Au cirque Bouchard-Taylor

Livres - 2008


On dit que le journaliste passe la moitié de son temps à parler de ce qu'il ne connaît pas et l'autre moitié à taire ce qu'il sait. La boutade fait sourire, d'autant plus qu'elle nous est léguée par nul autre qu'un journaliste - Henri Béraud, reporter et romancier français, vieux copain d'Albert Londres.

J'avais cette réflexion en tête en entamant la lecture de Circus Quebecus (Boréal), un essai que viennent de faire paraître mes collègues Jeff Heinrich, de The Gazette, et Valérie Dufour, du Journal de Montréal, sur le grand cirque de la commission Bouchard-Taylor, dont on attend le rapport en mai. J'avais cette réflexion en tête non pas parce que les auteurs y parlent de ce qu'ils ne connaissent pas - au contraire, ils ont suivi religieusement la roulotte du cirque du début à la fin, aux quatre coins du Québec. Mais parce qu'ils se permettent justement de dire tout ce qu'ils ont dû taire dans le cadre de leur couverture quotidienne de la commission, faute d'espace, de temps ou d'à-propos.
Critiques du cirque, les deux journalistes sont assez lucides pour noter qu'ils en faisaient aussi partie. Les grands médias ont bien sûr quelque chose à se reprocher dans toute cette histoire, concèdent-ils, citant entre autres les sondages «parfois maladroits», «la multiplication de scoops sur le dernier accommodement déraisonnable du jour» et «un certain empressement à bien vouloir croire les «bons citoyens» qui dénonçaient les «abus» des «autres»«. Mais tout ne peut pas être toujours de la faute des médias, souvent injustement pris à partie par les commissaires Charles Taylor et Gérard Bouchard.
L'essentiel du propos de Circus Quebecus est ailleurs. Il est dans l'exploration de tout ce qui a été coupé au montage dans l'exercice quotidien des journalistes. Placées bout à bout, ces retailles nous donnent un éclairage critique fort intéressant sur la très médiatisée commission. On y lit des trucs anodins et d'autres plus décapants sur les coulisses du cirque. Ça va des nombreuses blagues de «mononcle» de Gérard Bouchard au traitement absurde réservé aux médias qui couvraient la commission. Parfois, c'est une anecdote, qu'on lit en souriant. Je pense à cette discussion entre un camionneur de Joliette et Gérard Bouchard, que l'on découvre sous son identité méconnue d'ex-chauffeur de camion, très intéressé par les problèmes de «double clutch».
Mais l'anecdote ne fait pas le cirque. Il y a plus. Sous le chapiteau de Circus Quebecus, on croise une foule des personnages burlesques. Des «lobbyistes de la pureté», catholiques, musulmans ou autres, qui ont profité de la commission pour vendre leur salade. Des «clowns jovialistes» personnifiés avec brio par certains maires (dont Gérald Tremblay qui semble croire le plus sérieusement du monde que manger des merguez au parc Jean-Drapeau est le remède à tous les maux d'intégration). Des «assimilés», immigrants plus catholiques que le pape, plus fiers d'être québécois que les Québécois eux-mêmes. Il y a aussi un éléphant nommé Hérouxville. Un grand magicien nommé Mario qui, après avoir invité la population au cirque, se sauve par la porte d'en arrière.
Sous le chapiteau, on rencontre aussi des «lanceurs de couteaux» - Québécois de souche et immigrants - qui ont entonné en choeur le refrain «Je ne suis pas raciste, mais...» sous les yeux des commissaires qui n'intervenaient pas de façon cohérente devant des propos racistes ou xénophobes. Sévères, parfois. Silencieux, d'autres fois.
Le chapitre le plus percutant de Circus Quebecus est sans doute celui intitulé «Les dompteurs de lionnes» - les dompteurs, étant les commissaires Bouchard et Taylor et les lionnes, les féministes qui ont eu droit à des coups de fouet. On y assiste à des échanges musclés entre les uns et les autres. Les deux journalistes constatent que la plupart des femmes qui venaient faire part, parfois à tort, parfois à raison, de leurs inquiétudes face au hijab ou à la burqa étaient accueillies avec une brique et un fanal, alors que les musulmanes voilées n'avaient droit qu'à des fleurs et à des questions complaisantes. Le sujet est glissant et complexe, certes. Il a déjà donné lieu à bien des dérapages, d'où une prudence compréhensible de la part des commissaires qui ne voulaient pas jeter de l'huile sur le feu. Mais on peut tout de même se demander si, au nom d'une soi-disant ouverture, ils n'ont pas parfois péché par excès d'angélisme. Quand on sait qu'une mosquée de Montréal affichait jusqu'à tout récemment sur son site Internet un avertissement ahurissant selon lequel les femmes non voilées risquent d'être violées, on a le droit de se poser des questions sans risquer la fosse aux lions.


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