Le devoir de philo

Walter Benjamin et la querelle sur l'histoire au secondaire

Coalition pour l’histoire


La philosophie nous permet de mieux comprendre le monde actuel: tel est un des arguments les plus souvent évoqués par les professeurs de philosophie pour justifier l'enseignement de leur matière au collégial. Le Devoir leur avait lancé le défi, au printemps dernier, de décrypter une question d'actualité à partir des thèses d'un grand penseur enseigné au collégial. Nous reprenons aujourd'hui notre série bimensuelle.
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L'affaire n'en finit pas de rebondir depuis le printemps dernier. Pour le commun des mortels, elle paraîtra anecdotique, tournant autour d'une querelle d'experts ne le concernant guère : que faudrait-il améliorer dans les programmes d'histoire au secondaire des écoles du Québec ? Doit-on, comme l'annonçaient certains documents du ministère de l'Éducation, épurer l'histoire d'épisodes jugés trop conflictuels comme ceux de la rébellion des Patriotes ou de la conscription forcée de 1917 pour donner une plus grande place à une vision historique davantage «plurielle» ?
Et au-delà, comment doit-on en présenter les termes ? De manière classique en insistant sur les dates et la chronologie ou, au contraire, en faisant référence aux mentalités, aux grandes problématiques culturelles sous-jacentes ? Et chacun -- pédagogue, historien, ministre même -- d'y mettre son grain de sel et, par journaux interposés, d'en rajouter.
Mais comment comprendre une telle polémique sinon en imaginant qu'il y a là le symptôme de quelque chose touchant au devenir même de notre société ? Quelque chose qui fait problème et qu'il faut chercher à décrypter, loin des aléas de la polémique journalistique ? Et c'est ce à quoi pourrait servir la philosophie, une philosophie branchée sur les temps présents : nous aider à prendre nos distances vis-à-vis des illusions surgies de l'immédiat et en même temps nous donner les moyens de saisir ce qui se joue aux «temps présents», d'en appréhender les enjeux et les défis pour nous, les «vivants d'aujourd'hui».
Or, concernant cette affaire de programme d'histoire, il y a un philosophe et homme de lettres d'origine juive qui pourrait bien nous être utile : Walter Benjamin (1892-1940). Il mort depuis longtemps et dans des circonstances tragiques : il s'est suicidé en septembre 1940 après avoir été arrêté par la police franquiste, à la frontière espagnole, alors qu'il cherchait à fuir la persécution nazie. Sans doute est-il considéré comme un intellectuel atypique et inclassable, proche de l'école de Francfort, dont la pensée s'enracinant dans la mystique juive n'a cessé d'évoluer, puisque, après s'être intéressé aux questions du langage puis à celles de l'art et de la littérature, il a porté attention, dans le sillage d'une féconde rencontre avec le marxisme, à l'histoire et à son rapport au politique.

C'est le Benjamin sur lequel nous nous arrêterons : celui de la dernière période, celui des thèses Sur le concept d'histoire, écrites peu avant sa mort et qui, au fil de 18 propositions extrêmement denses et sibyllines, nous ouvrent à une conception de l'histoire tout à fait étonnante. De quoi changer plusieurs de nos perspectives les plus enracinées en la matière... et apprécier peut-être plus justement cette querelle sur les programmes québécois d'histoire.
Bien sûr, n'importe quel écolier saura vite -- combien de fois l'a-t-on répété ? -- qu'il faut connaître l'histoire pour «mieux saisir le présent et tenter de peaufiner l'avenir». Mais Benjamin a le mérite de nous pousser au-delà de ces évidences premières, ou plutôt de nous en montrer le sens caché. Et cela, parce qu'il s'attaque de plein fouet à «la conception progressiste» de l'histoire, qu'une grande partie d'entre nous partage au quotidien. Nous sommes, en effet, dans nos sociétés technologiques avancées, généralement prisonniers d'une conception mythique de l'histoire. Une conception qui voit dans l'histoire une réalité inéluctable; mieux, une prescription à laquelle personne ne peut échapper, nous rappelant sur le mode du diktat implacable qu'il nous faut progresser, nous adapter, être de notre temps, en somme ne point être en retard sur le chemin de l'histoire.
Car nous avons fini par intérioriser en Occident une conception de l'histoire toute tournée vers l'avenir et qui voit celle-ci -- sur le mode hégélien -- comme une longue route vers le progrès, une route naturelle et inexorable qui, tôt ou tard et quels que soient les détours douloureux qu'elle implique, nous rapprochera du mieux. À la manière d'un vaste escalier mécanique qui, marche après marche, nous tirerait inéluctablement vers des sommets rayonnants. N'est-ce pas ainsi qu'un certain marxisme vulgaire présentait l'arrivée du communisme, ou que les pays industrialisés avancés justifient, au nom de la civilisation, l'occupation ou la colonisation des contrées du Sud jugées en retard ?
C'est en prenant l'exact contrepied de cette approche que Walter Benjamin, lui, va penser l'histoire, nous invitant à l'appréhender, non pas en regardant vers l'avenir mais, au contraire, en nous tournant vers le passé et en imaginant le moment du présent comme le moment clef où, grâce au pouvoir de l'action humaine, l'histoire pourrait changer de sens. Résultat : toute la perspective générale se modifie. L'histoire n'est plus cette marche triomphale vers le bien mais, comme Benjamin le dit si bien dans sa thèse 9, «cette tempête que nous appelons progrès» dans le sillage de laquelle s'amoncellent «ruines sur ruines» comme «une unique et seule catastrophe». Car, avec l'oeil de Walter Benjamin, on se voit obligé de prêter attention à ce qu'on a trop tendance à passer sous silence, aux ruines et aux décombres, aux vaincus et aux oubliés que l'histoire a laissés inexorablement derrière elle, et ils sont innombrables !
L'idée ne vous paraît pas claire ? Tournez-vous donc vers le passé du continent nord-américain et songez aux terribles ravages et défaites dont a été synonyme l'histoire états-unienne : depuis l'extermination des peuples autochtones en passant par l'esclavage des Noirs venus d'Afrique ou l'exploitation des peuples latino-américains, sans même parler de l'ombre portée, il y a quelques décennies à peine, par les bombes atomiques larguées sur le Japon d'Hiroshima et Nagasaki. «Tout témoignage culturel» n'est-il pas, comme le dit Benjamin, «en même temps témoignage de barbarie» ? Et, cette fois plus près de nous, au Québec, songez aux autochtones décimés, aux femmes opprimées, songez aussi à la Conquête britannique du XVIIIe siècle, à la Rébellion brisée des Patriotes du XIXe, à tous ces désirs inaccomplis d'affirmation, de souveraineté ou d'indépendance qui, contrepoint au mépris, à l'oubli et à la soumission obligée, courent depuis tant et tant de temps.
Mais brosser ainsi l'histoire à rebrousse-poil, c'est en quelque sorte la complexifier et ne plus l'appréhender, comme l'explique Benjamin, avec les seuls yeux des «vainqueurs». C'est apprendre à la redécouvrir avec les yeux des «vaincus», avec leurs espérances et leurs luttes inachevées, leurs désirs inaccomplis. C'est aussi mettre l'accent sur le moment présent qui devient dès lors un moment décisif, le moment d'une remémoration active de ce qui a été censuré par les vainqueurs, l'occasion d'une réactualisation toujours possible des désirs de changement des vaincus.
La rectitude politique des vainqueurs
À suivre ces premières explications, certains pourront penser qu'il n'y a là rien de vraiment extraordinaire dans la mesure où c'est ce que nos sociétés contemporaines seraient en train de faire, notamment via les impératifs si largement intériorisés de la rectitude politique. Le pape Jean-Paul II n'a-t-il pas fait, par exemple, oeuvre de mémoire en se rendant à Auschwitz et en exprimant ses regrets pour la tragédie de la Shoah ? Et que dire de l'État français qui considère depuis 1998 que la traite des Noirs a été un crime contre l'humanité, instituant même le 10 mai comme journée commémorative ? C'est l'intérêt de Benjamin : il nous permet rétrospectivement d'apercevoir les limites de la rectitude politique contemporaine qui -- parce qu'elle s'enferme dans des commémorations déliées des enjeux du présent et ne combine pas mémoire à intervention sur la vie d'aujourd'hui -- reste prisonnière du discours des vainqueurs.
À quoi peut-il servir, en effet, de se souvenir de l'Holocauste si cette remémoration ne nous mobilise pas contre les vainqueurs de notre temps et, par conséquent, contre les génocides d'ici et maintenant et les crimes contre l'humanité qui s'imposent là, en ce moment même, en somme, contre la barbarie de la guerre et de l'oppression de ce début de XXIe siècle ?
C'est que, pour Benjamin, le centre de gravité de l'histoire gît dans «le présent lui-même» puisque c'est à travers lui et lui seul que l'histoire pourrait changer de cours, reprendre à son compte les rêves passés des vaincus. D'où son appel aux vivants que nous sommes ! Parce que, selon lui -- fidèle ici au messianisme juif qu'il laïcise pourtant de part en part--, «nous sommes attendus» par les cohortes de vaincus d'hier. Et parce qu'il dépend de nous, de la «faible force messianique dont nous disposons», que leur défaite se répète et s'éternise ou qu'au contraire elle s'interrompe et qu'ainsi l'histoire change de sens. Voilà pourquoi, pour Benjamin, «la politique prime l'histoire» car elle est l'expression même de ce pouvoir dont les humains pourraient disposer sur le présent. Au-delà de tous les fatalismes ou déterminismes historiques !
Une conception subversive de l'histoire
Inutile de souligner ce qu'une telle approche de l'histoire a de subversif et de questionnant pour nous. Et gageons que Walter Benjamin ne verrait pas d'un mauvais oeil, du fond de sa tombe, qu'on se serve de ses intuitions pour tenter d'éclairer notre réalité et traquer ses points aveugles ! Car, même du plus loin, l'histoire reste un enjeu, et d'abord pour nous qui vivons aux temps présents. Son interprétation engage l'aujourd'hui et renvoie d'une manière ou d'une autre aux luttes qui s'y déroulent, au rôle que nous y jouons, choisissons d'y jouer.
En ce sens, les programmes d'histoire, - fussent-ils du primaire -, ne sont jamais innocents car ils parlent tout autant de l'histoire passée que des préoccupations des vivants d'aujourd'hui et des grands conflits qui les déchirent. Et si l'on aspire à épurer ces programmes en voulant leur ôter leur dimension conflictuelle, c'est que, dans le sillage des préoccupations des vainqueurs, on cherche aujourd'hui à faire taire non seulement les aspirations des vaincus mais encore la possibilité que ces dernières soient réactualisées et que cela puisse changer le cours de l'histoire. On cherche -- et c'est ce que nous rappellerait Benjamin -- à éteindre ces «étincelles d'espérance» qui scintillent pourtant inlassablement au coeur de l'histoire. Et qui douterait, à avoir ainsi apprivoisé sa pensée, que cela ne concerne pas aussi les rêves d'émancipation sociale et nationale qui hantent depuis tant de temps les femmes et les hommes du Québec ?
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Pierre Mouterde
_ Professeur de philosophie au Collège Limoilou à Québec
- Pierre Mouterde a publié récemment Repenser l'action politique de gauche - Essai sur l'éthique, la politique et l'histoire (Écosociété).
- Prochain Devoir de philo, le 23 septembre : «Coménius contre la réforme», par Régine Pierre.
- Faites parvenir vos suggestions et commentaires à Antoine Robitaille et Louis Samson à arobitaille@ledevoir.com.


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