« Ceta, le fait accompli contre la démocratie »
CHRONIQUE - Le jour où les élites préféreront répondre aux aspirations du peuple plutôt que de récolter les félicitations des multinationales, ils n’auront plus à craindre cette colère qui leur fait aujourd’hui si peur.
« Un million d’indicatifs ne feront jamais un impératif », affirmait le mathématicien Henri Poincaré, signifiant ainsi que ce n’est pas le fait accompli qui doit prescrire le droit, mais le sens du bien commun et, en République, la volonté du peuple souverain. C’est pourtant bien le fait accompli que tentent d’imposer, comme ils le font depuis des décennies, les tenants de l’idéologie libre-échangiste qui a déjà détruit un million d’emplois industriels en France.
Le Ceta, le traité de libre-échange avec le Canada, vient d’être ratifié par un parlement européen qui nous prouve, une fois de plus, que les représentants, dans les pays occidentaux, ne représentent plus les peuples puisque, sur les sujets essentiels, ils s’empressent de voter l’inverse de ce que souhaitent les électeurs qui leur ont confié mandat (le traité de Lisbonne, rappelons-le, fut ratifié par 90% des parlementaires français alors qu’il était la copie quasi-conforme du traité constitutionnel rejeté par 55% des électeurs). Cette fois, la résistance wallonne avait permis aux grands prêtres du libre-échange de vendre la tartufferie d’un traité renégocié. Les Wallons n’ont obtenu qu’une clause de sauvegarde pour leur agriculture et la promesse que les juges européens des tribunaux arbitraux soient nommés par les États membres. Ce qui ne change strictement rien au fait que les candidats au poste sont trop peu nombreux pour éviter qu’ils ne soient inféodés à une logique mercantile contraire aux intérêts des peuples.
« Une fois que les derniers éleveurs se seront suicidés,
ruinés par l’afflux de 80.000 tonnes de bœuf
et 75.000 tonnes de porc canadiens,
il sera bien temps de suspendre l’accord »
Bien sûr, cette ratification par le parlement européen ne suffit pas, les parlements des États membres de l’Union, et certains parlements régionaux, devront aussi donner leur accord, mais elle permet une application provisoire de certaines dispositions. Le fameux fait accompli. Une fois que les derniers éleveurs se seront suicidés, ruinés par l’afflux de 80.000 tonnes de bœuf et 75.000 tonnes de porc canadiens, il sera bien temps de suspendre l’accord. Mais les producteurs automobiles, les laboratoires pharmaceutiques et les grands opérateurs de service, eux, espèrent d’importants profits. Alors, que valent quelques paysans même porteurs de la mémoire d’une civilisation ?
Idéologie
Derrière ces choix, une idéologie : l’augmentation des échanges serait, en soi, un bienfait pour l’humanité. Pensez donc ! Le Ceta devrait permettre d’augmenter les échanges entre l’Union européenne et le Canada de 25%, nous explique-t-on. Quel type d’échange ? Quelle est la qualité des produits échangés ? Conduisent-ils à une uniformisation de la production et de la consommation entre les deux entités ? Peu importe, échanger, c’est bien. Produire soi-même ce que l’on consomme, c’est du repli et c’est mal. L’idée qu’il puisse exister tous les degrés entre l’autarcie absolue et la division mondiale du travail telle que semblent la souhaiter ces joyeux adeptes de la concurrence faussée ne les effleure pas. C’est eux ou le chaos.
« Les européens doutent du sacro-saint argument de la compétitivité. Ils ne seront jamais assez compétitifs, avec leurs pensions et leur sécurité sociale, face
aux semi-esclaves du monde entier »
Le danger, en effet, est prégnant : les idées « protectionnistes » progressent en Europe. Des esprits obtus s’obstinent à voir ce qu’ils voient, les emplois détruits, les exploitations agricoles qui ferment, le dumping social organisé au sein de l’Union européenne et la concurrence sauvage pratiquée par des pays aux normes inexistantes… et refusent de croire ce que leur racontent les prêcheurs de la religion libre-échangiste : les lendemains qui chantent, les horizons radieux… Pire, ils doutent du sacro-saint argument de la compétitivité. Ou plutôt, ils devinent que cette pente-là est glissante, et qu’ils ne seront jamais assez compétitifs, avec leurs salaires décents, leurs pensions de retraite et leur sécurité sociale, face aux semi-esclaves du monde entier. Qu’ils ne seront jamais assez performants, avec leurs exploitations familiales, leur agriculture de montagne, leurs spécificités locales, face aux fermes-usines canadiennes …
Chantage
« Car la pire escroquerie est là : baptiser ‘repli’ le fait de préférer acheter un produit qui permet
au frère ou au voisin de vivre de son travail,
plutôt que de se diriger vers le moins cher »
Bref, ils n’acceptent plus le chantage. Ils considèrent que la première des libertés est de ne pas dépendre d’autrui pour ses besoins premiers. Car la pire escroquerie est là : baptiser « repli » le fait de préférer acheter un produit qui permet au frère ou au voisin de vivre de son travail, et qui respecte certaines normes imposées par la loi émanant de l’État, et donc du peuple, plutôt que de systématiquement se diriger vers le moins cher, quelles que soient les horreurs écologiques et humaines que recouvre ce prix. Et puisque les plus pauvres n’ont pas forcément ce choix, le protectionnisme représente l’action de l’État pour le leur rendre en compensant par des taxes, des normes et des tarifs douaniers les différences de conditions de production. Cela ne signifie nullement que l’on n’échange pas, mais que l’on choisit librement les conditions pour préserver, à travers les spécificités et les savoir-faire, ce que l’on est.
Le jour où les politiques comprendront que tout cela est la définition même de leur mission, le jour où ils préféreront répondre aux aspirations des citoyens plutôt que de récolter les satisfecit du clergé médiatique et les félicitations des multinationales qu’ils servent avec zèle, ils n’auront plus à craindre cette colère qui leur fait aujourd’hui si peur et qu’ils attisent par leur couardise.
Natacha Polony
18 février 2017
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