Il y a les sujets chauds de l’actualité, et il y a les grandes questions qui perdurent au fil des jours, des mois, des années. Pour donner de la perspective à ces questions qui reviennent de façon récurrente, Le Devoir publie «Les grands débats», une série mensuelle que signent à tour de rôle les journalistes de la rédaction.
***
Louis-Gilles Francoeur - Le 22 novembre 1964, Jean Lesage devient premier ministre à l’issue d’une élection quasi référendaire sur la nationalisation de l’électricité. Il déclarait ce soir-là: «L’ère du colonialisme économique est finie au Québec. C’est maintenant pour nous le temps d’être maîtres chez nous!» La gestion de nos richesses naturelles a-t-elle franchi ce cap? Coup d’œil dans le miroir.
L'élection de «l'équipe du tonnerre», en 1962, a servi de révélateur à la Révolution tranquille qui couvait. Mais si ses effets furent immédiats en éducation et sur la production d'électricité, dans d'autres domaines ils se sont fait attendre. Et le secteur minier attendrait encore sa révolution tranquille, lui qui se retrouve en plein XXIe siècle avec son tissu de privilèges «coloniaux» remontant au XIXe siècle.
Si l'on s'en tient aux richesses naturelles, c'est le «déclubage» des territoires fauniques, monopolisés jusque-là à 80 % par une élite économique anglophone, états-unienne et d'ici, qui fut la deuxième cible du mouvement de conquête de nos ressources.
Les forêts, qui faisaient depuis le XIXe siècle l'objet de concessions aux grands exploitants britanniques puis aux papetières au XXe siècle, avaient aussi servi de terrains de chasse et de pêche aux riches actionnaires des papetières, qui n'y avaient pourtant aucun droit, sauf sur les arbres. En forçant les barrières à l'entrée des concessions, le Québec a commencé à se demander s'il ne pourrait pas exploiter davantage ses forêts pour son propre compte et à sa manière.
Louis Bélanger, professeur d'aménagement durable des forêts à la Faculté de foresterie de l'Université Laval, estime pour sa part qu'avec la réforme forestière du défunt ministre libéral Claude Béchard, «le Québec sera sur le point, en 2013, d'amorcer sa véritable révolution tranquille en forêt, 50 ans après la première...»
Enfin, le domaine de l'énergie, l'un des deux phares de la Révolution tranquille, serait par contre «en train de faire machine arrière», selon Daniel Breton, président du mouvement Maître chez nous au 21e siècle (MCN-21). Un mouvement créé précisément pour endiguer cette «pente fatale qui nous ramène à petits pas vers un très réel néocolonialisme, bien camouflé sous le couvert de la mondialisation», dit-il.
Une forêt aliénée
Dans sa Brève histoire du régime forestier québécois (1999), le professeur Luc Bouthillier, de la Faculté de foresterie de Laval, souligne qu'avant 1986, «on cueille la forêt plutôt que de la cultiver» afin d'assurer sa pérennité. Jusqu'alors, les papetières qui détenaient des «concessions» régnaient en maîtres absolus sur la récolte et ses modalités.
La forêt a constitué un atout majeur dès le début de la colonie. Si elle sert à réchauffer les premiers colons, dès 1672, l'intendant Talon crée les premières réserves de bois de chêne pour la construction navale et la fabrication de douves. La notion de réserve forestière, importée de la métropole, était déjà considérée à l'époque comme susceptible de «succéder à la pelleterie» comme ressource de base de la colonie.
Le régime anglais va étendre les réserves de bois à un plus grand nombre d'essences pour les mâtures de la flotte anglaise. En 1810, plus de 661 navires vont filer vers l'Angleterre chargés des grands pins de l'Outaouais, notamment. À cette époque, la Couronne britannique autorisait les compagnies privées à exploiter ses forêts, des forêts dont elle ne se départira jamais parce que considérées comme «ressources stratégiques», souligne Luc Bouthillier.
Pour les francophones, par contre, «l'exploitation forestière équivaut au statut de prolétaire perpétuel», poursuit l'universitaire, et de frein au projet collectif d'une société rurale.
En 1849, la législature du Canada-Uni sanctionne la Loi sur l'administration des bois et des forêts de la Couronne qui va instituer des licences de coupe sur le domaine public: ce sont les premières «concessions», qui vont perdurer sous diverses formes jusqu'en 1986.
Louis Bélanger, un collègue du professeur Bouthillier, raconte que dès 1971, dans la foulée de la Révolution tranquille, Québec avait aboli plusieurs «concessions» pour en faire des forêts «domaniales», de nouveau publiques. En 1986, dit-il, la loi va modifier le régime forestier pour permettre à plusieurs exploitants, plutôt qu'à un seul, de récolter sur un même territoire des volumes alloués par Québec en fonction des besoins des usines, et moyennant l'assurance que les exploitants vont reboiser.
«Mais, dit-il, c'était une sorte de partenariat public-privé. En réalité, on redonnait à l'industrie les forêts domaniales et on lui garantissait des allocations de bois, qui sont une autre forme de concession sur les volumes disponibles.
«Alors que l'État avait commencé à planifier la coupe et l'aménagement des forêts domaniales, le secteur privé obtient à nouveau le privilège de tout planifier: les coupes, le reboisement et la certification. On a alors perdu complètement l'esprit de 1971. Le régime des contrats d'aménagement et d'approvisionnement forestier (CAAF) va demeurer en vigueur jusqu'en 2013, soit à la fin du dernier plan quinquennal préparé par le secteur privé.»
À partir de 2013, Québec assumera «pour la première fois toute la planification forestière». Son Forestier en chef va déterminer les volumes de coupe. Et un Bureau de mise en marché des bois va vendre aux enchères entre 15 et 25 % des volumes disponibles. Le secteur privé a néanmoins obtenu de pouvoir d'être associé à la planification des allocations de bois, mais ce sera pour la première fois une opération ouverte à d'autres forces sociales régionales qui se battent depuis des décennies pour une plus grande utilisation polyvalente des forêts.
«On ne changera pas en quelques années le vieux fond de réflexes de colonisés de certains gestionnaires et exploitants, poursuit Louis Bélanger. La complicité entre les grandes compagnies et le secteur public québécois demeure omniprésente dans certaines strates de gestionnaires gouvernementaux. Mais enfin, la table est mise pour un changement en profondeur avec, en plus, une approche écosystémique qu'il faudra définir mais qui ouvre, elle aussi, des portes sur des approches nouvelles.»
Des mines empoussiérées
La poussière n'était pas retombée sur le rapport du Bureau d'audiences publiques sur l'environnement (BAPE) dans le dossier des gaz de schiste que celui du Commissaire à l'environnement, un membre du bureau du Vérificateur général, assenait cette semaine un autre coup de massue au régime minier québécois.
On y conclut qu'il faut changer la vieille Loi sur les mines parce qu'elle ne respecte pas, notamment, le pouvoir d'aménagement du territoire des élus locaux.
Cette loi des mines, qui remonte à 1880, était basée sur le principe du free mining importé d'Angleterre et adopté par les prospecteurs lors des ruées vers l'or de la Californie, puis, en 1863, de la Beauce. Le premier qui plantait ses quatre piquets devenait propriétaire du sous-sol, un autre principe importé de la métropole anglaise.
«La seule bonne nouvelle dans cette approche coloniale qui perdure encore aujourd'hui et qui visait à multiplier les profits des exploitants privés, c'est qu'ici, contrairement aux États-Unis, l'État est demeuré propriétaire du sous-sol, ce qui lui octroie un certain contrôle», indique Ugo Lapointe, spécialiste de la géo-économique minière et porte-parole de la coalition Meilleure Mine.
Il y a trois critères, à son avis, pour définir si un territoire est en situation de colonisation. D'abord, il faut voir qui sont les acteurs économiques, pour la plupart étrangers dans le secteur minier et des gaz de schiste, précise-t-il. Deuxièmement, on doit déterminer si l'essentiel de la ressource est exporté, ce qui est encore le cas de nos productions minières; et, troisièmement, si on se contente des emplois générés par l'extraction ou si on transforme ici la matière première, une activité plus structurante.
«Selon ce barème, ajoute Ugo Lapointe, au Québec, dans le secteur minier, nous sommes toujours en situation coloniale, avec en plus des règles juridiques qui donnent préséance aux détenteurs de droits miniers et gaziers sur les populations locales dans l'aménagement de leur territoire.»
On pourrait ajouter, selon lui, que les redevances sont souvent en bas des barèmes de nos voisins, que Québec ne touche pas intégralement ce qu'on lui doit, ce qu'a confirmé le Vérificateur général. Et on s'apprête à vivre un nouveau boom minier avec le Plan Nord, alors que le régime minier n'a pas encore été modifié et que les premiers grands projets pourraient se revendiquer d'un régime qui aura bientôt 120 ans.
Faune et énergie régressent
Dans le secteur de l'énergie, qui avait servi de phare à la Révolution tranquille, «le Québec régresse à grands pas», soutient de son côté Daniel Breton, de MCN-21.
«On a vu, au cours des dernières années, Québec redonner un monopole au secteur privé sur la production d'hydroélectricité pour toutes les centrales de moins de 50 MW, même s'il s'agit d'une entorse directe à la nationalisation, ajoute M. Breton. On a vu ensuite Hydro-Québec confier au secteur privé la propriété et la production d'énergie éolienne. Son p.-d.g., Thierry Vandal, a même dit que c'était parce qu'Hydro n'avait pas la compétence pour faire ça. C'est exactement l'argument invoqué en 1962 par les adversaires de la nationalisation. Et c'est pourtant Énergie de France, une autre société d'État, qui a obtenu la part du lion des contrats dans l'éolien.»
Daniel Breton situe dans la même tendance au «néocolonialisme énergétique» la vente à des intérêts privés des droits détenus par Hydro-Québec sur ses titres miniers à Anticosti, susceptibles de receler du pétrole, et le démantèlement de sa direction gaz et pétrole. Il accuse de plus Hydro-Québec de brader maintenant «pour des pinottes» ses brevets sur les batteries révolutionnaires mises au point par ses services.
«On est des colonisés quand on brade ses ressources pour des emplois ou des bouchées de pain, surtout quand on se retrouve aux prises avec une industrie comme celle des gaz de schiste, qui se comporte ici comme en pays conquis.»
Moins connus sont les reculs dans le secteur faunique. Une politique de prix exorbitants pratiquée par des pourvoyeurs anglophones a exclu le chasseur québécois moyens du Grand Nord, où le caribou est désormais surtout chassé par un club international de très riches chasseurs.
Dans les zecs (zones d'exploitation contrôlée), créées pour remplacer les clubs privés par des organismes démocratiques, on assiste à la signature d'ententes commerciales qui autorisent, moyennant rétribution, des pourvoyeurs privés à y exploiter la faune avec leurs clients. Tout cela parce que Québec prive les gestionnaires bénévoles de ses propres territoires d'un minimum d'aide financière.
Ailleurs, en Estrie et dans les Laurentides, les villégiateurs accaparent des lacs publics pour leur usage exclusif par des règles et droits d'accès exagérés, sous le prétexte, par exemple, de prévenir la contamination par les moules zébrées.
Devant ces reculs, les puissantes fédérations fauniques, même celles qui ont pourtant mené la bataille de l'accès démocratique à la faune, ne réagissent pas plus que le gouvernement, enlisées dans un néocorporatisme stérilisant qui n'a d'égal que les nouvelles formes de privatisation auxquelles on assiste sur les rivières à saumons.
Un néocolonialisme à la québécoise ?
La gestion de nos richesses naturelles attend encore sa révolution tranquille dans certains secteurs
Laissez un commentaire Votre adresse courriel ne sera pas publiée.
Veuillez vous connecter afin de laisser un commentaire.
Aucun commentaire trouvé