Geneviève Joncas, n° 96, 2009, p. 25-28.
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VIRAGE A 180 DEGRES :
DES CANADIENS DEVENUS QUÉBÉCOIS
PAR GENEVIEVE JONCAS
I. B. Scotin. Canadiens en
Raquettes allant en guerre sur
la nege dans Claude Charles
Le Roy Bacqueville de La
Potherie. Histoire de l'Amérique
septentrionale, Paris, 1772.
***
Depuis l'époque de la Nouvelle-France,
les Québécois ont défini leur identité en
fonction de facteurs sociaux et historiques ayant
façonné leur destinée collective. Depuis quatre
siècles, ce questionnement identitaire a évolué,
tantôt dans une relative sérénité, tantôt dans la
turbulence. Les historiens et les sociologues en
ont d'ailleurs abondamment traité. Cet objet
d'étude est également un terreau fertile pour les
linguistes : il est révélateur de constater qu'il y a
eu quantité d'appellations pour désigner les francophones
du Québec depuis le début de la colonie
(Canadiens, Bas-Canadiens, Canadiens français,
Canayens, Québécois). L'étude de ces dénominations
ethniques en fonction de paramètres linguistiques
(date d'apparition, vitalité, connotations,
etc.) peut livrer de précieux indices sur l'évolution
de l'identité à travers le temps. Ainsi, le passage
d'une appellation à une autre s'explique par des
mutations, fines et subtiles, sur le plan des idées
et des mentalités.
CANADIEN SOUS
LE RÉGIME FRANÇAIS
Le journal Le Canadien,
fondé à Québec en 1806
par des membres du Parti
canadien, avait pour but de
défendre les droits et les
intérêts des Canadiens
français. (Collection privée).
***
Les premiers Français établis en Nouvelle-
France ont vite pris conscience de former un
groupe différent de celui de leurs frères restés
de l'autre côté de l'Atlantique. La découverte des
réalités nord-américaines, l'obligation de trouver
des solutions aux nouveaux défis de la vie quotidienne,
l'adaptation à des structures sociopolitiques
et hiérarchiques inédites, le contact avec les
Amérindiens sont autant de catalyseurs entraînant
la formation d'une identité spécifique en terre
d'Amérique. Ces pionniers n'étant désormais plus
des Français, il était naturel qu'ils sentent la nécessité
de recourir à une autre dénomination pour
se désigner eux-mêmes. Le mot Canadien, dérivé
du toponyme Canada, remplira cette fonction dès
la décennie 1660. Canadien (ou parfois Français
Canadien) désigne d'abord les colons d'origine
française établis en Nouvelle-France. Bientôt, le
nom s'applique par extension aux descendants de
ces colons nés au pays, comme l'observe Louis-
Armand de Lom d'Arce, baron de Lahontan, en
1703 : « Canadiens, sont des naturels de Canada
nez de père & de mere François ». À noter que
seules les personnes établies à demeure au Canada
peuvent s'octroyer le titre de Canadiens;
les individus qui sont dans la colonie pour remplir
un mandat provisoire (militaires, religieux,
administrateurs) demeurent des Français. Cette
opposition Canadien/Français n'est pas fondée
uniquement sur le fait d'habiter en permanence ou
non la colonie. Ce qui distingue ces deux entités
est de nature plus profonde, comme le souligne
Louis Phélypeaux, comte de Maurepas, dès 1699 :« [...] on ne doit pas regarder les Canadiens sur
le mesme pied que nous regardons icy les François,
c'est tout un autre Esprit, d'autres manières,
d'autres sentimens, un amour de la liberté et de
l'indépendance, et une férocité insurmontable
contractée par la fréquentation continuelle qu'ils
ont avec les Sauvages ».
Plusieurs observateurs des XVIF' et XVIIF
siècles établissent de telles distinctions entre les Canadiens et les Français, comparaisons qui sont
souvent à l'avantage des premiers, à qui on attribue
des qualités physiques et morales flatteuses,
même si on leur reproche leur insoumission.
L'émergence, au XVIIF siècle, de la locution à
la canadienne (dans s'habiller, se battre à la canadienne)
est un autre indice qui témoigne de la
reconnaissance des Canadiens en tant que groupe
distinct des Français.
LES HEURES DE GLOIRE DE CANADIEN
SOUS LE RÉGIME ANGLAIS
Le terme Canadien survit à la conquête anglaise
de 1760. Contre toute attente, le nouveau
régime n'en fragilise pas l'usage. Bien que le territoire
conquis porte désormais officiellement le
nom de Province of Quebec, les descendants des
colons français établis dans la vallée du Saint-
Laurent utilisent encore le toponyme Canada et
se réclament toujours de l'appellation Canadiens.
Jusque dans la seconde
moitié du XX' siècle, certains
produits de « Canadiens »
sont tenus en haute estime
au Québec parce qu'ils sont
fabriqués selon la plus pure
tradition canadienne-française.
Ici, une étiquette de la
fameuse bière d'épinette La
Canadienne fabriquée
par la maison F.A. Fluet enr.
de Québec. (Collection
Yves Beauregard).
***
L'arrivée massive d'immigrants anglophones des
îles Britanniques n'y change rien : on leur refuse
d'emblée le titre de Canadiens. Pour nommer ces
nouveaux arrivants, les Canadiens ont recours
à l'appellation générique Anglais, appliquée à
tous ces immigrants, qu'ils soient d'Angleterre,
d'Ecosse ou d'Irlande. Canadien et Anglais s'inscrivent
donc dès le début du Régime anglais dans
une dynamique d'opposition, même si certains
représentants de la couronne anglaise préféreraient
que les anglophones et les francophones
se rallient autour d'une appellation unique plutôt
que de se diviser, comme en témoigne cet extrait
de La Gazette de Québec du 30 juin 1791 : « Nous
sommes [...] habitans d'un même pais et sujets du
même souverain. Toute idée de distinction devrait
cesser. Tout homme qui respire l'air du Canada,
quelque soit le pais qui lui ait donné naissance, se
doit regarder comme Canadien, aussi intéressé à
la prospérité de la province que celui qui est né
en Canada ».
À partir des années 1770, les autorités anglaises
tentent d'imposer les formules Canadien
d'extraction française/anglaise, Canadien d'origine
française/anglaise, et Canadien français/anglais
(calquées de l'anglais), ce qui trahit une volonté
de souligner qu'il y a aussi des Canadiens non
francophones. Or, ni l'idée de regrouper les anciens
et les nouveaux sujets sous le générique
Canadiens, ni celle d'y adjoindre des qualificatifs
pour préciser l'origine des groupes ne s'imposent.
Les francophones, beaucoup plus nombreux que
les anglophones, persistent à restreindre l'usage
de Canadiens aux descendants des colons français.
Successivement, les gouverneurs anglais vont
donc finir par se plier à cet usage.
Canadien va résister à tous les changements
politiques sous le Régime anglais, dont ceux présidant
à l'Acte constitutionnel de 1791, par lequel
l'Angleterre scinde la Province of Quebec en deux
entités : le Haut-Canada et le Bas-Canada. S'ensuit
la création des gentilés Haut-Canadien et
Bas-Canadien qui, bien qu'ils apparaîtront dans
des textes parlementaires, ne s'implanteront pas
dans l'usage.
Contre vents et marées, les francophones de
la vallée laurentienne demeurent donc des Canadiens
sous le Régime anglais. Mieux encore, ils
commencent à affirmer l'existence d'une nation
canadienne, comme en fait foi cette citation du
gouverneur James Craig (1810) : « Leurs habitudes,
leur langue et leur religion sont restées
aussi différentes des nôtres qu'avant la conquête.
En vérité, il semble que ce soit leur désir d'être
considérés comme formant une nation séparée.
La Nation Canadienne est leur expression
constante [...] ».
Char allégorique rendant
hommage aux chants canadiens
lors d'une parade
de la Saint-Jean-Baptiste.
Carte postale photographique,
vers 1930. (Collection Yves Beauregard).
***
Le chant populaire de 1835, Avant tout je
suis Canadien, de George-Etienne Cartier, est
l'expression du sentiment d'unité qui rallie alors
les Canadiens, rassemblés autour de leur premier
emblème national, la feuille d'érable. Ces manifestations
patriotiques s'inscrivent dans l'intense
mouvement de nationalisme, ponctué de luttes
politiques, qui a cours au Bas-Canada entre 1800
et 1838. Durant cette période, les articles engagés
se multiplient dans les journaux, tout comme les
discours enflammés sur la place publique avec des
orateurs comme Louis-Joseph Papineau, chef du
Parti canadien. Dans ce contexte politique aboutissant
à l'insurrection de 1838, porter le nom de
Canadien équivaut à une profession de foi :« Qu'est-ce que les Canadiens? Généalogiquement,
ce sont ceux dont les ancêtres habitoient
le pays avant 1759 [...]; politiquement, les
Canadiens sont tous ceux qui font cause commune
avec les habitans du pays, [...] ceux qui ont un
intérêt réel et permanent dans le pays, ceux en
qui le nom de ce pays éveille le sentiment de la
patrie [...]. Ceux là sont les vrais canadiens [...]»
(La Minerve, 23 avril 1827).
Ceux qui ne répondent pas à ces critères se
voient attribuer une dénomination résolument
péjorative : ce sont les Anti-Canadiensi Dans la
même optique, on créera plus tard le sobriquet
Mange-Canadiens (ou Mange-Canayens) pour désigner
les ennemis des francophones.
CANADIEN FACE À SES PREMIERS
CONCURRENTS APRÈS I860
Il faudra attendre la seconde moitié du XIXe
siècle avant que d'autres appellations, Canadien
français et Canayen, n'émergent pour désigner
les francophones du Québec. Or, l'apparition de
mots nouveaux n'est jamais le fruit du hasard : les
mots se créent pour répondre à des besoins. Et
le besoin expressif en cause ici réside dans le fait
que le Canada est devenu, en 1867, une fédération
de quatre provinces. Tous ses habitants ont donc
pu dès lors se réclamer du titre de Canadiens, peu
importe leur origine, ce que célébrera la devise
Le Canada pour les Canadiens! Canadien n'étant
plus une appellation exclusive aux francophones
du Québec, certains proposent d'y renoncer et
d'opter pour un nom plus distinctif : « [J]e crois
que vu que ceux des autres races qui s'appellent
aussi des Canadiens, parce qu'ils sont nés au Canada,
sont aujourd'hui beaucoup plus nombreux
que nous-mêmes, l'appellation de "Canadien"
comme devant s'appliquer à un des nôtres exclusivement,
perd quelque peu de son essence et de
sa signification » (La Patrie, 28 avril 1892).
C'est en raison de cette soif de distinction
que le nom Canadien français et sa contrepartie
Canadien anglais, moussés par une partie de l'élite
intellectuelle, commencent à gagner en popularité
au Québec dans la seconde moitié du XIXe siècle.
Document publié lors de
la grande rencontre des
Canadiens français à Québec,
en 1880. (Collection
Yves Beauregard).
***
L'apparition du mot Canayen, à la même époque,
rend compte également du besoin qu'éprouve
alors la population du Québec de se redéfinir
au moyen d'une nouvelle appellation spécifique.
Le mot Canayen, qui résulte de la prononciation
relâchée de Canadien, est employé spontanément
dans les milieux populaires pour désigner
de manière exclusive les Canadiens français, en
particulier les individus qui apparaissent comme
les représentants les plus authentiques de ce peuple
: on parlera ainsi de vrai, de bon Canayen, de
Canayen pure laine. Cependant, les connotations
négatives dont l'élite intellectuelle investira le mot
Canayen vont freiner sa progression.
À l'heure où pénètrent Canadien français et
Canayen dans l'usage, le premier chez l'élite, l'autre
chez le peuple, des intellectuels s'opposent au
principe d'adopter des dénominations qui se substitueraient
à Canadien, concession injuste à leurs
yeux. Ils vont défendre l'idée qu'il faut s'accrocher
au nom Canadien, appartenant historiquement
en propre aux francophones : « Nos aïeux [...]
étaient purement et simplement des Canadiens.
Canadien-français est un pléonasme : qui dit canadien
dit français. [...] Nous étions déjà des Canadiens
sous le régime français, nous sommes restés
canadiens après la cession, et c'est pour conserver
ce titre de Canadien que nos aïeux ont lutté contre
les conquérants» (La Presse, 9 avril 1892).
Cette prise de position sous-tend la pensée
que les descendants des colons français sont les
véritables habitants du Canada : puisque leurs
ancêtres sont les fondateurs du pays, ne méritent-ils
pas le titre de Canadiens en exclusivité? C'est
sans doute sur la base de ce raisonnement que cet
emploi a pu se maintenir longtemps dans l'usage.
La survivance de Canadien dans son acception
originelle est corroborée en 1909 par la fondation
du Club de Hockey Canadien, équipe alors composée
en majorité de joueurs de langue française.
De même, plusieurs années après la naissance du
Canada moderne, l'adjectif canadien persistera à
s'inscrire dans des contextes où il est question de
pratiques culturelles du Canada français. Ainsi
sera-t-il longtemps associé à des types sociaux ancrés
dans l'imaginaire collectif (voyageur, coureur
des bois, habitant, défricheur canadien, etc.), à des
produits du terroir d'antan (beurre, bouilli, tabac
canadien, tire, tourtière canadienne), au folklore
et aux traditions légués par les ancêtres (soirée,
veillée, légende canadienne). Dans ces contextes,
la valeur de l'adjectif canadien dépasse largement
l'aspect dénotatif : il en appelle à un passé et à
une mémoire qui refusent de mourir.
LE TRIOMPHE DE QUÉBÉCOIS
Et pourtant, dans la province où on se souvient,
Canadien allait bientôt tomber en désuétude
: le règne de Canadien au sens de « descendant
des colons de la Nouvelle-France » s'achève au
début des années 1960. Le nom Québécois entre
alors en scène et détrône tous ses compétiteurs,
incluant Canadien français et Canayen. La vitesse
à laquelle Québécois s'est imposé et a supplanté
ses rivaux dans l'usage est remarquable : à la
faveur de la vague nationaliste déferlant sur le
Québec des années 1960 et 1970, Québécois est
rapidement adopté par l'ensemble de la population.
Dans les milieux prônant l'indépendance du
Québec, Québécois devient le symbole de l'affirmation
de l'identité nationale et de la libération
du peuple du Québec.
Affiche de recrutement
lors de la Première Guerre
mondiale qui s'adresse aux
francophones du Québec.
(Collection privée).
***
L'apparition de Québécois dans le vocabulaire
a engendré un étrange phénomène : Québécois
n'a pas tardé à s'opposer... à Canadien]
En effet, on peut observer, depuis les années
1980, que Canadien sert souvent à désigner les
habitants de l'une ou l'autre des provinces canadiennes,
à l'exception du Québec. Or, cet emploi
restrictif équivaut à un virage à 180 degrés sur
les plans linguistique et historique. La mémoire
collective aurait-elle donc complètement oublié
les trois siècles au cours desquels les Québécois
se disaient... Canadiens? •
Geneviève Joncas est chercheuse au Trésor
de la langue française au Québec.
Pour en savoir plus :
Gervais Carpin. Histoire d'un mot : l'ethnonyme
Canadien de 1535 à 1691, Sillery, Les éditions du
Septentrion, 1995, 225 p.
***
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