Continuons le débat, il ne fait que commencer

Québec français

Il est assez étonnant qu'une [courte entrevue, publiée dans L'Actualité du 1er septembre dernier->1981], ait provoqué d'aussi nombreuses réactions, dont certaines quasi viscérales. La mise en page des titres du magazine, qui insistait sur une hypothétique disparition de la culture nationale québécoise en 2076, a sans doute évité à quelques épistoliers le souci de lire mes propos avec attention. D'autres, qui ont su apporter des nuances à mes affirmations, ont déjà enrichi le débat en cours. Je les en remercie.

La dure réalité des chiffres
Personne évidemment ne veut disparaître, mais ce n'est pas moi qui ai inventé le déclin démographique de la nation. Dans dix ans, les citoyens de plus de 65 ans dépasseront en nombre les moins de 20 ans au pays de Maria Chapdelaine. La population du Canada atteindra les 40 millions d'habitants dans 30 ans. Mais au rythme où se côtoient naissances et décès, le Québec ne comptera pourtant alors que quelque huit millions de citoyens. Le poids politique relatif du Québec dans la Confédération sera considérablement réduit.
En tant que «prophète de malheur», j'avais choisi l'horizon de 2076 pour émettre l'hypothèse d'une disparition de la culture franco-québécoise (soit 70 ans, trois générations), mais les démographes refusent de s'avancer aussi loin, les variables étant trop nombreuses. Une seule certitude : les enfants que nous n'avons pas eus ne seront pas à nos côtés. Donner naissance est un choix personnel, le résultat est collectif.
Optimiste, j'avancerais qu'avec une politique nataliste et familiale généreuse comme celle pratiquée en France, par exemple, nous pourrions inverser quelque peu la tendance actuelle. Pessimiste, je dirais que les Canadiens français qu'on dit «de souche» formeront au Québec, avant la fin du siècle, une minorité parmi d'autres. Déjà, dans plusieurs écoles publiques de Montréal, les enfants d'origine étrangère sont majoritaires.
Ce n'est pas grave ? Je veux bien, mais j'ai le droit de rappeler que l'ethnie canadienne-française a modelé le paysage, défriché et travaillé la terre puis servi en usine, que c'est elle qui a fondé les villages et les villes que nous habitons, que ce sont ces Canadiens (l'appellation de «Québécois» date de 40 ans à peine) qui se sont battus pour conserver vivante la langue française, créant avec imagination une culture d'Amérique originale.
Une société frileuse ?
Au Québec, la mémoire fait problème. On ne s'entend même pas sur la façon d'enseigner notre rapport au passé. L'histoire du Québec appartient pourtant à l'Occident judéo-chrétien; c'est celle du continent américain dans un contexte de guerres coloniales.
Avons-nous encore peur de certains faits ? Les Amérindiens ont été les premières victimes de la mondialisation, qui n'est pas une invention récente; la Nouvelle-France n'intéressait pas la mère patrie; les Anglais ont pris en charge le développement économique et scientifique; les Écossais ont créé les infrastructures du Canada; le clergé catholique s'est opposé à un ministère de l'Éducation jusqu'à la Révolution tranquille; nous nous sommes enrichis à l'occasion de la Seconde Guerre mondiale; notre histoire est celle d'un peuple courageux, patient et particulièrement méritant.
L'immigration tranquille
Le titre d'étranger fait aussi problème au Québec. Quand cesse-t-on d'être un étranger ? Tout immigré résidant permanent («immigrant» est un anglicisme) peut devenir citoyen canadien s'il séjourne 36 mois au pays : nous croyons au droit du sol. Mais une adresse civique crée-t-elle un citoyen ? La maîtrise de la langue commune, la connaissance de l'histoire du Québec et le respect des institutions politiques ne devraient-ils pas être un préalable à la citoyenneté, comme cela se pratique dans certains pays d'Europe ?
Le multiculturalisme canadien, politique officielle de non-discrimination, s'est indiscutablement transformé en une rectitude perverse. Plusieurs communautés ont pris prétexte de la Charte des droits et libertés pour se replier sur elles-mêmes, se transformer en baronnie et prétendre recréer sur le sol canadien les conditions politiques, économiques et religieuses de leur pays d'origine.
Or le bien commun de la société québécoise est plus important que le multiculturalisme, d'autant plus que ce bien commun repose en partie, dans la sphère publique, sur une culture laïque, encore fragile, qui n'a pas à s'accommoder de la panoplie des particularismes religieux ou ethniques. L'individu peut croire à ses dieux, cela demeure du domaine privé.
L'immigration est une aventure qui se joue à deux : ce n'est pas être xénophobe que d'en discuter. Les Québécois qu'on dit «de souche» ont de toute façon connu le métissage avec les peuples autochtones dès l'arrivée des premiers colons français. Mais si on songe que, d'un point de vue statistique, ce peuple reçoit désormais chaque année, de l'étranger, l'équivalent de la population de Rimouski, il faut lui donner les moyens de continuer à se «métisser».
Le Québec a de façon urgente le plus grand besoin de privilégier l'accueil des immigrés, ce qui veut dire des investissements importants dans l'enseignement intensif du français, de la culture, des institutions et de la conscience du territoire. Nous sollicitons l'immigré, il faut accélérer son intégration.
Il est aussi grand temps que les Québécois cessent de confondre une «ouverture» d'esprit avec le plaisir qu'ils prennent à voyager ou à fréquenter les restaurants ethniques. L'ouverture à l'autre demande aussi d'affirmer ses propres valeurs. Tout se passe en ce moment comme si, soit par indifférence, soit parce que nous doutons de pouvoir le réussir, il serait impossible d'intégrer l'immigré dans notre société moderne. Les visites à la cabane à sucre ne suffisent plus : les librairies et les théâtres, les musées et les bibliothèques publiques sont aussi des lieux où amener nos nouveaux compatriotes.
Vous avez dit «racisme» ?
Les fanatiques du multiculturalisme (et de l'antiracisme) confondent racisme et résistance culturelle. Le racisme est une discrimination fondée sur la race; la résistance culturelle est fondée sur le bien commun. Ce n'est pas être antisémite, par exemple, que de dénoncer la coercition des garçons dont la secte des hassidims, contrevenant à la loi, veut faire des rabbins (ces adolescents ont-ils choisi le rabbinat en toute connaissance de cause ?). Tous les enfants du Québec ont droit, par la loi, à l'enseignement des mêmes matières profanes et scientifiques. Nous avons cessé hier de tolérer des institutions où des garçons de cet âge se préparaient à devenir frères séminaristes.
Ce n'est pas être raciste que de rappeler que l'islam a vécu sa Renaissance avant son Moyen Âge. Ce n'est pas être raciste que de récuser le voile islamiste et de refuser qu'on impose la burqa aux femmes, fussent-elles les épouses d'un imam. Nous croyons que les femmes ont droit, autant que les hommes, de vivre à visage découvert.
Il arrive que des avocats et des juges prônant certains accommodements «raisonnables» souffrent de ce qui ressemble à de la juridite aiguë. On ne doit sous aucun prétexte transformer des pratiques cultuelles en valeurs culturelles.
Sait-on encore débattre ?
Michel Vastel me demandait, dans L'Actualité, quel serait l'avenir du Québec. J'ai insisté pour répondre : «Ce que les gens qui y seront voudront qu'il soit.» Mais à parler d'avenir, on oublie trop facilement le présent : ce sont les décisions politiques, les investissements choisis, les modèles proposés aujourd'hui qui feront le Québec de nos descendants, de même que nous avons reçu en héritage le produit des décisions de nos ascendants.
Il y a encore trop de tabous dans nos discussions, trop de rectitude politique dans nos discours, trop de consensus mous dans les médias, trop de naïveté dans nos démarches.
Disparaître ?
Tout se transforme : le Canada français pauvre, catholique, conservateur dans lequel je suis né en 1933 est disparu, je ne crois pas le regretter. Mais j'ai conservé la mémoire du pays de mon père et de l'apport de sa génération à l'évolution de la société.
Je ne veux pas accepter n'importe quelle transformation à n'importe quel prix. Je soutiens que les acquis du Québec et même la qualité cosmopolite de Montréal vont s'éroder si la majorité des citoyens ne remet pas en question un multiculturalisme délétère. Faut-il que le Canada soit devenu sans personnalité pour que le turban coiffe des officiers de la Gendarmerie canadienne et que des Ontariens aient pu envisager d'accepter la charia comme loi de la famille !
Tout n'a pas été dit
Le numéro de L'Actualité portait sur le trentième anniversaire de sa naissance (1976) et concordait avec l'apogée de la Révolution tranquille. C'est pourquoi je n'ai pas évoqué l'apport des féministes ou des jeunes; ce n'était pas le sujet.
Je n'ai pas non plus mentionné les nombreuses difficultés d'aujourd'hui : la qualité inégale de la langue que nous disons officielle, l'illettrisme de 50 % de la population, le décrochage scolaire de trop nombreux garçons, l'exportation du travail en Asie en échange des entrepôts de Wal-Mart dans la périphérie des villes, la substitution des systèmes de divertissement à l'esprit critique, la commercialisation systématique des moeurs. Il y a mille choses à faire et à changer si on ne refuse pas les débats d'idée. Débattre en civilisé, ce n'est pas insulter l'autre mais réfléchir avec lui.
Pour la suite du monde
En ce début du millénaire, la société québécoise est en équilibre instable, sa démographie à un point mort. Ou nous reculons sous la pression des conservatismes multiculturels, ou nous progressons en misant sur toutes les forces vives, y compris sur celles des immigrés qui voudront nous accompagner, comme l'ont déjà fait de nombreux citoyens d'origine écossaise, irlandaise, italienne, portugaise, haïtienne, chilienne ou vietnamienne, par exemple, qui, depuis plusieurs années, participent à ces chantiers avec les Québécois qu'on dit «de souche».
Il faut comprendre qu'en trois générations, d'aujourd'hui à 2076, s'affirme ou se brade l'héritage culturel québécois, sa créativité, son originalité, sa mémoire. Je n'ai d'ailleurs rien dit dans cette entrevue que je n'avais écrit en 1996 dans le roman Le Temps des Galarneau .
Je ne serai pas là en 2076, et même mes plus virulents détracteurs seront édentés. Les enfants qui naissent aujourd'hui raconteront l'histoire du Québec comme ils l'auront vécue. Peut-on me reprocher de souhaiter qu'elle s'inscrive dans une certaine continuité ?
Jacques Godbout
_ Écrivain et cinéaste


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