Une Europe sous directoire (franco-) allemand serait inacceptable

L'Allemagne vs BCE

«Bruxelles», c'est Berlin? Pour Stefan Seidendorf, directeur d'études européennes à l'Institut franco-allemand de Ludwigsburg (Allemagne), il faut entendre la critique de l'influence de l'Allemagne exprimée en France, de Marine Le Pen aux Guignols de l'info, et, comme les «Grecs, Irlandais et autres Portugais», interroger la «qualité démocratique du sauvetage de l'euro».
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Marine Le Pen a récemment utilisé une de ces formules polémiques dont sa famille semble avoir le secret: «Pourquoi avoir fait la guerre si c'est pour se soumettre au gouvernement allemand?» Quelques jours plus tôt, en des termes semblables et en utilisant un second degré humoristique à peine audible, les Guignols de l'info ont présenté Angela Merkel en «président de la République française», avec Nicolas Sarkozy et François Fillon en comité d'accueil de l'armée allemande aux frontières de la France.
Comme il se doit, ces boutades ont immédiatement été critiquées et repoussées par la majorité de l'opinion, qui se sent liée par plus de soixante ans de réconciliation, de coopération et d'amitié franco-allemande.
Cependant, on peut se demander si ce n'est pas à tort: outre l'habituelle pathologie xénophobe et anti-allemande exprimée par Marine Le Pen, elle pose la question de la qualité démocratique du sauvetage de l'euro. Jusqu'à récemment, c'était surtout aux Grecs, aux Irlandais et autres Portugais de se poser la question. Leurs institutions démocratiques nationales ne pouvaient, de fait, plus jouer leur rôle. Elles étaient, peu ou prou, obligées d'accepter les décisions prises «par Bruxelles», en vérité et la plupart du temps par Nicolas Sarkozy et Angela Merkel.
Depuis le dernier Conseil européen à Bruxelles, c'est aussi en France qu'on peut se rendre compte des faiblesses des institutions démocratiques nationales: elles ne pèsent plus sur les décisions, pourtant essentielles, prises entre chefs d'État et de gouvernement, lors des négociations à Bruxelles.
Quelles sont alors les alternatives? Pour défendre la qualité démocratique de nos constitutions respectives, et ainsi rétablir la priorité politique sur l'économie, deux visions s'opposent. Nous pouvons soit tenter de rétablir «la nation souveraine», chère aux souverainistes de tous bords. Alternativement, nous devons nous donner les moyens politiques de décider démocratiquement ensemble, en tant qu'Européens, en érigeant une «fédération européenne».
Dans le premier cas, il ne suffira pas de revenir en arrière sur quelques éléments des traités européens. Il faudrait alors rétablir la «souveraineté nationale» sur les échanges économiques et contrôler les flux de biens, de services et de capitaux. Il faudrait rétablir les contrôles aux frontières, et bien sûr il faudrait désormais négocier seul à l'échelle internationale, en tant que Français, Italiens ou autres, et ceci face aux géants économiques que sont les Etats-Unis, la Chine, le Brésil, ou l'Inde... Nos nations perdront la possibilité de se défendre ensemble, en tant qu'Union européenne, et chacun de nos pays subira alors encore plus directement les effets structurels de la crise économique mondiale, les aléas du marchés des changes et la concurrence des pays émergents.
Dans l'autre cas, «décider ensemble, en tant que citoyens européens», voudrait dire que l'on établit une souveraineté européenne, dotée d'instruments politiques qui permettraient des décisions démocratiques au niveau européen. Ainsi s'établirait une véritable volonté politique commune qui ne serait pas le résultat du compromis franco-allemand, mais qui représenterait la volonté d'une majorité d'Européens.
Si elle est constituée autour d'une majorité de droite, le gouvernement mènerait probablement une politique de droite. Et si une majorité de gauche se dégage à l'issue des élections européennes, le gouvernement commun mènerait une politique de gauche. Ainsi les décisions politiques européennes deviendraient-elles accessibles à chacune et chacun des citoyens européens. Contrairement à la situation actuelle, où aujourd'hui les Grecs et demain les Français partagent l'impression de subir des décisions imposées par des acteurs extérieurs, inaccessibles à la volonté des citoyens, une telle réforme rétablirait le jeu démocratique, mais à l'échelle européenne.
Nous pourrons alors penser à amortir ensemble, en tant qu'Européens, les effets de la crise économique sur nos pays, réguler le marché des changes et imposer des minima sociaux en Europe.
Pour nous Français et Allemands, cela impliquerait dans un premier temps de renoncer à la position dominante de nos gouvernements en Europe. À la place d'un «directoire franco-allemand», c'est un exécutif européen, soutenu par la majorité politique d'un parlement européen, qui prendrait des décisions s'imposant à l'ensemble des pays de l'Union européenne et à tous les citoyens. Une telle révolution paraîtra moins radicale si l'on conçoit qu'elle serait basée sur l'égalité des citoyens européens, norme démocratique fondamentale s'il en est. Nos deux pays –ou plutôt leurs citoyens– retrouveraient ainsi très rapidement toute leur place au cœur de l'Europe.
Quelles sont les chances de voir un tel sursaut démocratique se produire? Bien que cela puisse paraître utopique au premier regard, il faut admettre que la question démocratique se trouve aujourd'hui à l'ordre du jour dans tous les pays de l'Union européenne. Si ce n'est pas forcément sur le ton polémique et populiste de Marine Le Pen, le débat sur la qualité démocratique des décisions européennes se reflète aussi dans les dernières décisions de la Cour constitutionnelle allemande de Karlsruhe et des dispositions prises à la suite de cet arrêt par le parlement allemand.
Le Bundestag a ainsi tenu à rappeler et même à rétablir ses prérogatives démocratiques concernant les décisions budgétaires et européennes. Ceci a permis, pour la première fois en Allemagne, un véritable débat démocratique et parlementaire sur la politique européenne. Si c'est une évolution positive pour la démocratie en Allemagne, elle l'est beaucoup moins pour le processus d'intégration européenne. Au lieu de montrer la voie vers un ordre plus fédéraliste, nous nous trouvons face à la réaffirmation de l'Etat-nation et de ses droits souverains, donc plus proche de la première des alternatives évoquées plus haut.
Les décisions allemandes ne ressemblent toutefois pas exactement aux craintes de Marine Le Pen: l'occupation de la France n'est pas imminente. Cependant, la crise de l'euro devrait aussi être comprise dans sa dimension démocratique et seulement des réponses européennes permettrait de reconquérir un espace politique aujourd'hui perdu.
Toutes les forces démocratiques devraient y avoir intérêt. C'est maintenant aux protagonistes de la campagne présidentielle française de proposer des solutions audacieuses aux Européens.


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