Tout ce que les provinces canadiennes accorderont aux Européens, elles le donneront aussi aux États-Unis et au Mexique, en vertu de la clause de « la nation la plus favorisée » de l’ALENA.
Les provinces sont en voie de céder beaucoup plus de pouvoirs qu’elles ne le pensent peut-être, dans le cadre des négociations de libre-échange en cours entre le Canada et l’Europe, conclut un avis juridique.
Le Canada a adopté dans ces négociations une approche qui « semble traduire un désir d’accorder de vastes concessions aux sociétés européennes, sans attendre grand-chose en retour », déplore l’étude de 19 pages commandée par le Syndicat canadien de la fonction publique (SCFP), dont Le Devoir a obtenu copie. Pourtant , les propositions contenues dans le projet d’entente « représentent un changement radical qui, si elles devaient être mises en oeuvre, influencerait de manière omniprésente, contraignante et sans précédent l’autorité des gouvernements provinciaux ».
Basé sur des textes de négociation datant de cet hiver et de l’automne dernier ayant fait l’objet de fuites, l’avis juridique s’inquiète notamment de la capacité actuelle et future des provinces, des villes et autres autorités publiques infranationales d’exercer leurs pouvoirs en matière de santé, d’éducation, de gestion de l’eau ou encore de protection de l’environnement. Il se penche sur les annexes où les deux camps font la liste des secteurs et des entités qu’ils veulent exclure des dispositions générales du futur traité en matière de services.
Son auteur, l’expert en commerce international et droit d’intérêt public, Steven Shrybman, du cabinet d’avocats Sack Goldblatt Mitchell, y constate que les Européens ont réclamé une protection « illimitée » de leurs pouvoirs dans de vastes domaines tels que les monopoles publics, la distribution d’eau, la recherche et le développement, l’éducation, la santé, la finance et l’énergie. De son côté, « le Canada n’a proposé aucune réserve dans la plupart de ces secteurs de services ; dans les autres, ses propositions sont superficielles si on les compare à celles de l’Union européenne », notamment parce qu’elles se limitent aux mesures existantes et empêcheraient tout changement à l’exception de ceux qui mèneraient à une libéralisation accrue. Or, dit l’avis juridique, « on peut facilement imaginer que les gouvernements auront à réagir à de nouveaux défis dans le transport en commun, l’énergie, les services environnementaux et plusieurs autres domaines où le rôle de l’État est essentiel à l’atteinte d’objectifs de société ».
On doute, par exemple, que les exemptions réclamées par le Québec en matière d’hydroélectricité et de gestion des forêts soient suffisantes pour protéger toute sa liberté de manoeuvre. Seul l’Ontario essaie de préserver l’ensemble de ses pouvoirs en matière d’énergies renouvelables. Seul le Manitoba essaie de faire de même en matière d’agriculture, ou le Yukon en matière de gestion d’eau. Aucune province n’a jugé bon de demander une exception générale dans les transports en commun.
Réforme quasi constitutionnelle
Lancées en 2009, les négociations en vue d’un Accord économique et commercial global entre le Canada et l’Union européenne (AECG) devraient être conclues d’ici la fin de l’année. Présenté comme un accord de « nouvelle génération », le projet d’entente porte sur un vaste ensemble de questions dont la réduction des barrières commerciales non tarifaires, les contrats publics, l’agriculture, la mobilité de la main-d’oeuvre, l’investissement, la protection des brevets pharmaceutiques et la diversité cultu rel le. Comme l’une des principales raisons qui ont convaincu l’Europe de s’engager dans ces discussions est la perspective de gagner un accès aux services et aux contrats publics relevant des gouvernements infranationaux, les provinces ont, pour la première fois, été invitées à participer directement aux négociations.
Extrêmement variées sur les services en cause, mais toujours bien timides, leurs positions trahissent « soit une foi aveugle dans les vertus du marché, soit une insouciance accablante », a déclaré hier au Devoir Steven Shrybman. « L’un des problèmes est que l’on ne semble pas comprendre que la portée de l’AECG sera beaucoup plus grande que celle de l’Accord de libre-échange nord-américain ou de l’Organisation mondiale du commerce. »
Les provinces devraient savoir, pourtant, que tout ce qu’elles accorderont aux Européens, elles le donneront aussi aux États-Unis et au Mexique en vertu de la clause de « la nation la plus favorisée » de l’ALENA.
Elles devraient également savoir que les différents pouvoirs que chacune acceptera de céder dans l’AECG ne pourront être récupérés qu’à condition de rouvrir le traité, ce que seul le gouvernement fédéral pourra réclamer. « De ce point de vue, l’entente sera une sorte de réforme quasi constitutionnelle qui laissera aux gouvernements provinciaux des prérogatives très variables », selon les quelques exceptions qu’ils auront demandées.
Briser le secret
Une copie de l’avis juridique a été envoyée à chacun des gouvernements provinciaux. On espère que les premiers ministres s’en parleront lors de la prochaine rencontre du Conseil de la fédération qui se tiendra à Halifax, à la fin du mois. « Cela provoquera peut-être une prise de conscience, a déclaré hier, au Devoir, Charles Fleury, secrétaire-trésorier au SCFP. Il faudrait, au minimum, briser le secret qui entoure les négociations depuis le début. Les enjeux sont trop importants, pour les provinces, pour les villes. »
Une étude de l’Institut de recherche en économie contemporaine (IREC) basée sur les mêmes documents que l’avis juridique du SCFP concluait elle aussi, cet hiver, que le Québec et le Canada avaient versé dans l’« angélisme » dans ces négociations.
De nombreuses voix se sont élevées contre le manque de transparence des négociations de l’AECG, tant dans les rangs de l’opposition à Ottawa que dans ceux des syndicats et du mouvement altermondialiste. L’une des plus importantes inquiétudes soulevées est liée à la crainte de voir les gouvernements infranationaux canadiens perdre leur capacité d’exiger des retombées locales en échange des 100 milliards de contrats publics qu’ils accordent chaque année.
Les défenseurs de l’AECG leur rétorquent qu’une concurrence plus ouverte et transparente en la matière ne sera pas une mauvaise chose. Ils ajoutent, entre autres, que la possibilité de gagner en échange un accès accru à un marché unique de 500 millions d’habitants vaut bien quelques concessions.
Le ministre canadien du Commerce international, Ed Fast, s’est lancé dans une violente charge, le mois dernier, à Montréal, contre « l’opposition bruyante, véhémente et bien organisée des opposants au commerce » dont les seules armes « sont la peur et le mensonge ».
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