Tuerie de Liège

Chronique de José Fontaine

Un Liégeois d'origine marocaine a lancé, le 13 décembre dernier vers 12h30, trois grenades sur des abribus depuis une plate-forme surplombant la Place Saint-Lambert de Liège. Il a ensuite tiré sur la foule liégeoise avec une mitrailleuse Kalachnikov et tué en tout cinq personnes (l'une d'entre elles ayant été tuée une heure avant en un autre lieu) avant de se suicider. Au-delà de l'émotion, il vaut la peine de réfléchir sur ces faits et l'endroit où ils se sont déroulés.
Comment j'ai appris ces événements
J'ai appris ces événements en donnant cours de philosophie à plus d'une centaine de km de là, dans un petit village ardennais, Mirwart, un trou perdu, mais où une école organise un baccalauréat en éducation spécialisée fréquenté par des étudiants venus de Wallonie, de France et du Luxembourg et originaires de quatre continents. Le contraste entre l'humilité des lieux et la multiculturalité des étudiants est frappant. Bien que Liège ne soit pas la ville qu'on penserait rayonner sur cet endroit, vers 14h30, plusieurs de mes étudiants avaient reçu des messages sur leurs téléphones portables, de leurs enfants ou de personnes vivant ou étudiant à Liège. Cela donne une idée de l'importance de cette ville dont la commune proprement dite compte 200.000 habitants, mais qui est au centre d'une agglomération de 600.000 habitants et qui rayonne sur une plus large portion de la population wallonne et d'ailleurs également sur la province de Limbourg en Flandre.
Pourquoi une telle émotion?
De toute façon un tel fait ne peut qu'émouvoir toute une grande ville. Dans ce cas précis, il faut bien voir que le massacre n'a pas eu lieu dans un endroit fermé, mais sur l'un des lieux les plus animés d'une Cité que l'on dit ardente et à proximité d'autres lieux tout aussi animés. Parce que ce grave incident avait commencé par l'explosion de grenades et par de nombreux tirs, on a d'ailleurs cru tout d'abord à l'existence de plusieurs tireurs. De sorte que, au-delà des 120 à 130 blessés du drame (dont certains grièvement), c'est sans doute des centaines et probablement des milliers de Liégeois qui ont eu la peur de leur vie (et les autres indirectement, si l'on peut dire), la police intervenant d'ailleurs avec une grande rapidité pour protéger la population et lui demander de rester dans les lieux fermés (comme les magasins, les écoles...), où elle se trouvait.
Déclenchement d'une campagne raciste
Très rapidement après les faits s'est déclenchée une campagne raciste à cause des origines du tireur (d'ailleurs un repris de justice d'un peu plus de trente ans), et de sa religion supposée, tant l'anti-islamisme et les fantasmes sur l'islam sont grands. Pourtant - on n'oserait pas dire évidemment que le hasard a bien fait les choses tellement en ce cas-ci c'est horrible - mais parmi les victimes il y avait un étudiant du Collège Saint-Louis, Medhi Nathan Belhadj, fils d'une Liégeoise et d'un Liégeois d'origine tunisienne. Les funérailles ont eu lieu hier à la mosquée de Bressoux (un quartier de Liège) où avaient pris place les étudiants de ce Collège catholique (qui s'y étaient rendus en cortège), et où prirent la parole Mustapha Turki, l'iman de la mosquée mais aussi le directeur du Collège, ainsi que le professeur de religion catholique de la même école. Ceci témoignant à l'évidence du fait que la plupart des gens d'origine maghrébine appartiennent aux mêmes collectivités que nous et donc à la Wallonie s'ils habitent Liège. Il y a aussi sans doute dans cette cérémonie funéraire quelque chose d'assez typique de la Wallonie, une terre d'immigrations par excellence où les diverses cultures, non sans heurts fatalement, finissent par s'arranger et former une société bigarrée mais unie. C'est sans doute l'image la plus forte de la Wallonie que ces caractéristiques. Et cela a comme origine la puissance économique du sillon industriel wallon, lieu de la deuxième puissance industrielle au monde pendant deux siècles environ, attirant de ce fait des gens de l'Europe entière et puis, au-delà, du monde entier. L'école de Mirwart où j'enseigne en est encore le témoignage même si si sa multiculturalité a d'autres origines. Et Liège fut la portion la plus riche de l'économie wallonne. Elle le demeure, notamment à cause de sa position sur la Meuse, l'un des fleuves les plus importants d'Europe (Liège est d'ailleurs le troisième port fluvial européen après Paris et Duisbourg).
Pourquoi les tueries?
Les tueries ne s'expliquent évidemment pas par l'immigration qui saperait les fondements des Etats européens (comme cela été dit absurdement). Elles ont lieu partout et souvent sont le fait de gens dont la famille est établie dans les pays en cause depuis toujours. Dix ans après la Tuerie de Montréal du 6 décembre 1989, eut lieu les 4 et 5 décembre 1999, un colloque dont les actes ont été publiés sous la direction de Paul Dumouchel, Comprendre pour agir: violences, victimes et vengeances, Société de philosophie du Québec, Fondation des victimes du 6 décembre contre la violence, Presses de l'Université Laval, 2000. Dans cet ouvrage consultable en ligne je relève parmi les contributions celle de Wolfgang Palaver, de l'Université d'Innsbrück, De la violence, une approche mimétique (pp. 89-110). Je vais résumer son propos (et celui de Girard dont il s'inspire) en espérant le clarifier mieux que je ne l'ai fait lors de la tuerie de Winnenden.
Comment se débarrasser de la violence?
Il y a en chacun d'entre nous le désir d'être le premier que ne contrarie plus la forte et indépassable hiérarchie des sociétés d'autrefois qui en rendait l'accès impossible. Du moins, cette possibilité-là s'offre à nous. Les autres s'y opposent. Les objets les plus désirés sont ceux-là même auxquels les autres s'opposent le plus, interposant entre ces objets et nous une violence qui finit par fasciner et qui devient l'objet même du désir. Ou, pour le dire autrement, en remontant au principe même de l'anthropologie de Girard : nous désirons par imitation du désir des autres. Quand deux personnes désirent le même objet, elles ne peuvent qu'entrer en conflit. Et quand elles s'engagent dans ce conflit qui devient souvent un conflit à mort, la violence devient la seule chose recherchée. Girard donne l'exemple de deux personnes se battant en duel.
L'explication comme en toutes sciences humaines, semble tarabiscotée. Mais c'est seulement parce que les sciences humaines ont à rendre compte rationnellement d'une humanité finalement très très peu rationnelle. L'absurdité n'est pas dans les explications de la philosophie, de la psychologie ou de la sociologie, mais dans la délirante façon dont s'organisent parfois les relations humaines, avec l'utilisation d'armes qui, effectivement, peuvent conduire non seulement à un massacre de masse, mais à la destruction de l'humanité toute entière (et qui sont effectivement construites, détenues par les autorités peu contestées rationnellement à cet égard d' Etats démocratiques comme la France, le Royaume-Uni ou les USA).
Comme, selon Girard, de très nombreux groupes d'hominidés, en proie au même ravage mimétique se sont sans doute exterminés eux-mêmes par milliers, la tribu humaine de 2011 risque également de périr. Soit par la dégradation de la Planète (dont l'origine est aussi une rivalité mimétique même si elle est économique), soit par l'utilisation du feu nucléaire, rivalité plus directe. Girard ne donne qu'une consigne pouvant être opératoire à cet égard, celle de nous méfier de nous chaque fois que nous trouvons un «bon» ennemi, c'est-à-dire un bouc émissaire (tout le monde le hait et comme c'est si bon d'être tous ensemble contre un seul même si on le tue!). Car c'est alors que nous refusons tant l'appel de la raison que celui du Sermon sur la Montagne dont le caractère inhumain scandalise ( «Aimez vos ennemis, faites du bien à ceux qui vous haïssent. Souhaitez du bien à ceux qui vous maudissent, priez pour ceux qui vous calomnient. A celui qui te frappe sur une joue, présente l’autre.» Evangile selon Luc chapitre 6 versets 27 à 29).
Alors que cette parole, je pense, est la seule voie vers le salut, une voie qui n'est pas encombrée et même qui, à vrai dire, n'est encombrée que par quelques rarissimes saints ou héros de toutes convictions, quelques uns par siècle.

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José Fontaine355 articles

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Né le 28/6/46 à Jemappes (Borinage, Wallonie). Docteur en philosophie pour une thèse intitulée "Le mal chez Rousseau et Kant" (Université catholique de Louvain, 1975), Professeur de philosophie et de sociologie (dans l'enseignement supérieur social à Namur et Mirwart) et directeur de la revue TOUDI (fondée en 1986), revue annuelle de 1987 à 1995 (huit numéros parus), puis mensuelle de 1997 à 2004, aujourd'hui trimestrielle (en tout 71 numéros parus). A paru aussi de 1992 à 1996 le mensuel République que j'ai également dirigé et qui a finalement fusionné avec TOUDI en 1997.

Esprit et insoumission ne font qu'un, et dès lors, j'essaye de dire avec Marie dans le "Magnificat", qui veut dire " impatience de la liberté": Mon âme magnifie le Seigneur, car il dépose les Puissants de leur trône. J'essaye...





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1 commentaire

  • José Fontaine Répondre

    17 décembre 2011

    Il aurait fallu souligner que parmi les services de secours, les policiers, les chauffeurs des bus wallons, les simples passants, il y a eu de véritables comportements héroïques, beaucoup se souciant des blessés au péril de leur vie. Liège sort grandie de cette terrible épreuve qui ne ressemble pas tout à fait à d'autres tueries dans le monde, dans la mesure où il y a aussi (comme je le souligne dans la chronique), cette rencontre quand même assez étonnante d'un Collège catholique et d'une Mosquée.