Mardi passé à l'université de Liège (avec d'autres institutions comme l'UCL, la province de Liège, le Fonds d'Histoire du Mouvement Wallon, l'Institut Destrée... et même la Communauté française) , un colloque se tenait avec comme titre Le long été de 1912. Certains, bien entendu, mettront en cause le caractère apparemment outrancier du titre que j'ai donné à cette chronique. Pourtant on peut s'en expliquer.
Un travail historique récent
Aussi invraisemblable que cela puisse sembler, le travail historique sur la Wallonie a seulement trente ou quarante ans d'âge. Malgré cette absence, je me souviens que, enfant, je savais déjà qu'un homme politique avait publié une Lettre au Roi sur la séparation de la Wallonie et de la Flandre dont beaucoup (encore aujourd'hui), ont retenu quelques mots qui sont effectivement très radicaux : Sire (...) Il n'y a pas de Belges. La télé n'existait quasiment pas dans les années 50, mais je me souviens d'une émission radio animée par Walter Fostier (si je me rappelle bien) qui annonçait les différents spectacles en Wallonie. Cette annonce-ci en particulier m'intriguait : « à Charleroi à (suivait le nom d'une salle...) La Lettre au Roi de Jules Destrée». Enfant, je me demandais comment il était possible qu'une lettre devienne un spectacle. Dans mon souvenir, cette annonce est revenue souvent une certaine année, mais je ne sais plus laquelle. Lorsque je suis entré à l'université de Louvain, j'ai fait la connaissance de plusieurs militants flamands, dont l'un, Carlos Martens, m'a un jour montré une petite brochure qu'il possédait avec en page de couverture, les mots de la Lettre au Roi en néerlandais : Sire er is geen Belgen. Aurais-je pu trouver en français une telle brochure? A l'époque, j'avais le sentiment que non et cette anecdote est significative dans la mesure où, généralement, on considère que ce sont les Flamands qui ont tout fait en Belgique dans le sens du fédéralisme (même si c'est faux, la lettre de Destrée en témoigne, étant à coup sûr, non la première revendication du fédéralisme, mais la plus retentissante, la plus fameuse dans un Etat belge entièrement unitaire à l'époque).
Parmi toutes les raisons que l'on peut donner d'une sorte d'inconscience wallonne, il y a la date de la Lettre au Roi de Destrée : août 1912. Deux ans plus tard, l'armée impériale allemande massait un million d'hommes à la frontière de la Belgique et de la France, une armée d'invasion sans doute jamais vue, déclenchant le 4 août 1914 ce que de part et d'autre de l'Atlantique on a appelé la Grande Guerre. La Wallonie en particulier allait terriblement souffrir de l'invasion puisque l'on peut évaluer à 20.000 maisons détruites et à 5.000 civils passés par les armes le bilan des massacres d'août 14 perpétrés en une vingtaine de jours. L'Allemagne occupa une grande partie du pays et y mena une politique allant justement dans le sens de la séparation de la Flandre et de la Wallonie qu'a bien étudiée, l'un des participants au colloque, Paul Delforge. L'historien a reçu plusieurs prix pour ce travail énorme qui montre, entre autres choses, que si les Allemands ont peut-être voulu affaiblir la Belgique en y séparant la Wallonie de la Flandre, ils se fondaient pour cela sur un problème qu'ils comprenaient et qui était bien réel. Mais l'idée wallonne en est certainement sortie affaiblie, car associée à un ennemi détesté qui avait complètement détruit et asservi la Belgique et, par là, considérée comme une «invention» nocive.
La peur de la séparation...
L'autre raison pourrait être que, aujourd'hui, une grande partie du monde francophone et wallon considère qu'aller plus loin dans la «séparation de la Wallonie et de la Flandre» risque de nuire à la Wallonie. Pourtant ce processus est déjà bien entamé et selon les voeux de Destrée en juillet 1912 : le Congrès wallon du 7 juillet, sous son influence, émit le voeu que la Wallonie soit séparée de la Flandre en vue de l'extension de son indépendance à l'égard du pouvoir central. Catherine Lanneau a d'ailleurs montré que dès juillet 1912, des objections économiques s'étaient élevées contre la séparation dite administrative, deux mots pour «fédéralisme». Cette crainte de 1912 est aujourd'hui très forte en Wallonie, cela ne fait pas l'ombre d'un doute. On peut y voir la raison pour laquelle les Wallons et les francophones se sont opposés, depuis 1999, pendant plus de dix ans (jusqu'à fin 2011 en un sens), à tout approfondissement de la réforme de l'Etat. En prenant cette attitude, la majorité des dirigeants wallons et bruxellois donnent évidement le sentiment qu'ils craignent que l'autonomie de la Wallonie ne ruine celle-ci. Mais aussi - on ne souligne jamais cela - que l'autonomie acquise dès 1980 - et réclamée par les dirigeants wallons depuis un siècle, n'aurait donc rien apporté à la Wallonie.
Rien? Vraiment? Comme elle ne lui apporterait rien à l'avenir si elle s'accroissait? Cette manière de voir n'est pas fondée. On sait que dans plusieurs domaines l'économie wallonne se redresse. Et, par ailleurs, la dépendance aux transferts flamands qui est réelle (quoique souvent exagérée), n'empêche pas la Wallonie d'être dans le monde la première cliente des produits flamands, ce qui logiquement entraîne également une dépendance de la Flandre à l'égard de sa meilleure cliente. En outre, les partis flamands les plus radicaux savent très bien qu'ils ne peuvent réaliser leur programme d'autonomie radicale qu'à travers un accord politique avec les Wallons et les Bruxellois francophones, un accord sur des transformations politiques si profondes qu'il demanderait énormément de temps pour se réaliser de manière pacifique, ce qui est un voeu unanime.
... engendre une démobilisation côté wallon
On répète sur tous les tons qu'en raison de la réforme en cours, la Wallonie n'a plus que dix ans pour parvenir à s'en sortir seule, mais il y a en même temps une telle défense de l'Etat belge du côté wallon et bruxellois que l'on peut penser que l'opinion en Wallonie n'est pas réellement convaincue qu'il faudrait se mobiliser fortement pour parvenir à une Wallonie restaurée et prospère. Ou qui s'assumerait. Sur la citadelle de Namur, non loin du Parlement wallon et de la Présidence de la Wallonie, on voyait jusqu'à présent s'alterner le drapeau wallon et le drapeau belge. Maintenant, ils y sont tous les deux en permanence, le belge accroché à la hampe tout au-dessus et le drapeau wallon au-dessous. Or cette vision des choses est l'exact reflet de la fausse conscience de la population des provinces wallonnes, l'Etat belge ayant été le terrain par excellence où se sont créées toutes les difficultés économiques de la Wallonie.
On peut choisir de s'aveugler et aussi on peut choisir les peurs qu'on désire entretenir. De ce point de vue, le très long et très fouillé (très instructif indépendamment de la remarque que j'ai à faire à son propos), rapport de l'Assemblée nationale en France sur la situation en Belgique est significatif. Il est le reflet de ce que pense la classe dirigeante francophone dans une perspective finalement très peu wallonne. Ce qui est effectivement sa philosophie. Sans nier les enjeux économiques en cause dans tout ceci, force est bien de constater que les dirigeants wallons sont de sentiment belge.
Ainsi par exemple, chez ces mêmes dirigeants, on a longtemps entretenu le mythe que les difficultés de la Belgique venaient du refus par les Wallons d'accepter un bilinguisme généralisé dans l'Etat belge. Puisque j'ai parlé de mon enfance et que de tels témoignages peuvent être significatifs de la mentalité d'une société, je dois dire que dans ma famille je n'ai entendu que cela. Et d'ailleurs en 2003 encore (mais il y en a bien d'autres traces jusqu'à aujourd'hui, je signale celle-ci par rigueur), l'historien Paul Wynants, alors doyen aux Facultés Notre-dame de la Paix à Namur déclare à La Libre Belgique du 14 janvier 2003 : «les francophones ont refusé l'inscription du bilinguisme au niveau belge». Sans commettre à proprement parler cette erreur grossière mais très répandue, l'actuel Premier ministre belge Elio Di Rupo disait au même journal : «on a commis une erreur historique en nous enfermant dans l'unilinguisme». Evidemment cette déclaration est ambivalente. Di Rupo vise la fixation de la frontière entre la Flandre et la Wallonie en 1963 qui a été une étape vers l'autonomie de la Wallonie. Et il parle aussi du fait qu'il faut apprendre les langues. Mais qui est le «on» dont il dit qu'il nous aurait «enfermés»? En outre en quoi l'autonomie de la Wallonie empêcherait-elle l'apprentissage des langues? Si l'on choisit ses peurs on choisit aussi ses erreurs. La vision de Paul Wynants et d'Elio Di Rupo en 2003 a été démentie avec éclat par une étude récente, qui a fait énormément de bruit, de Stéphane Rillaerts. Il y démontre (comme on peut le voir dans le lien que je viens de mettre), que les Wallons n'ont jamais refusé une proposition de bilinguisme généralisé pour la bonne et simple raison que jamais les Flamands (ni personne), ne leur ont proposé une telle chose, d'ailleurs peu réalisable.
De même, et ici pour revenir au colloque, Lode Wils, important historien flamand, a rappelé que le roi des Belges Albert I à qui s'adressait Destrée lui a «répondu» en des termes vagues, par son secrétaire privé. Mais nous avons quand même le sentiment du roi sur l'analyse de Destrée qu'il a confié à ce même secrétaire privé «J'ai lu la lettre de Destrée qui, sans conteste, est un littérateur de grand talent. Tout ce qu'il dit est absolument vrai, mais il est non moins vrai que la séparation administrative serait un mal entraînant plus d'inconvénients et de dangers de tout genre que la situation actuelle.» (1) Or, le sentiment général en Wallonie était sans doute que le roi, défenseur de l'idée belge, ne pouvait pas partager l'analyse de Destrée (et on a vu qu'il la partageait...). Ce qui peut se déduire du fait que l'anthologie Deulin utilisée un demi-siècle dans les humanités, parlait bien de Destrée, mais ne citait de la fameuse Lettre que le passage où, par diplomatie, le leader wallon fait l'éloge de nombreuses villes et régions de Belgique qu'il appelle quand même la patrie. On a donc menti par omission à des dizaines de milliers de jeunes Wallons...
Comme l'histoire de l'histoire est éclairante!
Pour continuer à relever les erreurs que choisit la société wallonne dans la perception qu'elle a d'elle-même, disons aussi que Philippe Destatte, directeur de l'Institut Jules Destrée, a pioché le fameux long été de 1912, pour y découvrir, contrairement à l'opinion commune, que la lettre de Destrée avait eu un retentissement énorme et pas seulement dans une élite intellectuelle restreinte, ce qui est toujours l'idée que l'on se fait du mouvement wallon des années 1912 et 1913. En 1913, précisément, le Congrès wallon se choisit un drapeau et une fête «nationale», des choix qui n'ont rien d'innocent bien sûr. De même l'Assemblée wallonne, fondée alors, s'est bien comportée comme un parlement officieux de la Wallonie, étudiant en détail et en de longues séances la manière dont la Wallonie devait être autonome, comme l'a rappelé P.Delforge.
On peut supposer que les actuels dirigeants wallons ignorent largement tout ce qui a été dit au colloque de Liège. Certes, on ne fait pas de la politique en devenant chercheur en histoire. Mais le fait est que tout ce qui vient d'être dit est largement méconnu par de très nombreux dirigeants. Ils partagent à cet égard le sentiment majoritaire de l'opinion, à savoir que les Wallons ont toujours été de bons Belges et que - rengaine - les problèmes communautaires ne sont pas prioritaires. Certes, les transformations radicales opérées depuis 1980 sont des transferts de compétences de l'Etat fédéral aux entités fédérées représentant plus de 50% des ressources publiques. Mais, sauf en période de crise, le sentiment d'une majorité de Wallons, c'est que ces questions sont secondaires.
Un parti francophone de la coalition gouvernementale actuelle s'est même glorifié d'avoir maintenu au niveau fédéral un maximum de compétences alors que - rien n'a changé depuis la Lettre de Destrée en 1912 à cet égard - c'est bien au niveau fédéral que la domination flamande est la plus lourde. Or de quoi se satisfait beaucoup un parti comme le CDH? D'avoir, malgré des voeux en sens contraire, empêché le transfert complet de la Justice au niveau wallon, flamand et bruxellois. On pressent bien qu'il s'agit là d'une victoire symbolique, l'exercice de la Justice étant par excellence un attribut des Etats souverains. C'est évidemment partie gagnée pour l'Etat belge - provisoirement d'ailleurs. Je ne dis pas que la régionalisation de la Justice faciliterait la mobilisation de la population wallonne sur l'objectif du redressement. Mais le maintien d'un Etat fédéral fort - dont beaucoup de francophones font justement« état» comme d'une victoire sur la Flandre - en quoi serait-ce si vital pour la Wallonie? En rien sans doute, mais c'est ainsi que l'on présente la Belgique comme la panacée.
La télévision couvre maintenant les visites du Premier ministre aux différentes villes du Royaume comme des «Joyeuses-Entrées». Ce fut le cas hier à Charleroi. L'expression «Joyeuse-Entrée» - qui désignait au départ l'octroi d'une Charte par le duc de Brabant à ses sujets en 1356 - était utilisée ici pour désigner les visites du roi des Belges. L'expression (qui inverse la place de l'adjectif et du substantif en français), l'est en ce sens peut-être parce que ce contact du roi avec ses sujets (pourtant citoyens, me semble-t-il...), vaudrait de manière analogique (mais comment?), la confirmation du rôle monarchique en Belgique. Qui semble ici attribué en somme au Premier ministre, du moins celui-ci.
La Wallonie risque le pire d'ici deux ans mais Elio Di Rupo joue au roi dans ses «bonnes villes». N'est-ce pas profondément ridicule?
On me rétorquera que mon argumentation est très idéologique. Je ne le nie pas. Mais il s'agit simplement pour moi de prendre au sérieux l'idée même de démocratie qui consiste pour les peuples à s'assumer. Idée bien nécessaire si l'on veut garder foi en l'humanité. Or je pense que derrière le conformisme belge, il y a sans doute surtout le miroir du déclin actuel de la démocratie : les peuples ne peuvent pas s'assumer, la situation de la Wallonie n'est sans doute pas ce qu'elle devrait être, mais la dernière des choses à espérer, c'est un sursaut collectif de la patrie des Wallons. Tel est l'esprit du temps, un temps qui n'était pas nécessairement meilleur sans doute, à cet égard quand le tribun de Charleroi se mit à écrire sa Lettre, sans doute le document le plus étonnant de toute l'histoire de Belgique et de Wallonie.
(1) Landro, 30 août, A Jules Ingebleek, secrétaire privé du Roi et de la Reine, lettre reproduite in extenso in M-R Thielemans et E. Vandewoude, Le Roi Albert au travers de ses lettres inédites, Office international de librairie, Bruxelles, 1982, pp. 435-436.
100 ans de séparatisme wallon
Chronique de José Fontaine
José Fontaine355 articles
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur...
Cliquer ici pour plus d'information
Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.
Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé