2076: La fin du Québec

Le Québec dans 30 ans? «Complexe», dit l'essayiste-cinéaste-romancier Jacques Godbout. Il prédit même sa disparition dans 70 ans.

Québec français


Jacques Godbout n'a sans doute jamais eu le temps de s'apitoyer sur son sort. À 73 ans, il vient de terminer son 25e livre, un roman finement écrit, observation savoureuse de la société parisienne (La concierge du Panthéon, Seuil, en librairie le 13 novembre 2006). Mais au crépuscule de son engagement politique, il se demande si le Québec n'est pas déjà trop envahi par l'immigration pour écrire sa propre histoire...
Le collaborateur de L'actualité a rédigé son premier livre (le recueil de poésie Carton-pâte, en 1956) en Éthiopie, où il enseignait la philosophie et le français. Il le proposa à un éditeur de Paris, parce que c'était plus proche d'Addis-Abeba que Montréal. Dans ses livres et ses films - 37 documentaires et longs métrages, primés à l'étranger autant qu'au Québec, comme ses livres -, il s'est toujours fixé des normes de qualité internationales.
Mais il vécut d'abord à l'aune du Québec. Outre son engagement dans la création d'une littérature nationale, d'un cinéma national - l'un et l'autre bâtis grâce à l'aide d'organismes fédéraux! -, Jacques Godbout a longtemps milité pour l'indépendance du Québec. Aujourd'hui, il ne croit plus qu'il ait le temps, comme en 1968, de se lancer dans un autre Mouvement Souveraineté-Association ni de fonder une autre Union des écrivains du Québec. «J'ai fait ce que j'avais à faire», dit-il.
L'indépendance? Il ne pense pas qu'elle se réalisera. Et le Québec? Il évoque la possibilité qu'un numéro de L'actualité, en 2076, annonce sa disparition. Dans ces conditions, il ne fut pas facile de faire parler Jacques Godbout du Québec de 2036! Sa seule certitude: il sera bien différent, très complexe et moins homogène que celui dont il rêvait quand il avait 30 ans.
Nous avons tenu à le rencontrer dans sa vieille maison de Saint-Armand, près de la frontière américaine, demeure construite en 1796 par un loyaliste qui fuyait la jeune république des États-Unis d'Amérique. Même s'il se dit inquiet pour ses petits-enfants, il leur léguera de vieilles pierres assez solides pour abriter d'autres générations de Godbout.
De quoi rêviez-vous, pour le Québec, quand vous étiez jeune?
- Je voulais un Québec laïque. J'en avais marre de penser que la seule façon d'exister dans cette société était de monter dans la hiérarchie catholique et que, quand on était chanoine, on avait enfin une existence. Il nous fallait une société laïque où les gens seraient reconnus pour leur métier, leur travail, leur réussite. Alors, nous avons voulu créer une littérature nationale, parce qu'un pays qui n'en a pas est un pays qui n'a pas d'existence nationale ni d'existence internationale. Il faut un drapeau et une littérature, le reste suit. Nous avons fait des colloques où Gilles Vigneault et [le poète] Gaston Miron d'un côté et des romanciers de l'autre se demandaient quand et comment créer une littérature nationale. À l'époque, cela s'appelait une «littérature canadienne-française». Notre première décision fut de changer l'étiquette: nous l'avons appelée «littérature québécoise». Puis, nous avons convenu que si nous écrivions suffisamment de volumes, un jour il y aurait deux ou trois mètres de littérature québécoise sur les étagères et que ça y resterait. La cinématographie nationale, c'est aussi une chose à laquelle nous travaillions beaucoup. On en discutait sans arrêt. C'était une volonté et ce fut une réussite.
N'étiez-vous pas aussi portés par la Révolution tranquille?
- L'avantage que nous avions, c'est que la société était jeune. Quand j'avais 20 ans, la majorité des Québécois n'avaient pas 20 ans. Nous pouvions dire: «Vous êtes une bande de vieux cons et on va vous remplacer.» C'était un discours naturel. Les chefs qui dirigeaient la société avaient tous l'Europe comme référence et avaient fait leur cours classique. On les appelait d'ailleurs parfois des «retours d'Europe». Ils avaient pris des idées là-bas et revenaient les imposer ici. Que ce soit Daniel Johnson (père), Jean Lesage, René Lévesque, Robert Bourassa [NDLR: de futurs premiers ministres du Québec], ils avaient tous le même parcours. Aujourd'hui, vous avez trois chefs de parti qui sont de la génération des cégeps, des Nord-Américains d'abord et avant tout, qui n'ont pas fait leurs humanités et manquent de perspective. Je ne comprends pas tout à fait comment ils pensent et j'ai de la difficulté à saisir où ils vont.
Le Québec serait-il en déclin?
- L'année 1976 fut l'étape ultime de la Révolution tranquille, son apogée. On avait effectivement une littérature nationale, un cinéma, la chanson. On a eu l'élection du PQ, qui était le produit de tout un effort culturel des années 1960, la loi 101, la Loi sur la protection du territoire et des activités agricoles. Ce fut le sommet de la courbe. Sans la chanson, sans la poésie, sans la littérature, sans discours chargé d'émotion, le PQ n'aurait pas été élu. C'était une époque où il y avait une cohésion extraordinaire et un rêve partagé dans la société. Trente ans plus tard, on peut dire que la Révolution tranquille est épuisée, parce que la société canadienne-française, qu'on appelle «québécoise de souche», est elle aussi épuisée. Elle ne fait plus d'enfants. Elle a un problème démographique énorme. Par conséquent, sa culture disparaît peu à peu.
Voulez-vous dire que ce que vous avez bâti est menacé?
- On se retrouve avec une immigration de plus en plus importante, qui, curieusement, ramène le religieux dont on s'était débarrassé. Le religieux revient avec le voile, le kirpan, les salles réservées à la prière dans les collèges et les universités, l'érouv qu'il faut tendre autour du quartier. Le religieux revient donc avec l'immigré, qui, lui, n'a pas vécu notre laïcité. La langue française, elle aussi, est menacée, parce que ce n'est plus une immigration d'individus, comme dans les années 1970: ce sont des tribus qui immigrent, avec leurs costumes, leurs coutumes, leur religion et leur télévision. On sous-estime le fait que la soucoupe branchée sur Al-Jazira ou d'autres chaînes étrangères empêche ces gens de regarder la télévision indigène, qui, elle, ne les intéresse absolument pas. Donc, ils ne s'intègrent même pas le soir en rentrant à la maison. Ils sont entre eux. Sous prétexte de permettre aux individus plus de liberté, on se trouve à détruire une cohésion sociale. La tribu canadienne-française est en mauvaise posture: elle n'a plus d'enfants! Elle doit mettre fin au retour du religieux qui s'opère par l'intermédiaire du militantisme immigré, musulman entre autres, car il est très dangereux. Une façon d'y parvenir serait de dire: «On vous offre nos églises, elles sont vides. Faites-en des mosquées!» Le jour où on fera ça, le peuple va se rendre compte que quelque chose ne marche pas!
Dans ces conditions, les jeunes peuvent-ils encore rêver?
- Si j'avais 25 ans et que je regardais autour de moi, je me rendrais compte que je ne suis pas dans la majorité, au contraire; que ma société est en train de devenir clairsemée, dispersée et conservatrice; que les partis politiques sont conservateurs et que les organisations syndicales, qui, à mon époque, étaient dynamiques, sont devenues conservatrices. C'est très difficile d'avoir 25 ans aujourd'hui et de rêver de transformer une société comme celle-là.
Vous allez décourager les jeunes!
- Je ne sais pas par quel moyen les jeunes vont pouvoir agir. Ils sont dans un monde beaucoup plus éclaté et beaucoup moins cohérent que celui que j'ai connu. Ils savent cependant se servir d'un ordinateur mieux que moi et ont donc des moyens techniques pour agir. Mais ils n'ont plus les références que nous avions. Nous allions chercher nos références ailleurs que dans notre société. Moi, par exemple, je n'allais pas croire un mot de ce que le clergé m'affirmait. Il était au pouvoir et voulait que les choses restent comme elles étaient. Aujourd'hui, les références des jeunes, quelles sont-elles? Ils ont des gourous dans le milieu de l'environnement - Pierre Dansereau et Hubert Reeves -, mais cela me fait penser au monde chrétien que j'ai connu. C'est tout juste s'ils ne font pas des prières, ils sont toujours pour la vertu.
Ils ont des gourous dans certains domaines, mais en sciences, où nous étions pourris et nuls, ils ont des experts très avancés, des garçons et des filles de 30 ans, qui travaillent comme des fous à des projets de société. C'est une nouvelle classe intellectuelle, que nous n'avions pas.
Justement, ce thème de l'innovation revient souvent dans les propos des jeunes...
- Ce mot fait partie de l'air du temps. J'y pensais moi aussi. Quand j'ai commencé à écrire, je ne voulais pas écrire comme les écrivains qui m'avaient précédé. J'ai écrit à ma manière. Innover, cela fait partie de la vie. On innove tous les jours, chacun d'entre nous. Mais ce n'est pas suffisant de dire: «Je vais innover.» Ce qui est important, c'est qu'il y a des gens en mathématiques, en physique, en biologie, qui travaillent très fort dans les universités. Ces gens-là sont probablement les plus beaux produits de la Révolution tranquille, même si elle est essoufflée, même si elle est épuisée...
Alors, que voulez-vous que le Québec soit?
- Ce que les gens qui y seront voudront qu'il soit.
Vous éludez la question!
- Ben oui, mais dans 30 ans vous viendrez visiter ma tombe. À moins que la vôtre ne soit à côté de la mienne! J'aimerais bien que les jeunes soient sympathiques et qu'ils viennent porter des fleurs sur nos tombes...
Le Québec sera très complexe. On commence à peine à devoir faire face au terrorisme, qui est la guerre du 21e siècle. Les jeunes voyagent beaucoup. Si ma génération est allée surtout en Europe, la génération qui a suivi, celle des baby-boomers, est allée surtout en Californie. Celle qui a suivi celle-là, dans le tiers-monde. Sans savoir où ira cette génération des 20 ans, je sais qu'elle en reviendra avec des modèles. Et c'est cela qui aidera ces jeunes à transformer la société. L'avenir dépendra aussi des décisions qu'ils prendront maintenant. Qu'aurait été le Québec sans la nationalisation de l'électricité, par exemple? Qu'aurait été le Québec sans la pilule anticonceptionnelle? Voilà deux grands événements qui se sont passés il y a une quarantaine d'années et qui ont eu un effet économique et social.
Avez-vous un conseil à donner aux jeunes?
- N'oubliez pas de discuter avec vos aînés pour aller au fond des choses. Il y a trop de clichés, pas assez d'Histoire avec un grand H dans ce pays. On a caché l'histoire depuis 20 ans, tous partis confondus. N'oubliez pas de discuter de cela avec vos aînés.
Pour l'instant, l'aîné, c'est vous. Vous avez donc un rôle à jouer auprès d'eux...
- S'ils le veulent bien! Je dirais quand même que je me sens dans une société mal informée et facile à manipuler. J'en suis un peu découragé... C'est la grande responsabilité des médias, qui croient qu'il faut divertir plus qu'autre chose. L'un des moteurs les plus importants de cette société, c'est la télévision. À la Radio-Canada d'il y a 30 ans, j'aurais donné une note de 100 sur une échelle de qualité; à celle d'aujourd'hui, 40. Elle est passée d'une télévision qui pouvait aider la société à évoluer à une télévision qui ne fait plus, principalement, que l'amuser ou la divertir. Et dans les journaux, on retrouve aussi une génération de cégépiens, comme celle qui est au pouvoir. Alors, qu'est-ce que cette société va faire?
Seriez-vous inquiet?
- Nos jeunes ont un sentiment d'impuissance que nous n'avions pas. Probablement parce qu'ils ne sont pas majoritaires. Et parce qu'on consomme rapidement, on se débarrasse rapidement des problèmes. Cette impuissance, ils la ressentent de façon parfois vive. Oui, je suis inquiet...


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