Relance de la controverse constitutionnelle

À qui profite la polarisation politique?

Chronique de Rodrigue Tremblay

Idées, vendredi 17 décembre 1999, p. A9
Tremblay, Rodrigue
Ancien ministre québécois
"La politique, c'est comme le hockey; je le rentre dans la bande, il me rentre dans la bande, et après, on prend un verre ensemble!"
- Jean Chrétien
L'attaque frontale et non provoquée que Jean Chrétien et son acolyte Stéphane Dion ont lancée contre le Québec le 10 décembre dernier a besoin d'être placée dans son contexte politique si on veut comprendre ce qui se passe. Comment expliquer, en effet, que nous nous retrouvions soudainement, à la fin de 1999, dans une controverse constitutionnelle fraîchement fabriquée? La réponse doit être recherchée dans les avantages politiques que les protagonistes retirent des initiatives qui l'ont fait naître. Et ici, un certain rappel historique s'impose.
Légitimité politique du gouvernement Chrétien
Lors des élections fédérales du 2 juin 1997, le parti de Jean Chrétien fut élu avec une courte majorité de cinq sièges et 39 % des suffrages exprimés (36 % au Québec). Puisque seulement 66,9 % des électeurs inscrits votèrent lors de ces élections, on peut dire que le Parti libéral du Canada accéda au pouvoir avec l'appui direct de seulement 26,1 % de l'électorat canadien.
Il s'agissait pour ce parti politique d'une baisse importante par rapport à l'élection de 1993 qui l'avait porté au pouvoir. Non seulement il perdait 19 sièges, son pourcentage de votes récoltés était aussi en baisse. En effet, en octobre 1993, le PLC avait obtenu 41 % des votes exprimés. Comme 69,9 % des électeurs s'étaient alors présentés aux urnes, l'accession au pouvoir des libéraux fédéraux s'était donc faite avec l'appui direct de 28,7 % de l'électorat.
Dans un tel contexte, comment un politicien qui ambitionne solliciter un troisième mandat doit-il se comporter? Dans le cas de Jean Chrétien, un politicien professionnel s'il en est un, il n'a pas séduit les instances qui contrôlent le Parti libéral du Canada par son intellect, ni par ses propositions de grandes politiques ou de grandes réformes. Plutôt, ce qui le rend utile aux power brokers et aux red-necks du Canada anglais, c'est son acharnement indéfectible contre le Québec, sa patrie d'origine, même s'il réside en Ontario depuis 35 ans. La polarisation politique et constitutionnelle du Canada anglais contre le Québec est essentielle pour sa propre survie politique et électorale.
Le sabotage de l'Accord du lac Meech
Jean Chrétien l'avait bien compris lors de la procédure d'adoption de l'Accord du lac Meech en 1990, accord historique que le gouvernement Mulroney était sur le point de faire accepter par les législatures provinciales après l'avoir fait entériner par le Parlement canadien. En pleine campagne pour la direction du Parti libéral du Canada, Jean Chrétien fit pression sur ses alliés libéraux au pouvoir au Nouveau-Brunswick (Frank McKenna) et à Terre-Neuve (Clyde Wells), en plus de compter sur l'opposition libérale au Manitoba (Sharon Carstairs), afin de saboter l'Accord du lac Meech. C'est ce qui se produisit: la législature de Terre-Neuve renversa sa première acceptation en faveur de l'accord tandis que celle du Manitoba refusa de l'entériner. Une fois élu chef libéral et devenu premier ministre, Jean Chrétien récompensa ses collaborateurs: Clyde Wells fut nommé juge fédéral et Sharon Carstairs fut faite sénatrice.
L'adoption de l'Accord du lac Meech constituait une menace pour le capital politique du PLC et, surtout, pour celui de Jean Chrétien. En effet, le compromis constitutionnel et politique contenu dans l'accord assurait au Canada des décennies de paix constitutionnelle puisque le Québec entérinait par ce fait même l'Acte constitutionnel de 1982, Constitution adoptée, rappelons-le, contre la volonté unanime du Parlement du Québec, alors que Jean Chrétien était ministre de la Justice dans le cabinet de Pierre Elliott Trudeau.
L'adversaire principal de Jean Chrétien à la course au leadership libéral au printemps de 1990, Paul Martin, n'était pas dupe des jeux de coulisses de son vis-à-vis. En effet, il déclara à la Presse canadienne, le 10 mai 1990, ce qui suit: "Il [Jean Chrétien] a fait campagne pendant un an sur le dos du Québec en disant au Canada anglais qu'il n'y aurait pas de problème au Québec si l'Accord du lac Meech échouait."La nouvelle course au leadership du PLC
Dix ans plus tard, avec un dollar canadien à 68 ¢ US plutôt qu'à 90 ¢ US, Jean Chrétien entreprend de refaire le même coup à Paul Martin. En effet, alarmé par la popularité du ministre des Finances, qui a réussi à mettre de l'ordre dans les finances publiques fédérales, par la remontée possible du Parti conservateur avec Joe Clark à sa tête et par des sondages qui indiquent une grande tiédeur de l'électorat canadien face à la perspective d'un troisième mandat pour Jean Chrétien, quelque chose devait être fait. La recette maintes fois éprouvée consiste à relancer la polarisation constitutionnelle afin de rappeler aux militants libéraux l'utilité de garder un authentique "French Canadian pea soup" à leur tête. Cela s'impose d'autant plus s'il s'agit d'une valeur sûre qui a fait, à de multiples occasions dans le passé, la preuve que l'on pouvait compter sur lui pour parler en mal du Québec et rapetisser sa patrie d'origine.
Une telle repolarisation de l'électorat autour de la "question du Québec" a aussi l'avantage additionnel de servir de mesure de diversion et, ainsi, de détourner le bon peuple de questions terre à terre, telles l'état lamentable du système de santé canadien, le désordre et la vulnérabilité de l'industrie du transport aérien, la montée du crime international au Canada, les impôts élevés ou l'exode des cerveaux, etc.
On pourra dire que cette stratégie comporte néanmoins le risque de dédouaner le gouvernement de Lucien Bouchard à Québec, empêtré dans des problèmes qui ont ramené sa popularité sous la barre des 40 %. Mais comme les sondages quotidiens qu'effectue le gouvernement fédéral démontrent que le gouvernement Bouchard a tout fait depuis quatre ans pour s'aliéner les nationalistes conservateurs et que l'option souverainiste est à son plus bas niveau en dix ans, le risque de lui porter assistance en attaquant le Québec n'est pas très élevé. Dans les circonstances et dans la perspective de la citation en début de texte, une crise constitutionnelle qui consolide la position de Jean Chrétien au Canada anglais et lui assure un troisième mandat vaut bien le coût politique de servir une planche de salut à l'adversaire.
Les perdants
Qui sont les perdants de cette stratégie toute cynique et toute machiavélique?
Ce sont, dans un premier temps, les adversaires de Jean Chrétien dans son propre parti, Paul Martin en tête de liste. Les deux partis politiques qui ont leurs assises exclusivement au Canada anglais sont forcés de répondre à la surenchère libérale fédérale dans le Quebec bashing. C'est ce qu'ont bien compris Preston Manning du Reform Party and Alexa McDonough du NPD, qui se sont hâtés d'appuyer le gouvernement Chrétien dans sa manoeuvre et même de renchérir. Il est en effet politiquement payant au Canada anglais de faire carrière contre le Québec.
Les partis politiques fédéralistes qui ont des assises au Québec sont aussi piégés par la polarisation circonstancielle que Jean Chrétien vient de relancer. Dans ce camp, on retrouve le Parti libéral du Québec, sous la direction de l'ancien chef conservateur Jean Charest, et le Parti conservateur du Canada, sous la direction retrouvée de Joe Clark. À la différence de Jean Charest, Joe Clark n'est cependant pas tombé tête première dans le piège de Jean Chrétien et s'en est dissocié.
Les véritables perdants de cette repolarisation politique toute télécommandée sont les citoyens québécois, sur le dos de qui on se construit des carrières politiques, sans faire d'efforts pour répondre à leurs aspirations légitimes. Ce sont aussi l'ensemble des citoyens canadiens: le gouvernement à Ottawa se sert d'épouvantails constitutionnels pour refuser de s'attaquer aux problèmes économiques et sociaux qui confrontent la population. Il s'agit d'un bel exemple de la politique à son pire.


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