Vivre en français - La quête de la normalité

Un des premiers effets de la Révolution tranquille a été de séculariser le débat sur la langue

Le français — la dynamique du déclin


Depuis l'Acte de l'Amérique du Nord britannique de 1867, aucune législation adoptée par le parlement du Québec n'a eu un effet aussi déterminant que la Charte de la langue française. La loi 101 est la seule dont on peut dire qu'il y a le Québec d'avant et celui d'après. Plus de deux siècles après la chute de la Nouvelle-France, elle en a refait une société à peu près normale. Ceux qui n'ont pas connu le Montréal d'il y a cinquante ans peuvent difficilement mesurer le chemin parcouru. Une loi ne peut cependant rien changer à la géographie et à la démographie. L'hégémonie de l'anglais sur le continent nord-américain, la diminution du poids du Québec au sein de la fédération canadienne et les flux de l'immigration interdisent de tenir pour définitifs les progrès accomplis.
D'une manière ou d'une autre, la question linguistique a été au centre du débat politique depuis la Conquête. Ce n'est pourtant qu'en 1910, l'année même où Henri Bourassa admonestait le cardinal de Westminster dans son célèbre discours prononcé à l'église Notre-Dame, que l'État québécois a osé intervenir pour la première fois en matière de langue, quand le député de Montmagny, Armand Lavergne, a fait adopter par l'Assemblée législative un projet de loi qui obligeait les entreprises de services publics (transport, télégraphe, téléphone, électricité) à respecter le principe du bilinguisme dans leurs relations avec leurs clients et abonnés.
Puisque Wilfrid Laurier s'était précédemment opposé à la présentation du même projet à la Chambre des communes, il avait forcément un impact très limité. C'était l'époque où Le Devoir faisait campagne pour les timbres puis les billets de banque bilingues. La loi Lavergne a aussi été la dernière incursion de l'État dans le dossier linguistique jusqu'à la fin des années 1960. Pendant un demi-siècle, la défense et la promotion du français ont été complètement abandonnées aux groupes nationalistes et aux médias.
Après la Deuxième Guerre mondiale, alors que la société québécoise s'urbanisait à grands pas, les élites francophones, plus instruites, supportaient de plus en plus mal l'écrasante domination de l'anglais. Il leur paraissait anormal que la majorité se sente étrangère chez elle, en particulier à Montréal, et qu'elle soit reléguée aux emplois subalternes.
Jusqu'à la fin, le régime Duplessis s'en est pourtant tenu à la glorification de la vocation agricole des Canadiens français, sous l'oeil complice de l'Église et de l'establishment financier anglophone, sans jamais transposer ses prétentions nationalistes sur le plan linguistique.
La boîte de Pandore
Un des premiers effets de la Révolution tranquille a été de séculariser le débat sur la langue, qui a définitivement cessé d'être «la gardienne de la foi». Au Québec comme à Ottawa, beaucoup voyaient bien que la frustration des francophones risquait de compromettre l'unité du pays, mais jusqu'où irait la quête de la normalité? Une fois la boîte de Pandore ouverte...
Au départ, le mandat de la commission Laurendeau-Dunton, instituée par le gouvernement fédéral en 1963, était de «faire enquête sur l'état présent du bilinguisme et du biculturalisme au Canada et faire enquête sur les mesures à prendre pour que la Confédération canadienne se développe d'après le principe de l'égalité entre les deux peuples qui l'ont fondée».
Il était donc implicite que la Loi sur les langues officielles, votée par la Chambre des communes en 1969, serait complétée par une réforme constitutionnelle qui enchâsserait ce principe. Clairement, ce n'était pas l'intention de Pierre Elliott Trudeau, ni de l'intelligentsia canadienne-anglaise. Après la mort d'André Laurendeau, l'idée de réformer la Constitution a été abandonnée, mais la question linguistique deviendrait bientôt indissociable du débat sur l'avenir politique du Québec, que ce soit à l'intérieur ou à l'extérieur de la fédération.
Le gouvernement de Jean-Jacques Bertrand a choisi ce moment pour commettre une erreur historique. En juin 1968, la commission scolaire de Saint-Léonard avait créé une commotion dans la communauté italienne et chez les anglophones en adoptant une résolution qui obligeait les enfants d'immigrants à fréquenter l'école française. L'adoption de la loi 63, qui consacrait plutôt le principe du libre choix de la langue d'enseignement, a soulevé un tollé chez les francophones et mis le feu à la poudrière linguistique.
Le débat linguistique a alors connu une période d'accélération. En 1974, le gouvernement Bourassa a bien tenté de calmer le jeu en faisant proclamer le français seule langue officielle du Québec, mais c'était trop peu, trop tard. À peine huit ans après la crise de Saint-Léonard, les Québécois élisaient un gouvernement souverainiste, dont un des premiers gestes fut de faire adopter la Charte de la langue française. Sauf en cas d'exception, la langue de la majorité devenait aussi celle du travail, de l'enseignement et de l'administration. Comme dans une société normale.
Le meilleur amendement
Malgré les assouplissements imposés par la Cour suprême et l'enchâssement de la Charte des droits dans la Constitution, les plus importantes dispositions de 1977 sont demeurées à peu près intactes et font largement consensus. L'intégration des «enfants de la loi 101» et la promotion économique des francophones ont été des succès indéniables. À la fin des années 1980, le débat sur l'affichage commercial a été déchirant, mais il n'a pas entraîné une détérioration significative du visage français de Montréal.
Aujourd'hui, force est toutefois de constater que le formidable élan qui avait été donné à la francisation de la société québécoise a fait place à un piétinement, voire à un recul. Il suffit de se promener dans les rues de la métropole. De toute évidence, le peu d'empressement du gouvernement à faire appliquer la loi envoie un très mauvais message. La ministre responsable, qui n'a pourtant rien d'une zélote, reconnaît elle-même l'incongruité de s'adresser systématiquement en anglais aux nouveaux arrivants. En toute justice, les derniers gouvernements péquistes n'avaient pas fait beaucoup mieux.
Pendant des années, la perspective que le Québec devienne un État souverain a constitué en soi une puissante incitation à l'intégration. À ceux qui le pressaient de renforcer ou d'assouplir la Charte de la langue française, Camille Laurin répondait invariablement que la souveraineté serait le meilleur amendement qu'on pourrait y apporter.
Si le Québec doit rester une simple province d'un pays à majorité anglophone qui fait la promotion du bilinguisme et du multiculturalisme, le français devient nettement moins attrayant. Maintenant que les Québécois ont rejeté la souveraineté à deux reprises, beaucoup y voient une langue de losers.
Le choix de demeurer au sein de la fédération canadienne est légitime. Dans ce cas, on devrait s'interroger sur les mesures à prendre pour compenser les inconvénients que cela comporte pour le français. La «nouvelle loi 101» proposée par le PQ prévoit notamment l'extension du processus de francisation aux petites entreprises, mais ce parti hésite encore à imposer la fréquentation du cégep français aux immigrants. La quête de la normalité devient très difficile quand on ne sait plus trop ce qui est normal.


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