Vous avez tort, monsieur Leitão

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Le gouvernement Couillard encore pris en défaut





Non, monsieur Leitão, 95% des économistes ne sont pas d’accord avec vous, comme vous le répétez sans cesse sur toutes les tribunes. Pour un économiste qui a déjà été sacré deuxième meilleur prévisionniste au monde par l’agence Bloomberg je trouve que vous manquez cruellement de rigueur en affirmant une telle chose.


Vous vous rendez coupable, monsieur le ministre, de trois péchés intellectuels graves.


1. Vous fondez votre jugement sur des impressions personnelles plutôt que les faits, ce qui est tout de même la faute la plus élémentaire. En effet, en ouverture de la Commission parlementaire il y a quelques jours, vous affirmiez que la vaste majorité des économistes étaient en faveur d’une hausse des taxes et tarifs contre une diminution des impôts sur le revenu: «Je vous mets au défi de consulter 95 % des économistes, ils vont vous dire qu'un tel changement de taxes mixtes, c'est la chose la plus logique et efficace à faire». Or c’est faux. L’Association des économistes québécois (ASDEQ) a fait un sondage auprès de ses membres au printemps dernier, suite au dépôt du rapport de la commission Godbout. Dans ce sondage, on posait la question suivante (p. 6 de ce document):


Croyez-vous que la réorientation générale de la fiscalité consistant à augmenter les taxes et les tarifs pour réduire l’impôt sur le revenu des particuliers est justifiée et opportune?


À cette question, seuls 63% des économistes sondés ont répondu oui. On est très loin de vos 95%, monsieur le ministre. Qui plus est, il y a fort à parier que ce niveau d’appui à la proposition Godbout soit moins élevé, compte tenu de la composition du membership de l’ASDEQ. La vaste majorité des économistes du Québec ont été formés à l’École néoclassique étroitement associée à l’idéologie néolibérale, le courant dominant de la discipline. Il y a fort à parier qu’ils soient surreprésentés au sein de l’ASDEQ, malgré qu’elle soit idéologiquement impartiale (des économistes œuvrant au sein de syndicats en sont membres, par exemple). Cela étant de nombreux économistes dits «hétérodoxes», dont moi, n’en sommes pas membres, ne trouvant pas pertinente une association professionnelle de ce type, sans pour autant la désavouer.


Quoi qu’il en soit, un fait demeure, une bonne part des économistes sondés par l’ASDEQ n’approuve pas la proposition Godbout. Que l’homme qui détient l’un des portefeuilles les plus importants du gouvernement lance des chiffres en l’air, sans se documenter, me semble aussi inadmissible qu’irresponsable.


2. Vous laissez entendre à la population québécoise que les économistes ne partagent qu’une seule vision du monde, n’appartiennent qu’à une seule École de pensée, ce qui est faux. La discipline, comme toutes les sciences sociales, est partagée entre divers courants qui s’appuient sur des visions du monde, des postulats moraux et politiques et des prémisses méthodologiques différentes et parfois contradictoires. En affirmant qu’à peu près tous les économistes devraient être d’accord avec les conclusions de la Commission Godbout, vous négligez de tenir compte d’autres avis – vous démontrez que votre prise de position est idéologique et ne repose pas sur la nécessaire pluralité de réflexions en matière de politiques économiques. Il ne s’agit pas ici de question purement intellectuelle ou académique, réservées à aux discussions des cénacles universitaires.


La pluralité des points de vue, des angles d’analyses et des visions du monde est essentielle à toute délibération démocratique. Vous vous cantonnez dans une seule perspective économique. Pire, vous annoncez au début des travaux de la Commission parlementaire que vous allez mettre en œuvre les recommandations du rapport Godbout, en augmentant les taxes et les tarifs et en diminuant les impôts – «C’est mon intention de faire ça» avez-vous affirmé – ce qui revient à dire que les multiples mémoires produits par des groupes sociaux et spécialistes en tout genre au sein même de l’Assemblée nationale valent pour des prunes, puisque votre décision est déjà prise. Il s’agit là, monsieur le ministre, d’un très grave déni de démocratie. Les Commissions parlementaires sont des institutions de la plus haute importance pour la vie démocratique du Québec. Si le gouvernement a toute la légitimité pour légiférer comme bon il lui semble, il doit le faire dans le respect des institutions et plus particulièrement de celle qui donne la parole au cœur même de l’État aux citoyens du Québec. En balayant du revers de la main des opinions qui ne cadrent pas avec votre vision politique, vous bafouez outrageusement les principes élémentaires de la délibération démocratique.


3. Finalement, en soutenant faussement que 95% des économistes seraient d’accord avec votre position, vous faites de nous des détenteurs de vérité, ce qui me paraît fort dangereux. Depuis la fin du 19e siècle, la science économique est obsédée par les sciences naturelles, notamment la physique, la médecine et la biologie, qu’elle cherche à imiter. Or, pour plusieurs raisons, notre discipline sera pour toujours une science sociale, avec ses limites et sa pluralité de visions. Quant à moi, c’est bien tant mieux. Ce qui ne veut pas dire qu’elle ne soit pas utile ni qu’elle n’échappe à toute rigueur, puisqu’elle permet, à l’instar des autres sciences sociales, d’analyser notre vie économique et de proposer à tout le monde des pistes de compréhension de son fonctionnement comme de ses dérèglements.


En revanche, affirmer que «les» économistes croient telle ou telle affirmation vraie et rigoureusement vérifiée, c’est faire l’impasse sur deux choses.


D’une part, en charriant par définition une vision du monde et des valeurs politiques en amont de sa réflexion, elle modifie l’objet même de son sujet d’étude. Une entomologiste qui étudie une communauté de fourmis ne modifiera en rien le comportement de ces insectes (à moins de les écrabouiller, bien évidemment). En revanche, une économiste qui porte un jugement sur l’efficacité d’une politique économique influencera nécessairement l’opinion publique et les détenteurs du pouvoir, qui prendront des décisions individuelles et collectives qui transformeront la dynamique de notre vie commune. La place démesurée qu’occupe la pensée néoclassique et l’idéologie néolibérale depuis 30 ans un peu partout dans le monde a transformé non seulement nos sociétés, mais également la manière de penser de la majorité de nos concitoyens. À mon sens, les économistes qui ont contribué à cette hégémonie intellectuelle possèdent un pouvoir démesuré par rapport à leur capacité à démontrer ce qu’ils avancent.


D’autre part, l’épreuve des faits sur les questions spécifiques que traite le rapport Godbout, comme c’est le cas d’un grand nombre de débats sur les finances publiques, se heurte à deux obstacles. Premièrement, la difficulté de tirer des conclusions claires de la réalité. À titre d’exemple, une étude approfondie de l’OCDE publiée il y a quelques mois sur la question du caractère régressif ou non des taxes à la consommation (c’est-à-dire si elle frappe davantage ou non les plus pauvres que les plus riches) montre qu’il est difficile de conclure en la matière: au mieux, taxer davantage la consommation et moins imposer le revenu n’a pas d’effet. Deuxièmement, la question du mode de taxation n’est pas qu’économique ou fiscale, elle est aussi politique. Contribuer au trésor collectif par la consommation constitue un geste individuel alors que l’impôt sur le revenu participe d’un lien commun beaucoup plus fort. Il s’agit là de considérations politiques, voire morales, qui ne sont pas solubles dans le discours de vérité des économistes.


Cela étant dit, même sur des aspects très techniques, «nous» ne sommes pas d’accord. Dans le même sondage de l’ASDEQ, 57% des répondants considèrent que la hausse de la TVQ risquerait de sensiblement encourager le marché noir. Presque la moitié d’entre eux sont divisés sur une question à laquelle on s’entendrait d’avoir une réponse claire.


En un mot comme en mille, monsieur le ministre, vous prétendez vous appuyer sur une réalité qui n’existe pas, vous ignorez le processus démocratique le plus élémentaire et vous faites un appel à l’autorité en invoquant un pseudo consensus d’économistes qui détiennent tout sauf la vérité. Tout cela au mépris de la rigueur intellectuelle, du respect de la délibération démocratique et de l’écoute nécessaire de la diversité des points de vue. Un ensemble de raisons qui me permettent de conclure que vous méprisez royalement les principes politiques élémentaires qui devraient gouverner la vie collective des Québécois et des Québécoises.




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