Des membres des Black Blocs ne croient pas qu’il faut toujours avoir recours à la force, ni qu’il s’agit là de la forme la plus pure du militantisme.
Certes, un Black Bloc peut simplement défiler en suivant le flot de la manifestation, comme les autres contingents de syndicats, d’organisations non gouvernementales et de partis politiques, agglutinés derrière leurs banderoles et leurs dirigeants. Lorsque j’ai vu des Black Blocs dans des manifestations à Montréal ou ailleurs, ils défilaient ainsi, généralement dans le calme, exprimant par leur seule présence une critique radicale du capitalisme ou de l’État. C’est toutefois lorsqu’un Black Bloc a recours à l’action directe que les médias remarquent son existence. Or le Black Bloc n’est pas un phénomène nouveau. Retour sur une histoire mouvementée.
Les origines
La tactique du Black Bloc apparaît en Allemagne de l’Ouest vers 1980, au sein du mouvement « autonome » (Autonomen), qui se distinguait à l’extrême gauche par sa volonté d’autonomie par rapport aux institutions (États, partis, syndicats). Le mouvement autonome comptait des centaines de squats, véritables lieux de vie collective et d’expérimentation contre-culturelle. À l’occasion de tentatives d’expulsion par les autorités, des Black Blocs, comptant parfois plus de mille activistes, affrontaient les policiers pour défendre le squat.
La tactique du Black Bloc s’est par la suite diffusée dans les réseaux punks, anarchistes et antifascistes. Il semble que les premiers Black Blocs apparaissent en Amérique du Nord dans les années 1990 dans le mouvement antiraciste radical et les mobilisations contre la première guerre contre l’Irak. Le phénomène Black Bloc attire encore l’attention depuis une dizaine d’années dans les grandes mobilisations contre les institutions internationales associées au néolibéralisme et à la mondialisation du capitalisme (Seattle en 1999, Sommet des Amériques à Québec en 2001, etc.). Plus récemment, des Black Blocs sont passés à l’action directe lors du Sommet du G20 à Toronto (2010) et dans les manifestations du mouvement « Occupy », en particulier à Oakland et à Rome.
On l’aura compris, le Black Bloc n’est pas une organisation permanente et il est préférable de parler des Black Blocs (au pluriel). Avant et après une manifestation, un Black Bloc n’existe pas.
Polémique
On affirme souvent que les Black Blocs « infiltrent » les manifestations. Les Black Blocs ont même été identifiés comme le « cancer » du mouvement Occupy. Par de telles condamnations, des porte-parole de mouvements sociaux s’affirment respectables aux yeux des élites, au risque de miner la solidarité et de légitimer la répression policière et la criminalisation de la dissidence. Mais de telles affirmations sont curieuses, car sur quelle base peut-on affirmer que les activistes du Black Bloc ne participent pas à un mouvement social ? Il faudrait pouvoir déterminer à qui appartient un mouvement, et de quel droit.
Pour répondre à cette critique, « des anarchistes parmi d’autres » qui ont participé à des Black Blocs et qui signent le « Manifeste du Carré noir », diffusé en mars 2012 dans le cadre des mobilisations étudiantes au Québec, déclarent : « Nous sommes étudiant-e-s. Nous sommes travailleuses et travailleurs. Nous sommes chomeur-e-s [sic]. Nous sommes en colère. Nous ne récupérons pas une grève. Nous sommes dans le mouvement depuis le début. […] Nous n’infiltrons pas les manifestations, nous aidons à les organiser, nous les rendons vivantes. »
Leurs détracteurs critiquent aussi les membres des Black Blocs pour n’avoir aucune cause politique à défendre puisqu’ils ne voudraient que « tout casser ». Évidemment, certains se joignent sans doute aux Black Blocs sans conviction politique forte. On oublie alors que plusieurs politiciens militent dans les partis politiques non pas par conviction, mais par quête de profit personnel ou de gloire et de pouvoir.
La cible est le message
Il semble en fait que les membres des Black Blocs sont généralement des individus qui ont une expérience militante et une réflexion politique. Des membres des Black Blocs ne croient pas qu’il faut toujours avoir recours à la force en manifestation, ni qu’il s’agit là de la forme la plus pure du militantisme.
Cela dit, en certaines occasions, il leur semble utile et juste de perturber l’ordre social et d’exprimer une colère légitime, sans compter que la « paix sociale » libérale implique elle-même son lot de violence : guerres et brutalités policières, inégalités diverses, exclusion et pauvreté. Qui sait au Québec qu’entre Westmount et Hochelaga-Maisonneuve, la différence d’espérance de vie est d’environ 10 ans ? Fracasser une vitrine ? Ce n’est pas de la violence, dit-on alors, ou ce n’est rien en comparaison de la violence du système.
Au-delà des communiqués plutôt rares, c’est par leurs graffitis et leurs cibles que l’on peut saisir la pensée politique des Black Blocs. Il ne s’agit jamais - ou presque - de « violence aveugle ». Les cibles sont associées au capitalisme (banques, firmes multinationales), aux grands médias privés ou publics, à l’État (surtout la police) et, parfois, au patriarcat (lors du Sommet du G20 à Toronto, une boutique d’American Apparel et un club de danseuses nues ont été la cible d’un Black Bloc qui comptait de nombreuses femmes).
Le Black Bloc semble donc reprendre à son compte l’affirmation exprimée au début du xxe siècle en Grande-Bretagne par Emmeline Pankhurst, dirigeante des suffragettes, pour qui « l’argument de la vitrine cassée est le meilleur du monde moderne ». Elle justifiait ainsi l’action collective de centaines de militantes qui avaient fracassé en mars 1911 des dizaines de vitrines dans les rues commerciales de Londres. À la suite d’une arrestation de masse, une des prisonnières dira : « Nous avons tout essayé - les manifestations et les assemblées - et cela n’a rien donné. »
Selon le politologue Nicolas Tavaglione, « les Black Blocs sont les meilleurs philosophes politiques du moment », car ils demandent à la société de choisir entre la protection de biens matériels et la brutalité policière, ou encore entre le maintien de l’ordre social et la liberté et l’égalité.
Les Black Blocs, en effet, sont anarchistes, communistes, écologistes ou féministes radicales, et le plus souvent - selon leurs communiqués - contre toutes les hiérarchies et toutes les autorités. Les Black Blocs n’ont pas de chef et n’en veulent pas. Dans le communiqué « Pourquoi étions-nous à Gênes », diffusé après le Sommet du G8 en 2001, des membres d’un Black Bloc déclarent : « Nous ne cherchons pas à trouver une place au sein des discussions entre les maîtres du monde ; nous voulons qu’il n’y ait plus de maîtres du monde. »
Rester critique
Je ne prétends pas ici avoir dit toute la vérité sur les Black Blocs, ni bien sûr tout connaître à leur sujet, et encore moins être leur porte-parole. Par ailleurs, on peut critiquer les Black Blocs selon des principes moraux : « On reste pacifiques ! » (mais qui détermine le bien et le mal ?), en référence à des normes juridiques : « C’est criminel ! » (mais qui juge du bon droit ?), en raison de calculs politiques : « Ils nuisent au mouvement ! » (mais qui décide de ce qui est « efficace » ou non ?).
Il faut savoir, cela dit, que des centaines ou des milliers de manifestantes et manifestants sont aussi favorables aux Black Blocs. De plus, la « violence » en manifestation n’est pas seulement le fait des Black Blocs, tandis que celle des policiers est toujours plus brutale.
Enfin, chercher sérieusement à comprendre l’histoire et les actions des Black Blocs et prendre le temps de lire leurs communiqués diffusés au fil des mobilisations permet de rester critique devant les discours simplistes des faiseurs d’opinions, des politiciens et des policiers qui se plaisent à lancer à leur sujet toutes sortes d’affirmations fausses et totalement gratuites - même si je considère la gratuité comme un très beau principe.
Black Bloc
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Francis Dupuis-Déri
Professeur de science politique à l’UQAM et auteur du livre Les Black Blocs (Lux, 2007)
Black Bloc et carré rouge
Désobéissance civile - Printemps québécois
Francis Dupuis-Déri17 articles
Professeur de science politique à l'UQAM et auteur d'un essai à paraître sur la guerre en Afghanistan et en Irak, "L'Éthique du vampire" (éditions Lux)
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