Ceta : la religion du libre-échange absolu

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« Cette vision religieuse du libre-échange va donc servir les intérêts de quelques-uns au détriment de tant d'autres. »

A l'heure où le CETA (traité économique et commercial global entre l'Union européenne et le Canada) va probablement être ratifié par l'Assemblée mardi prochain, il est bon de revenir sur la vision enchantée du libre échange qui nous est servie aujourd'hui.


L'idéalisation du sacro-saint libre échange passe par un storytelling séduisant mais simpliste, comparable à celui qui consiste à nous expliquer que « l'Europe c'est la paix », qu'elle partagerait en son sein des valeurs communes qui auraient permis le maintien de la paix sur tout le continent pendant 70 ans. Bien sûr, on oublie de préciser que la communauté européenne s'est construite grâce à une volonté américaine et que c'est l'équilibre de la terreur qui explique l'absence de guerre entre pays européens. Dans ce même registre, le libre-échange entraînerait automatiquement plus de croissance car la compétition allait permettre une synergie propice à l'innovation.


Plus de parts de marché pour les entreprises, des produits variés et moins chers pour les consommateurs. Une belle symphonie est destinée à nous convaincre que le libre échange profite à tous. Ce constat est partagé par les élites économiques et politiques notamment au niveau européen. Donald Tusk a par exemple déclaré en 2016 que « le libre échange et la mondialisation protègent, mais peu de gens le comprennent et le croient ». Si vous remettez en cause cette belle histoire digne d'un conte de fée, alors vous passez pour un ignorant qui a besoin d'explication – et de propagande bien huilée – pour être un fervent béat du libre-échange. Et si vous osez objecter que l'ouverture au commerce international peut aussi avoir des inconvénients, écoutez l'apôtre Pascal Lamy qui affirma en 2001 que « l’ouverture du marché est une bonne chose pour tout le monde, même pour ceux qui perdent leur emploi à cause de cette ouverture ». La religion du libre échange se confond avec un cynisme décomplexé et assumé.


Pour valider le postulat que le libre-échange profite à tous, certains font référence aux écrits des théoriciens du libre-échange, notamment à ceux d'Adam Smith et de David Ricardo, sauf que leur modèle théorique s'appuie uniquement sur la prise en compte du facteur travail. Le facteur capital est immobile, ce qui montre les limites de cette théorie dans un monde où la liberté de circulation des capitaux est généralisée. Au XXème siècle, d'autres modèles voient le jour mais le postulat reste le même.


Cela ne correspond pourtant pas à l'histoire économique. Il faut savoir que la Grande Bretagne et les États-Unis ont bâti leur puissance économique avant tout par des politiques protectionnistes. En 1651, les actes de navigation pris par le Royaume-Uni autorisent les marins britanniques à avoir le monopole exclusif des colonies avec la métropole. Le développement de l'industrie étasunienne s'est faite avec des droits de douane élevés bien avant Donald Trump. D'ailleurs Georges Washington s'est entouré du protectionniste Alexander Hamilton qui estimait qu'une industrie naissante n'étant pas compétitive à l'extérieur peut tout à fait protéger son industrie à l'aide de droits de douane élevés ou de quotas d'importation. D'ailleurs, il existe encore aujourd'hui le Buy American Act. Lors d'un appel d'offre public, le gouvernement américain doit avoir recours à des entreprises américaines. En d'autres termes, une entrave à la concurrence libre et non faussée pour les adeptes de l'européisme. Les Américains ont bien compris que le libre échange ne doit pas être érigé en totem mais il constitue un instrument de politique économique qui peut avoir sa pertinence tout comme le protectionnisme. Du bon sens, en somme. Ils ont fait du libre-échange lorsque cela était conforme à leurs intérêts.


L'historien Paul Bairoch montre que les périodes protectionnistes sont les plus prospères et que la crise de 1873 commence au moment où les droits de douane sont au plus bas. Ajoutons qu'en France à cette époque, les agriculteurs subissent la baisse des prix accompagnée de celle de leur niveau de vie et que l'explication est à rechercher dans la signature d'accords de libre-échange dans les années 1860 notamment celui de Cobden-Chevalier signé en 1860 avec la Grande Bretagne. On voit que la réalité du libre échange se situe à des années lumières des vénérations exprimées par les dirigeants européens dans le cadre du CETA.


Le libre échange a aujourd'hui pris une nouvelle forme avec les accords du type de celui du CETA, qualifié d'accords de « nouvelle génération ». Il s'agit d'accords ayant pour but de réduire les barrières tarifaires et non tarifaires, ce que l'on appelle les normes censées protéger les consommateurs. La Commission Européenne aime à parler de « rapprochement des normes ». Donc on importe tel pesticide autorisé au Canada et interdit dans le marché intérieur un jour et pas l'autre. Cela n'a pas de sens. Ils s'agit en fait d'abaisser les normes environnementales pour laisser des marchandises contenant des OGM, pesticides, du bœuf nourri avec de la farine animale ou avec des antibiotiques venir tranquillement sur le Vieux Continent. La philosophie est la suivante : Puisque le libre-échange est forcément bien et la mondialisation forcément heureuse, continuons !


Rappelons aussi que c'est l'Union européenne qui a la compétence en matière commerciale. Autrement dit, les intérêts de la France et des agriculteurs ne sont pas représentés puisque l'Union européenne n'a pas mission de les défendre. La négociation de ce type d'accord est régie par le secret notamment en ce qui concerne le mandat de négociation. Il est probable que les dirigeants européens ne soient pas au courant de l'avancée en temps réel des négociations. Puis vient la signature de l'accord, moment de théâtre où les dirigeants européens qualifie le moment d'historique... tout en ne publiant pas la totalité de l'accord mais juste un communiqué de presse comme on l'a encore vu pour le ME.


Ensuite, l'Union européenne cherche aussi à se passer de plus en plus de la ratification des Etats membres. En effet, le CETA est en application « provisoire » depuis le 21 septembre 2017 : c'est 95% des dispositions qui sont mis en place sans vote au Parlement. Un déni de démocratie qui ne concerne pas que cette partie « commerce » de l'accord mais aussi la partie « investissement » où sont prévus les tribunaux d'arbitrages. Des juges soi-disant indépendants pourront condamner les États pour le plus grand bonheur des multinationales. La loi censée être l'émanation de la volonté générale chère à Rousseau va devenir le terrain de jeu de multinationales se prenant de plus en plus pour des États à part entière comme le montre l'introduction d'une crypto-monnaie par Facebook alors que la monnaieest un attribut historique de la souveraineté d'un État. Avec ce type de tribunal, l'entreprise S.D. Myers inc. a attaqué en 2017 le Canada à cause de l'interdiction par le pays d'exporter des déchets contenant des produits phytosanitaires. En 2018, c'est la Cour permanente d'arbitrage de La Haye qui a annulé un jugement de la justice équatorienne qui avait condamné une compagnie américaine Chevron à payer 9,5 milliards de dollars pour dédommager les dégâts écologiques générés par cette entreprise dans la région amazonienne de l’Équateur.


Bien sûr, ce type d'accord est très mauvais pour le climat. Importer à des milliers de kilomètres de la viande certes moins chère mais nourrie avec de la farine animale ou des antibiotiques alors qu'une puissance agricole comme la France a parfaitement les moyens de produire elle-même sa viande constitue une atteinte à la sécurité alimentaire des citoyens français et une aggravation du dérèglement climatique. Les droits de douane quasi-inexistants vont se traduire par de la concurrence déloyale pour les agriculteurs et notamment les éleveurs déjà confrontés à la concurrence libre et non faussée à l'intérieur de l'UE.


Cette vision religieuse du libre-échange va donc servir les intérêts de quelques-uns au détriment de tant d'autres. C'est le symbole d'une élite bien-pensante qui croit avoir toujours raison et qui fait fi de tout avis divergent. Il faut retrouver une politique stratégique inspirée du bon sens et du pragmatisme éloignée des dogmes actuels qui rendent nos gouvernants si aveugles.