée belle - elle devance désormais Sarkozy, le seul rescapé de la droite, dans les intentions de vote - sans s'attirer trop de commentaires acerbes de ses rivaux.
La politique obéit aux principes des vases communicants : quand la droite se porte mal, la gauche se porte mieux. La majorité chiraquienne est au plus bas. En montrant son plus mauvais visage, hautain et arrogant, elle a redonné des armes à la gauche. Les Français savent gré aux socialistes d'avoir accompagné le mouvement social sans chercher trop ostensiblement à le récupérer. Après le retrait du CPE, François Hollande s'est félicité de la victoire des jeunes et des syndicats, pas de celle du PS. La gauche sort renforcée de la crise : elle est créditée de s'être mobilisée et d'avoir été unie. Bref, d'avoir bien joué son rôle d'opposant. Mais elle n'est pas apparue comme une force capable de proposer des solutions alternatives.
Une large majorité de Français estime qu'elle n'aurait pas fait mieux que la droite pour lutter contre le chômage des jeunes. La gauche marque donc des points par défaut. Si elle veut capitaliser, il lui faut maintenant proposer. Pas de précipitation, répondent les dirigeants socialistes : dès que nous avons une idée - la sécurisation des parcours professionnels ou la flexécurité -, Villepin la reprend aussitôt et la vide de sens ! Sans doute. Mais si le PS, qui incarne la gauche de gouvernement, ne propose pas avant l'été un projet cohérent, ce sont les extrêmes, droite et gauche, qui risquent de profiter du naufrage de la droite.
10. Extrêmes : gare à Le Pen !
Lors de ses discussions avec les leaders syndicaux, Josselin de Rohan, le président du groupe UMP au Sénat, leur a expliqué pourquoi il voulait trouver très vite une sortie de crise pour le CPE : «Il faut éviter un second tour de la présidentielle entre le candidat de gauche et celui du Front national!» Un 2002 à l'envers avec la droite éliminée : c'est la hantise de l'UMP. Comment, disent ceux qui redoutent ce scénario catastrophe, le spectacle des casseurs ne profiterait-il pas à Jean-Marie Le Pen ? Et comment l'affaiblissement de la majorité, qui a étalé ses divisions et montré son impuissance à imposer son projet, ne ferait-il pas le jeu du FN ? Quand la droite va mal, l'extrême-droite va mieux. C'est sans doute pourquoi Le Pen s'est contenté de quelques petites phrases : «Villepin est le seul qui soit digne de son rôle»; «Chirac a trahi tout le monde, il n'est pas étonnant qu'il trahisse Villepin»; «Sarkozy ne va pas rater l'occasion de faire un croche-pied à son concurrent»; ou encore «on a quand même réussi une réforme sous Chirac : on a changé le 12 en 118!» Le Pen s'est donc montré assez discret. Comme si le CPE, auquel ses électeurs étaient très hostiles, le concernait peu. Après tout, il opposait le pouvoir chiraquien, qu'il déteste, à la gauche et aux syndicats, qu'il combat depuis toujours...
L'extrême-gauche, elle aussi, a été discrète. On n'a ni vu ni entendu Arlette Laguiller. Et guère plus Olivier Besancenot et Alain Krivine. Même si l'un et l'autre ont participé aux manifestations unitaires. Besancenot a certes dénoncé à plusieurs reprises les «provocations» et la «surdité» du gouvernement et appuyé la coordination étudiante et l'intersyndicale, qui exigeaient le retrait du CPE. Mais François Hollande et le PS, avec ses relais à l'Unef et dans les syndicats de lycéens, la FIDL et l'UNL, ont été beaucoup plus actifs et plus influents ; sur le devant de la scène comme en coulisses. En revanche, dans les facultés et les lycées, les jeunes trotskistes et les militants altermondialistes ont été présents. La révolte des jeunes, au-delà du CPE, a révélé un antilibéralisme et un antimondialisme proches de celui de la gauche de la gauche. Qui, de la gauche de gouvernement ou de l'extrême-gauche, saura canaliser cette radicalité nouvelle ? C'est un des enjeux des mois à venir.
Pour l'heure, ni l'extrême-droite ni l'extrême-gauche ne paraissent profiter d'une situation qui leur est apparemment favorable. Leurs leaders ne progressent pas dans les baromètres de popularité. Mais il est trop tôt pour en tirer les conclusions : attention aux effets retard...
Carole Barjon
_ Martine Gilson
_ Claude Askolovitch
_ Robert Schneider
_ Hervé Algalarrondo
_ Laurent Joffrin
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