Dans le tranquille Empire canadien, les frasques des représentants de Sa Majesté britannique, qui officient dans les onze capitales du pays, suscitent à l’occasion de stridentes exaspérations. La démission surprise de la cosmonaute Julie Payette du poste de Gouverneur générale du Canada le 21 janvier 2021, après le dépôt d’un rapport révélant une gestion chaotique de fonctions pour l’essentiel cérémonielles, a déclenché une vague d’indignation. Journalistes et éditorialistes ont dénoncé la vétusté de l’institution monarchique au Canada, ses coûts faramineux et les privilèges capricieux réservés aux substituts de la Reine du Canada, qui les suivent jusqu’à trépas. Et si l’on en croit les sondages, les Québécois, davantage encore que les autres Canadiens, seraient « écœurés » par la monarchie. Ce nouvel épisode de la chronique monarchique canadienne ne fait pourtant que rejouer un vieux film. En novembre 1996, le comédien et lieutenant-gouverneur Jean-Louis Roux démissionna, après qu’on lui eut reproché l’expression de sympathies néo-fascistes dans sa jeunesse ; l’Assemblée nationale vota même une résolution qui déplora le caractère colonial de l’institution et réclama son abolition, quitte, à défaut d’une telle réforme, à ce que le cabinet fédéral nomme à la tête de l’exécutif québécois une personnalité que l’assemblée aurait « elle-même désignée démocratiquement. » En 2007, les vérificateurs généraux du Canada et du Québec ont documenté d’importantes dépenses irrégulières effectuées par la lieutenante-gouverneure Lise Thibault pendant ses mandats de 1997 à 2007 ; la cheffe formelle de l’exécutif québécois reconnut sa culpabilité criminelle à des accusations de fraude en 2014. Un autre officier de Sa Majesté, Michel Doyon, avait même suscité la controverse lors de sa prise de fonction en 2015 pour avoir soutenu que son rôle, loin d’être symbolique, lui conférait d’énormes pouvoirs, « dont celui de ne pas sanctionner une loi qu’il jugerait anti-démocratique »[1]. En 2020, M. Doyon s’est même permis de critiquer la gestion de la pandémie du COVID faite par le gouvernement Legault, au point d’évoquer le spectre de « Big Brother »[2].
Le désamour des Québécois vis-à-vis de la monarchie est ancien. Lors des débats sur la formation du Canada en 1865 au parlement du Canada-Uni, les Rouges d’Antoine-Aimé Dorion, qui dirigeaient l’opposition, s’étaient récriés contre le caractère monarchique du nouveau Dominion, contraire à l’esprit républicain et libéral qui déferlait sur l’Europe et les Amériques. En 1934, l’Action libérale nationale, une frange dissidente du parti libéral menée par Paul Gouin, petit-fils du premier ministre Honoré Mercier, avait réclamé « la remise des fonctions et des pouvoirs du Lieutenant-gouverneur entre les mains du Juge en chef de la Cour d’Appel ». Autour de la revue l’Action nationale à la fin des années 1940, des intellectuels comme André Laurendeau soulignèrent l’anomalie canadienne, une monarchie en Amérique, insensible à son devenir républicain. Les premiers indépendantistes québécois brandirent soudain l’idée d’une république laurentienne ou québécoise, mais rapidement, les souverainistes eux-mêmes, sous les auspices du Parti québécois de René Lévesque, étouffèrent l’idée. Or, le premier ministre Daniel Johnson, qui avait publié en 1965 un projet national d’inspiration républicaine, Égalité ou indépendance, eut de la suite dans les idées une fois parvenu au pouvoir. En juillet 1968, ses hauts fonctionnaires déposèrent à un comité intergouvernemental un document qui proposait que le Canada devienne une République, et que le Québec lui-même en devienne une au sein de l’union canadienne. Une crise cardiaque emporta Johnson deux mois après le dépôt de cette proposition audacieuse, qu’aucun parti politique québécois n’a reprise par la suite. En fait, lorsqu’ils abordent le régime politique dans leur programme, les partis évoquent tout au plus l’abolition de la monarchie ou du poste de lieutenant-gouverneur comme l’a fait la Coalition Avenir Québec (CAQ) dans son programme « nationaliste » de 2015. Le Parti Québécois a certes réintroduit l’idée d’une République du Québec indépendante dans son programme, mais le concept est resté étranger à son discours, borné à l’abolition de la monarchie canadienne. Québec Solidaire a bien réclamé l’abolition du serment d’allégeance au Souverain exigé des députés québécois, mais sans vraiment faire de la république une idée directrice de son programme politique. Quant au parti libéral du Québec, un tantinet républicain à l’époque de Télesphore-Damien Bouchard, adversaire de Duplessis, il s’est plutôt gardé de toute velléité républicaine déclarée, bien que l’ex-ministre des Relations intergouvernementales, Benoit Pelletier, ait déjà suggéré de moderniser la fonction de lieutenant-gouverneur, au lieu de l’abolir[3]. En fait, les partis politiques au Québec ravalent la question du régime politique, république ou monarchie, que ce soit pour le Québec ou pour le Canada, à un bibelot d’inanité sonore. Tout au plus préconisent-ils l’abolition du poste de lieutenant-gouverneur ou du serment d’allégeance comme si, par enchantement, une fois ce reliquat « impérial » remisé, le Québec serait enfin soulagé de la monarchie.
Mais c’est là une pensée à courte vue, qui révèle une certaine méconnaissance du régime constitutionnel canadien. C’est comme si on s’imaginait que par une branche coupée, on fait tomber l’arbre, ou que par un poste surnuméraire supprimé dans une entreprise sans rien changer à sa structure, on précipite la liquidation de l’organisation. Même si, par extraordinaire, on abolissait le poste de lieutenant-gouverneur, le Québec serait encore prisonnier de la monarchie à la canadienne ; même le serment d’allégeance ôté sans rien changer au reste conserverait cette institution. On ne comprend guère le fait que la monarchie, si inactive qu’elle paraisse, fournit néanmoins le logiciel par lequel sont organisés les pouvoirs, exécutif, législatif et judiciaire, ainsi que les rapports entre les gouvernants et les gouvernés. La culture monarchique du pouvoir s’est enracinée profondément au Canada, y compris au Québec ; on a transféré à des monarques élus, les premiers ministres, les vieilles prérogatives régaliennes, si bien que l’exercice du pouvoir paraît le privilège d’un exécutif concentrant quasiment la souveraineté, et non comme un service que les titulaires de charges précaires rendent à un peuple souverain. En réalité, l’État au Canada est pensé comme une Couronne jouissant d’impérissables propriétés, qui survit aux viles vicissitudes de la démocratie.
Illustrons comment l’abolition de la monarchie ne peut mener qu’à la fondation d’une république. Abolissons le lieutenant-gouverneur (en supposant l’aval d’une réforme constitutionnelle réussie). Mais qui nommera le premier ministre et son gouvernement, qui confirmera le déclenchement des élections et la convocation du parlement, qui signera les décrets du gouvernement ? Dans le système monarchique canadien, le pouvoir législatif inclut la souveraine britannique ou son représentant. C’est vrai à Ottawa, où le parlement, aux termes de la constitution, est constitué de la Reine et de deux chambres, et à Québec, où il réunit le lieutenant-gouverneur et l’Assemblée nationale. Autrement dit, l’abolition de la monarchie conduit à repenser le pouvoir législatif, qui devra être mieux séparé de l’exécutif. En théorie, le président de l’Assemblée nationale pourrait reprendre certaines prérogatives du lieutenant-gouverneur, mais cette solution, techniquement faisable, ne règlerait que partiellement le problème. Mieux vaut les confier à un président démocratiquement désigné qui, sur le modèle des républiques parlementaires en Europe, confie au premier ministre le gouvernement tout en exerçant sur les institutions une vigilance utile. Ce qui pose la question de la formation de l’exécutif, qui actuellement est une créature du souverain, sans nécessiter une approbation préalable du pouvoir législatif. Dans un régime devenu républicain, il serait opportun que le choix du premier ministre désigné par le président et de l’équipe gouvernementale fasse l’objet d’un vote d’investiture ou d’une confirmation parlementaire. Selon la constitution actuelle, l’Assemblée nationale ne peut adopter de loi qui affecte le revenu public ou crée une taxe ou un impôt sans avoir reçu au préalable la recommandation du lieutenant-gouverneur, qui est d’ordinaire exprimée par le ministre responsable en chambre. À Ottawa encore prévaut aussi le principe que toute disposition législative qui affecte les prérogatives, les revenus héréditaires, les biens ou les intérêts de la Couronne nécessite le consentement royal, dont l’expression revient au gouverneur général à titre de représentant du souverain; sans ce consentement, transmis par le ministre responsable, on ne peut procéder à l’étude du projet de loi. Par ailleurs, même les tribunaux entretiennent au Canada une vision passablement monarchique de leur office ; sur la base du principe que la couronne est une fontaine de justice, ceux-ci ont rehaussé leur rôle. Aujourd’hui encore, c’est au nom de cette couronne, et non de la collectivité des citoyens, que les actions en justice de l’État sont engagées. En réalité, figurée sur le papier monnaie, dressée en statue dans les places publiques et baptisant du nom de ses souverains des rues, des boulevards et des lieux insignes, la Couronne est partout, éclipsant un peuple sans histoire et sans exploit propre dans l’imaginaire social.
L’éducation forme un autre domaine où l’esprit monarchique s’est curieusement ancré dans les esprits. On ignore que plusieurs établissements d’enseignement postsecondaire au Québec doivent leur existence à un vieux principe monarchique du droit britannique, en vertu duquel le souverain jouit de la prérogative d’instituer, par sa seule volonté imprimée dans des lettres patentes portant le sceau royal, des maisons d’enseignement supérieur et de leur conférer le statut de personne morale[4]. C’est grâce à des lettres patentes portant le sceau du lieutenant-gouverneur et prises au nom de Sa Majesté que les cégeps et les constituantes de l’Université du Québec ont vu le jour. Il faudra penser à une autre façon de créer des maisons de haut savoir, si l’on est sérieux dans la volonté de sortir de la monarchie. Celle-ci a réussi d’ailleurs à se mousser auprès des mondes de l’enseignement et des arts par la distribution d’honneurs. D’où les prix du Gouverneur général et les médailles du lieutenant-gouverneur que l’on s’arrache encore. Une Société royale du Canada, créée par une charte de Sa Majesté en 1883, tient lieu d’académie des sciences au pays (et le Québec n’a toujours pas créé la sienne) et se glorifie d’ouvrir des « chapitres » dans les universités québécoises (un autre malencontreux anglicisme introduit inconsidérément dans la langue).
La monarchie constitutionnelle a aussi contribué à préserver la souveraineté parlementaire contre la tentation d’affirmer la souveraineté populaire. Le peuple, au Canada, n’est pas un corps politique souverain ; on le consulte parfois par référendum, et les électeurs, certes, décident de la composition des chambres élues, et par ricochet, du parti gouvernemental. La constitution au Canada, encore sans version française officielle exceptée la loi issue de la réforme de 1982, est le sous-produit essentiellement de conclaves politique et juridique, où le peuple n’a eu aucune part. Un esprit républicain de la démocratie au Québec exigerait que sa population se prononce par référendum sur un projet de constitution d’une République québécoise. Par ce moyen parlerait un peuple souverain.
Ce qui pose la question de la mise en œuvre de l’idée de république, s’il s’agit d’aller au-delà des habituelles incantations. Se défaire de la monarchie implique une lourde réforme constitutionnelle, soumise à la règle de l’unanimité, une entreprise qui paraît compliquée et périlleuse au vu des échecs des tentatives de réforme constitutionnelle survenues entre 1987 et 1992. Cependant, le Québec risque tôt ou tard d’être entraîné dans le débat constitutionnel. L’Alberta est toujours pressée de tenir un référendum sur la péréquation, dans le but avoué de rouvrir la constitution. La mort ou l’abdication prévisible d’Elizabeth II, puis l’accession au trône d’un Charles III, pourraient précipiter plusieurs royaumes outremer du monarque anglais vers la République. Certains croient même qu’un changement de monarque obligerait nos parlementaires à prêter serment à nouveau au souverain fraîchement couronné, voire à subir l’épreuve d’élections anticipées. Au lieu de se condamner à l’attentisme, le Québec peut prendre les devants et ainsi proposer au référendum son passage au statut de république fédérée ; un référendum gagnant enclencherait une obligation de négocier de bonne foi l’avenue ainsi approuvée. Rien n’empêche qu’un tel référendum soit tenu simultanément des élections générales. Selon le juriste André Binette, l’Assemblée nationale peut même lancer cette réforme en adoptant, tout simplement, une résolution de modification constitutionnelle. Le Québec pourrait aussi inscrire dans la partie V de la Loi constitutionnelle de 1867 relative à sa constitution interne son désir de former une république dans l’union canadienne, sitôt fini le règne de la souveraine.
Il n’y a rien d’incongru à ce qu’un état fédéré devienne république. Les cantons de Genève, de Neuchâtel et du Jura se déclarent tels, comme la Bavière, en Allemagne. Aux États-Unis, le régime républicain s’impose aux états. Ils ont proclamé leur indépendance en 1776, sous le titre d’État « libre » ou de « Commonwealth », d’autres façons de dire la république en anglais. Les Américains ont formé une fédération en 1787 en reprenant de Montesquieu l’idée de république fédérative, qui est une association de républiques possédant des organes communs. Au vrai, l’idée de république n’est pas plus fédéraliste qu’elle n’est indépendantiste. C’est une idée universelle, à laquelle nos élites au Québec ont tourné le dos depuis l’échec politique des Patriotes. Selon le mot d’ordre d’Étienne Parent, beaucoup se sont convaincus que le destin du Canada français réside dans l’amélioration de sa vie ordinaire par l’éducation, l’industrie et la ferveur missionnaire ; laissons aux grands peuples les grandes questions. Nous verrons si le Québec échappera au sort jeté par Étienne Parent. Ou bien il s’affirme comme collectivité libre qui possède sa « chose publique » propre et s’érige donc en république, au sein ou en dehors du Canada ; ou bien il laisse celui-ci couronner son chartisme et son multiculturalisme triomphants du trophée de la République canadienne.
[1] Jocelyne Richer, « Pouvoirs du Lieutenant-gouverneur : le PQ contredit J.Michel Doyon », La Presse, 29 septembre 2015.
[2] Caroline Plante, « La COVID-19, un danger pour la démocratie, avertit le lieutenant-gouverneur J.Michel Doyon », Le Soleil, 22 avril 2020.
[3] Marco Bélair-Cirino, « Moderniser ou abolir la fonction ? », Le Devoir, 26 septembre 2015.