Yvon Deschamps
Photo Robert Mailloux, La Presse
par Alain De Repentigny - Yvon Deschamps nous avait invité (sic) à la Bibliothèque nationale où il reverrait pour la première fois des documents de toutes sortes qui font le tour de ses 50 ans de carrière. La nostalgie, très peu pour lui. Mais l’occasion était belle de revenir sur le parcours atypique de cet artiste et de cet homme qui a mis du temps avant de trouver sa voie. L’histoire d’une vie en cinq temps. Comme autant de monologues.
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C'est extraordinaire
Yvon Deschamps arrive au Centre de conservation de la Bibliothèque nationale du Québec, rue Holt, une petite boîte de carton dans les mains. En «faisant du ménage», il a retrouvé des notes griffonnées en prévision d’un gala de l’ADISQ qu’il animait dans les années 90. Elles iront rejoindre la centaine de boîtes de documents de toutes sortes que le personnel de la Bibliothèque est à classer.
Deschamps a décidé de confier ses archives à la Bibliothèque nationale il y a environ deux ans. Depuis, manuscrits, photos, programmes, correspondance et, surtout, documents sonores ou audiovisuels (captations de spectacles) s’accumulent à mesure qu’on les retrouve chez différents producteurs, chez son chargé d’affaires Pierre Rivard ou chez son vieux complice Robert Vinet, patron de la boîte GSI. D’autres, qu’on avait égarés entre deux déménagements, proviennent d’endroits insoupçonnés. Quand le traitement sera terminé — en théorie puisqu’on pourra toujours y ajouter de nouveaux éléments —, on transférera ces documents au Centre d’archives de Montréal, rue Viger, où le public pourra les consulter.
En ce chaud lundi de juin, Yvon Deschamps vient jeter un coup d’œil sur ses archives pour la toute première fois en compagnie de Pierre Rivard et des représentants de La Presse. Dans le magasin à température contrôlée, il ne fait que 15 degrés. Deschamps y passera quand même une bonne demi-heure à examiner le contenu des boîtes avec le personnel de la Bibliothèque: ici, le manuscrit de la chanson Aimons-nous qu’il chantait déjà avec Judi Richards au tout début des années 1970 ; là, une photo prise au Fournil, son premier restaurant; et puis, surprise, le programme de la pièce Andromaque du Théâtre universitaire canadien dans laquelle il jouait avec Hélène Loiselle et Gilles Pelletier en 1957.
«Oui, c’est l’histoire d’une vie, ça», acquiesce doucement Deschamps en un œil tantôt amusé, tantôt attendri sur les premières ébauches de ses monologues, un relevé des ventes de billets au Théâtre Maisonneuve soir par soir au milieu des années 70, ou encore l’horaire d’une journée de promotion à la radio de Québec.
L’histoire d’une vie certes, mais aussi celle d’un géant de notre histoire, pour reprendre l’expression de l’archiviste Jacques Prince : «Les gens ont l’impression qu’il improvise, mais il y a beaucoup de travail derrière ses monologues, et on l’admire encore plus en examinant ce travail.»
Les unions qu’ossa donne
Yvon Deschamps a toujours été un fonceur. Pourtant, me dit-il, «c’était bizarre parce que je lâchais tout le temps. Sauf les monologues, ç’a duré quand même un peu plus longtemps (rires). Quarante ans, c’est pas lâcher trop trop, ça… Des fois, mes filles disent ‘papa, je ne vais pas au bout de rien’; je leur réponds: j’ai fait ça longtemps moi aussi, c’est parce que c’est pas ça ton affaire, mais un jour tout ça va te servir’.»
Les dix premières années de sa carrière, qui commence donc au théâtre en 1957, Deschamps touche à tout. Après un emploi de messager à Radio-Canada, il est batteur et accordéoniste de Claude Léveillée et il décroche quelques contrats au théâtre ou à la télé – la plupart du temps, il héritait d’un rôle parce qu’un acteur tombait malade, me dit-il en rigolant. Puis il se lance dans la restauration, même s’il n’a pas un sou. «J’avais rien, juste le vouloir, dit-il. J’ai ouvert mon premier restaurant en 1963, puis on a fondé le (théâtre de) Quat’Sous en 1964, alors j’étais partagé entre les deux. Je ne travaillais pas beaucoup comme comédien, et je ne sais pas pourquoi, j’ai toujours eu envie de restaurants et d’hôtels, c’est un milieu que j’aime.»
Il ouvre donc Le Fournil, puis le Saint-Amable, déménage le Fournil place Jacques-Cartier et le rebaptise La Boîte à Clémence, une habituée de son restaurant. De fil en aiguille, Clémence DesRochers lui demande de jouer dans une de ses revues.
En 1967, pendant que Clémence est à l’Olympia de Paris, Deschamps doit trouver un autre spectacle. Il appelle le jeune Robert Charlebois qu’il avait connu à La Roulotte et revu au collège Ahuntsic lorsqu’il accompagnait Jean-Guy Moreau à la guitare. Charlebois et Mouffe iront jouer leur revue Terre des bums à La Boîte à Clémence.
À la fin de l’Expo 67, les restaurants se vident. Deschamps fait faillite le 15 février 1968. Son ami Paul Buissonneau l’engage au Quat’s Sous pour «vendre des tickets, passer le balai, pour 50 piastres par semaine». Et comme le petit théâtre de l’avenue des Pins n’a pas les moyens de monter Les belles-sœurs, Buissonneau demande à Deschamps de lui trouver un autre spectacle pour la fin de la saison.
Il rappelle Charlebois et lui propose de monter une revue. «Clémence avait écrit un sketch pour moi quelques mois plus tôt. Je dis à Robert, je vais écrire un sketch avec mon personnage, le bon boss, la job steady… Et Robert me raconte qu’en Californie, il a entendu Arlo Guthrie faire une espèce de chanson puis tout à coup se mettre à raconter une affaire sur le Vietnam. ’Raconte l’histoire toi-même’, me dit-il. Robert ne voulait pas répéter de sketch, il voulait chanter ses chansons (rires). Il avait raison. Ç’a donné l’Osstidcho, et mon premier monologue, Les unions qu’ossa donne»
Après dix ans de tâtonnements, Yvon Deschamps venait de se trouver.
La peur
Yvon Deschamps est un éternel inquiet. Plus d’une fois dans sa carrière, il a craint que le public ne le suive plus. En 1981, il a dit à sa femme, la chanteuse Judi Richards: ‘Je pense qu’on est dans la rue.’ Avec deux enfants, il parlait de vendre la maison et de vivre endetté pendant 25 ans.
«En 1979, j’avais eu un spectacle très dur que les gens n’ont pas aimé, mais que 200 000 personnes ont vu, c’était tout vendu d’avance, rappelle-t-il. Au suivant, tu sais que la prévente ne sera pas forte. En plus, en 1980, le référendum nous avait déchirés et j’étais quand même président du oui pour les artistes. Alors en 1981, on avait loué la Place des Arts pour 15 ou 16 semaines, pour 100 000 spectateurs, et le jour de la première, on n’avait pas vendu 5000 billets, on ne faisait pas la semaine… Finalement, dix jours plus tard, on était sold-out. Les gens attendaient de voir que ce n’était pas politique et que c’était drôle. Mais j’ai eu la peur de ma vie.’
Pourtant, Deschamps avait déjà vécu pareille situation. En 1973, il avait tué son personnage du gars de Saint-Henri, jugeant qu’il en avait extrait tout le jus. Deux ans plus tard, le public hésitait et la prévente avait été très lente.
‘J’étais séparé dans ce temps-là, j’avais pas d’enfants, je m’en sacrais (rires), dit Deschamps. Ça ne me dérangeait pas, l’argent ça ne me faisait rien, j’aurais pu être dans la rue, tout était correct. Et puis 1973, c’était un show dur, très très dur. Donc pas de prévente en 1975, mais une grosse prévente en 1977! (rires)’
N’empêche, si ses craintes d’échec n’étaient pas fondées en 1981, Deschamps a senti par la suite qu’il était temps d’arrêter : ‘J’ai eu ma traversée du désert, je me suis fait dire que j’étais fini plusieurs fois… En 1983, je n’en pouvais plus. Je ne savais plus quoi dire, je ne savais plus quoi écrire… En plus, les gens avaient changé, au lieu de rire, ils faisaient hon!, on ne pouvait plus avoir vraiment de contenu rough, le monde ne le prenait plus. Ce n’était plus ma place. Moi, je ne peux pas changer. Je suis qui je suis. C’est là qu’on a décidé de faire (l’émission de télé) Samedi de rire.’
Les bénévoles
À la toute fin de notre deuxième rencontre, trois jours plus tard au bureau de sa maison de disques GSI, je mentionne à cet indépendantiste convaincu qu’il en a surpris plusieurs en votant Québec solidaire aux dernières élections. «Un homme de gauche reste un homme de gauche, me dit-il. Son âme reste à gauche, même si elle voyage en Cadillac!» Et il éclate de ce rire sonore et saccadé dont lui seul a le secret, mais qui est diablement contagieux.
Nous venions de discuter longuement des causes qu’il a longtemps appuyées, des organismes auxquels il a donné du temps et/ou de l’argent, des lettres personnelles de demande d’aide qu’il recevait par dizaines. Je voulais savoir si c’était sa manière à lui de redonner à la société.
«Non, parce qu’au départ, je n’étais pas gâté encore (rires), répond-il. Je pense que ça vient de ma mère qui disait ‘faut qu’on se rende utile dans la vie’. Dans ma dérision, je dénonçais beaucoup les inéquités de l’époque, les très bas salaires, la misère. Aujourd’hui, il y a de la grande pauvreté encore mais la technologie fait que les gens même très pauvres ont plus de confort que les pauvres d’il y a 50 ans. À Saint-Henri, on avait des voisins qui n’avaient même pas de plancher, ils étaient sur la terre battue. Quand il fait moins 30, c’est humide dans la maison, mettons.»
Deschamps a appuyé les grandes batailles syndicales des années 70, il a participé à la création d’Oxfam-Québec en 1973, et y est resté pendant environ dix ans. Déjà en 1972, il appuyait Le Chaînon qui s’appelait alors l’Institut Notre-Dame de la Protection. «Et je répondais à des besoins individuels, une chose que personne ne fait, faut que ça passe par des organismes… Au milieu des années 70, jusqu’en 1980, ça occupait au moins 30, 35 heures par semaine de mon temps. Et j’en étais très heureux, pas parce que je me sentais coupable de faire de l’argent, je ne connaissais pas ça l’argent, je ne savais pas quoi faire avec, je ne voulais pas avoir un bateau et un avion, j’avais des goûts simples, je venais de Saint-Henri.»
Aujourd’hui, il est moins actif à ce chapitre. «C’est surtout que je dépense beaucoup moins de temps en réunions», dit-il. Il aide encore l’Association sportive et communautaire du Centre-Sud: un tournoi de golf, un petit spectacle, quatre rencontres par année, des signatures de lettres de demande de subvention… «C’est quand même fabuleux, quand je suis arrivé quatre ou cinq pères avaient loué un petit local pour essayer d’enlever les enfants de la rue et aujourd’hui, l’Association a un centre sportif de cinq millions. C’est à peu près le seul organisme que j’appuie officiellement à plein temps. Le reste c’est plus ponctuel, comme ici à Saint-Henri, il y a une couple de groupes que j’aide de temps en temps, au besoin.»
En 1978, il a mis sur pied la Fondation Yvon Deschamps qui venait en aide aux personnes handicapées physiques et mentales. «J’y ai mis fin il y a deux ans parce que je me dis qu’aujourd’hui, le plus grand besoin, c’est dans les hôpitaux. Les gouvernements n’ont pas d’argent pour le matériel, ils n’ont pas d’argent pour rien. Donc je veux transférer ces montants-là, les mêmes, vers les hôpitaux presque à cent pour cent. Et à Centraide. Peut-être qu’à un moment donné, je vais me dire: ah! faut que ça aille ailleurs.»
Le bonheur
‘Pour moi, le plus beau compliment, c’est quand des gens du milieu, des humoristes, me disent ‘maudit, t’es encore là, t’es encore en avant de nous autres, tu pousses encore, va falloir qu’on suive astheure’. Ça c’est merveilleux.»
Des accolades du milieu, Yvon Deschamps en a probablement reçues plus que quiconque dans le métier au Québec. Bien évidemment, c’est flatteur. «Mais j’avais peur que ça me mette à part, sur un piédestal; un monument, c’est du passé, me dit-il. Moi, je veux faire partie de la gang tout le temps (rires).»
Deschamps remonte sur scène lundi pour le premier de onze galas Juste pour rire dans lesquels il dira ses monologues une dernière fois (voir l’encadré). Au moment où vous lisez ces lignes, l’angoisse vient probablement tout juste de lui ficher la paix. «Ce matin, je n’étais pas beau à voir, m’a-t-il dit en juin. J’ai peur que le monde n’aime pas ça, pourtant je fais du matériel que je connais, donc je suis à l’aise. Mais j’ai la boule pareil et ça va me lâcher la veille ou deux jours avant. Tout à coup, il y a comme quelque chose qui va me dire : ça sert à rien de t’énerver, tu peux plus t’en sortir, c’est demain. Tout à coup le déclic se fait et c’est la fébrilité qui prend la relève. Et aussitôt qu’on monte sur scène, c’est juste le plaisir. Ça va être une belle semaine, c’est sûr que le fait de dire que ce sont mes spectacles d’adieu, veut veut pas, c’est 50 ans qui ont passé vite, mettons… Mais je suis certain que je n’aurai aucune nostalgie, que je vais être très heureux.»
Pourtant, m’assure-t-il, il ne ressent pas de fatigue physique. «Je peux faire deux spectacles le même soir, je sais prendre des temps de repos, je me connais. Et j’ai un gros privilège, j’ai eu ma famille tard donc j’ai encore des enfants jeunes, j’ai des petits-enfants très jeunes et Judi a quand même 15 ans de moins que moi. Donc je ne me sens pas comme un gars de 72 ans.»
Alors, pourquoi arrêter? «Aujourd’hui, la peur et le stress sont plus grands, mais la récompense est plus petite, explique-t-il. La récompense du succès, c’est fabuleux. On est sur un nuage pendant des mois. Moi, je ne peux plus être là, c’est juste normal que ça marche (rires). Je suis content, je sors de scène, j’ai fait une belle job, mais je ne suis pas sur un nuage. Et il y a la fatigue mentale. J’ai fait le tour du jardin combien de fois? Mille fois. Ça me prendrait plusieurs années pour me renouveler, comme je l’ai fait entre 1984 et 1992, sept, huit ans peut-être. Mais dans huit ans, j’aurai 80 ans, est-ce que tu te repitches sur scène à 80 ans? Je ne pense pas.»
Des projets, il en a quelques-uns. Il a écrit deux nouvelles en s’inspirant de son premier personnage, le gars de Saint-Henri, une qui s’appelle La strap, et une autre dans la continuité de son monologue sur l’argent. «J’essaie de me trouver un style pour être lu et je ne sais pas si le style est bon, mais c’est drôle. Moi, je ris en tout cas!
«Il faut que je reste actif, il faut que je m’excite, me dira-t-il trois jours plus tard. Je me lève, j’ai 12 projets et je me freine en me disant : écoute, tu vas avoir 72 ans, t’as pas 20 ans devant toi. Mais ça se peut que j’aie 20 ans devant moi, on ne le sait pas d’avance… Donc je reste inquiet, je ne suis pas sage et je ne peux pas rester tranquille. Je n’ai pas de hobby, comme les gens qui jouent au golf et qui ont hâte de ne plus travailler. Moi, j’haïs ça pas travailler, je ne sais pas quoi faire d’autre (rires).»
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