Robert Bourassa, premier ministre mal aimé, qui a consacré sa vie au Québec, a rêvé d'un Québec fort, à sa manière, en misant sur cette formidable et exceptionnelle richesse collective qu'est l'hydroélectricité, a dû subir un affront posthume. L'aveuglement partisan de bas étage a éclaboussé l'hommage qu'on lui a rendu avec le dévoilement de sa statue à Québec. Le premier ministre Jean Charest a bien tenté de corriger l'impair, mais le mal était fait. Le Québec est une société qui semble incapable de s'élever, ne serait-ce qu'un moment, pour rendre hommage à un serviteur de l'État.
Ce minable cafouillage fait remonter à la surface nos vieux démons, en l'occurrence notre difficulté à quitter le sol, à nous extraire de nos petites luttes fratricides, à abandonner la partisanerie aveugle. Peut-il exister une expression de reconnaissance à l'endroit de ceux grâce à qui le Québec actuel s'est développé ? La décision des organisateurs libéraux revanchards donne raison à ceux qui se méfient de la politique, dont ils disent qu'elle est sale. Bien sûr, les responsables de ce coup fumant se sont excusés mercredi, sous la pression, on le suppose, de Jean Charest.
Ce triste incident nous incite à réfléchir sur notre difficulté à rendre hommage à des citoyens émérites. En acceptant tardivement l'invitation, à cause du dérapage des organisateurs libéraux mouchés par le premier ministre Charest, qui prouve ici son sens de l'État, les ex-premiers ministres Jacques Parizeau et Lucien Bouchard se sont révélés tels qu'en eux-mêmes, c'est-à-dire des hommes qui savent s'incliner devant l'Histoire et les institutions de l'État. Aux États-Unis, dans l'adversité ou à l'occasion d'une reconnaissance collective, les présidents se retrouvent côte à côte. Pour chaque président qui meurt, une bibliothèque s'élève à sa mémoire et tous les ex-présidents assistent à l'inauguration. Au Québec, pays où le débat public, salutaire et nécessaire, est remplacé par les chicanes claniques, une partie non négligeable de l'opinion publique semble se complaire dans le ressentiment.
Honorer le premier ministre qui a compris que la richesse québécoise passait par la construction de ces cathédrales du XXe siècle que sont les grands barrages, ce n'est pas adhérer au Parti libéral passé ou présent, ce n'est pas être utilisé politiquement par le gouvernement actuel, c'est simplement faire oeuvre de mémoire. Notre histoire est incarnée par des hommes qui n'ont été ni tyranniques ni sanguinaires, faut-il le préciser ? Robert Bourassa fut un politicien habile, rusé certes, mais généreux et habité par une passion pour le Québec et les Québécois. Comme d'autres, il s'est consacré à la tâche de gouverner pour le bien commun, sans enrichissement personnel. Car la politique n'enrichit pas ceux qui s'y dévouent et la grande majorité est honnête, une vérité impopulaire qui n'est pas bonne à dire.
Les Québécois ont la mémoire courte, aussi courte que la reconnaissance. Et ils semblent réticents à rendre hommage à leurs élites, dans une sorte d'allergie découlant d'un égalitarisme démagogique qu'ils croient démocratique. Le «On n'a pas de statue, nous autres, pourquoi ils en auraient, eux autres ?» se range dans la catégorie de l'indigence idéologique et de l'aveuglement.
Il existe une surabondance de galas dans le domaine du show-business et de la télévision, où l'on distribue tant de trophées qu'ils en perdent leur sens. Dans le sport, on ne compte plus les hommages dithyrambiques rendus aux sportifs, que l'on comble aussi de cadeaux lors de leur retraite. L'opinion publique se rallie à ces hommages et on s'agglutine devant l'écran lors des galas télévisés en applaudissant à tout rompre. Cette même opinion proteste lorsqu'il s'agit de rappeler l'oeuvre de ceux qui ont servi la population au meilleur de leurs connaissances. Bien sûr, tous les politiciens ne méritent pas également. Leur importance historique est fonction de la pérennité de leur action, de leur rayonnement et de la durée de leur mandat public. René Lévesque, par exemple, la plus aimée et la plus respectée des personnalités politiques du XXe siècle au Québec, dont l'oeuvre comprend la nationalisation de l'électricité et l'assainissement du financement des partis politiques et des campagnes électorales, René Lévesque, qui a servi le peuple dans la dignité en le respectant, est représenté par une statue grotesque, miniaturisée, une caricature réductrice de l'homme et de son action politique. Il faudra bien un jour faire un examen de conscience collectif afin de comprendre pourquoi la hargne, la dérision et l'ingratitude ont pris le pas sur la reconnaissance et l'admiration, ces vertus qui grandissent ceux qui les pratiquent.
denbombardier@vidéotron.ca
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