Trois-Pistoles

Tribune libre 2008


La vieille radio à la façade d’église gothique (à moins que ce soit une façade d’église romane ?) diffuse dans le salon une gaie ritournelle interprétée par Mathé Altéry – Moulin des amours/tu tournes tes ailes/au ciel des beaux jours/Moulin des amours… Mes parent, enfin guillerets, après 16 longues années d’angoisse et de privations qui ont assombri leur jeunesse, soit les années de guerre 1939 – 1945 précédées de celles de la grande crise économique 1929 – 1939, se préparent fébrilement pour leur sortie du samedi soir, au cinéma de la salle paroissiale de Trois-Pistoles, où l’on diffuse pour la énième fois le film culte « Autant en emporte le vent ».
Trois-Pistoles, que plusieurs montréalais férus de géographie situent plus souvent qu’autrement, soit sur la Côte Nord, soit au Saguenay, quelquefois en Gaspésie, mais à peu près jamais là où il doit être, dans le Bas-Saint-Laurent, dont ils ignorent de toute façon les limites territoriales, est une petite ville régionale prospère à cette époque, le chef-lieu secondaire de tout un arrière-pays qui vit essentiellement de la forêt, les terres de la couronne étant par nature peu productives ou carrément impropres à la culture. Pendant un siècle, la forêt bas-laurentienne a fourni aux plus offrants la matière première pour la construction navale, le développement des chemins de fer, la construction résidentielle et les besoins de pâte à papier des villes industrielles en forte croissance et ce, jusqu’à épuisement de la ressource !
Trois-Pistoles a toujours vécu écartelé entre deux villes plus importantes, Rivière-du-Loup et Rimouski, qui se sont disputées longtemps l’hégémonie régionale. Ville de services durement éprouvé le 6 mai 1950 par un incendie dévastateur, Rimouski a su se relever au point de finalement supplanter sa rivale à partir des années soixante, et Trois-Pistoles, enserré entre les deux mégapoles (!) régionales, n’en finit plus de connaître une lente agonie sociale et économique. Encore aujourd’hui, l’autoroute 20 dessert Rivière-du-loup et évidemment Rimouski, en sa qualité de capitale régionale, a son bout d’autoroute quelque perdu dans les champs, au sud de la ville, mais les quelque 70 kilomètres de la « vieille » route 132, qui passent forcément par Trois-Pistoles, ne sont pas encore reliés aux deux tronçons autoroutiers ! Ainsi va le cirque politique…
Les Malécites
Au départ pourtant, tous les établissements de peuplement du Bas-Saint-Laurent étaient sur un même pied d’égalité et bénéficiaient sensiblement des mêmes avantages comparatifs. Pratiquement toutes les seigneuries de l’estuaire et du golfe du Saint-Laurent ont été concédées à la même époque, vers 1685, depuis Tadoussac jusqu’à la baie de Bradore, sur la Côte-Nord, et de l’île Verte à Pasbébiac sur la rive sud. L’acte de concession de la seigneurie des Trois-Pistoles à Charles Denys de Vitré, membre du Conseil souverain de la Nouvelle-France, est daté du 6 janvier 1687.
Jean Rioux l’acquiert le 15 mars 1696 en échange de sa terre et habitation localisées à Saint-François de l’Île d’Orléans et il s’y installe définitivement avec son épouse, Catherine Leblond, au mois de juin 1697, devenant ainsi les premiers colons et les fondateurs de Trois-Pistoles. Ils rejoignaient les nombreux habitants de l’île d’Orléans et de la Côte de Beaupré qui quittaient leurs paroisses d’origine déjà fortement peuplées pour prendre terre sur la rive sud. Les ressources de la pêche, le Saint-Laurent regorgeait de poissons de toutes sortes à l’époque, ont procuré aux colons leurs premiers revenus et les moyens de s’établir sur ces nouvelles terres.
Il fallait certainement beaucoup de courage et de détermination à Jean Rioux et Catherine Leblond pour s’établir sur des terres accessibles seulement par bateau à voile ou canot d’écorce et situées à 250 kilomètres en aval de Québec. Plusieurs tribus amérindiennes, dont les Malécites, parcouraient ces lieux depuis au moins l’époque du sylvicole, 1 000 ans avant notre ère. Si les dits « sauvages » eussent été aussi sauvages qu’on nous les avait décrits dans certains de nos manuels d’histoire, quelques coups de tomahawks leur auraient suffi pour exterminer les nouveaux colons. En réalité, ces nations avaient des contacts réguliers et pratiquaient le troc avec des européens bien avant l’implantation des premiers colons français. Déjà en 1580, des pêcheurs basques chassaient la baleine et le phoque dans le Saint-Laurent dont ils faisaient fondre la graisse dans de hauts fourneaux construits sur différents sites, dont une île localisée à environ 4 kilomètres au large de Trois-Pistoles. Or cette île, dénommée l’Île aux Basques en leur honneur, servait de halte aux amérindiens en transit vers le golfe Saint-Laurent pour la pêche et le négoce ou de retour, vers Stadaconé, Hochelaga et l’arrière-pays appalachien. Les échanges entre les basques et les amérindiens, avérés par de nombreux artefacts trouvés sur l’île, équivalaient probablement à des droits de pêche ou des droits de passage que les basques devaient acquitter pour pouvoir poursuivre en toute quiétude leurs activités. Ces échanges « interculturels » réalisés bien avant les travaux de la commission Bouchard-Taylor ont sûrement facilité l’implantation ultérieure des colons français dans la région.
Malheureusement, sous l’impact conjugué des guerres coloniales et des maladies inconnues des autochtones avant l’arrivée des européens, la population amérindienne de la vallée du Saint-Laurent est passée en un siècle de 60 000 à 6 000 personnes. Ainsi affaiblis, les Abénaquis, les Etchemins et les Malécites, entre autres tribus, n’étaient plus en mesure d’imposer leurs droits territoriaux sur les terres des seigneuries du régime français exclues de L’Indian territory concédé par les britanniques en 1763. La création à Cacouna en 1891 d’une réserve malécite à 12 kilomètres à l’est de Rivière-du-Loup, la plus petite réserve amérindienne du Canada, est contestable du point de vue historique, car traditionnellement, le territoire du peuple weastukwiuk (malécite pour les français) était localisé le long du fleuve Saint-Jean, entre le Nouveau-Brunswick et le Maine, à une centaine de kilomètres au sud-est de Cacouna.1 Dans les faits, la réserve de Cacouna n’a jamais été habitée en permanence par les quelque 600 personnes d’ascendance malécite, aujourd’hui fortement métissées, qui vivent disséminées dans plusieurs régions du Québec et portent pour la plupart des patronymes français.
Dans mon enfance, un couple de malécites habitait une mansarde en face de la rue Langlais, à un coin de rue de chez mes parents. On n’avait que trop peu de contact avec ces gens-là (!), car ils ne vivaient pas tout à fait comme nous et ils faisaient peur aux enfants ! Il arrivait assez régulièrement que Ti-Guss, le patriarche, aille étancher sa soif débridée au lieu de perdition par excellence de Trois-Pistoles, Sodome et Gomorrhe réunis : l’Hôtel Manoir. Le party terminé, Ti-Guss peinait à remonter la côte de la rue Napoléon-Rioux, zigzaguait d’un bord à l’autre de la rue et s’échouait invariablement sur la clôture bordant notre propriété en marmonnant de sa bouche édentée du franco-malécite incompréhensible. Puis, après avoir reconquis son souffle vital, Ti-Guss reprenait courageusement sa route pour aller choir dans les bras de sa tendre épouse, une maîtresse femme d’une centaine de kilos qui maniait le rouleau à pâte comme pas une, et ce n’était pas pour faire des tartes !
La paix revenue dans le ménage, on voyait souvent, les beaux soirs d’été, Ti-guss le malécite et sa douce moitié veiller côte à côte, les bras croisés, l’air farouche et méditatif, assis sur une vieille banquette automobile déposée sur leur balcon dépouillé de ses rampes de bois passées dans le poêle depuis longtemps. C’étaient des miséreux certes dont il était facile de juger les attitudes et les comportements, mais c’était oublier un peu trop vite qu’ils avaient été dépouillés de tout et que leur misère, en fin de compte, n’était pas tellement différente de celle des pauvres blancs qui peuplaient le p’tit Canada, un quartier misérable de Trois-Pistoles en bordure de la rivière du moulin Pelletier. Mais, les blancs ont toujours eu collectivement un complexe de supériorité envers les autres tribus humaines, une sorte de sectarisme détestable qu’ils s’infligent même entre eux : les blancs de langue anglaise ne sont-ils pas plus blancs que ceux de langue française ? Les blancs qui ont de l’argent et des propriétés ne sont-ils pas plus blancs que ceux qui en ont peu ou pas du tout ? Les blancs qui possèdent des commerces, des manufactures ou des industries ne sont-ils pas eux aussi plus blancs que ceux qui doivent vendre leurs bras ou leur talent pour vivre…? Ainsi de suite à l’infini ou ad nauseam !
Que dire de ces mêmes blancs qui saccageaient le mobilier de l’Hôtel Manoir, les samedis soirs, lorsqu’une partie de la jeunesse de Trois-Pistoles, la testostérone au plafond, partait en guerre contre les jeunes colons tout en muscles de l’arrière-pays, dont le seul tort avait été de coller (cruiser en français) les filles de Trois-Pistoles ou les petites anglaises de l’école de langue de l’Université Western d’un peu trop près ! Et zingue zingue zingue la musique sur fond de bagarre générale, et rezingue zingue zingue, jusqu’à trois heures du matin ! Un soir, les feux du ciel et les feux de l’enfer ont conjugué leurs efforts pour complètement raser l’Hôtel Manoir – car, même l’enfer ne pouvait plus supporter ce lieu de débauche assidument fréquenté par tous les assoiffés du canton !
La Sainte Enfance
Inaugurée en 1888, la cinquième église de Trois-Pistoles domine le paysage et est quasiment visible de Boston par temps clair, tant sa structure est imposante, à tel point que le couvent des Sœurs Jésus-Marie, tout près, a l’air d’un tipi malgré ses quatre étages ! L’église paroissiale, pour ne pas dire la basilique (?) ou la cathédrale (?) mit fin à la « querelle des églises » qui a déchiré la paroisse Notre-Dame-des-Anges de Trois-Pistoles pendant une vingtaine d’années (1827-1853). Les traditionnalistes voulaient leur église près du fleuve, là où l’histoire de Trois-Pistoles a commencé, alors que les modernes, plus réalistement, la voulaient sur la côte où aboutiront plus tard le chemin de fer Intercolonial et la route 132. Comme personne ne voulait céder, que la chicane s’éternisait et que 2 ou 3 curés en étaient quasiment devenus fous de désespérance, le Ciel a dû s’en mêler et trancher le litige définitivement : une nuit, il a neigé en plein mois de juillet précisément à l’endroit où l’église devait être érigée ! Du coup, les paroissiens oublièrent leur querelle démente, entonnèrent à genoux un Te Deum, puis se mirent à l’œuvre pour construire un nouveau temple de Jérusalem à la hauteur de leur péché d’orgueil qui était incommensurable : une bâtisse impossible à chauffer en hiver et quasiment impossible à entretenir l’année durant ! Dans le même mouvement de piété qui a suivi la pacification des lieux, le nom de la paroisse Notre-Dames-des-Anges (cornus !) fut changé en celui de Notre-Dame-des-Neiges pour rappeler à jamais aux paroissiens querelleurs le miracle qui s’était gracieusement opéré chez eux.
Au terme de ces événements dramatiques, la foi des Pistolois devint grande et ses manifestations multiples, depuis le soutien aux œuvres missionnaires par la collecte des sous de la Sainte Enfance dédiée à l’aide humanitaire et évangélique aux petits africains, aux petits chinois – ces derniers sont d’ailleurs sur le point de nous racheter à crédit ! – jusqu’aux grandes dévotions publiques que furent en leur temps les congrès eucharistiques. En juin 1955, sous le thème La famille, sanctifiée par l'eucharistie, devient jardin de vocation, le diocèse de Rimouski organisa un Congrès eucharistique échelonné sur trois jours ayant chacun un thème : la Journée des écoliers, la Journée de la famille chrétienne et la Journée de triomphe au Christ-Roi. Lors de la clôture du Congrès, 50,000 personnes accompagnèrent le Saint-Sacrement dans une procession aux flambeaux longue de trois kilomètres à travers les rues de Rimouski. Ce Congrès eucharistique diocésain n'était cependant que le coup d’envoi d’une démarche qui impliquait la tenue ultérieure de plusieurs congrès eucharistiques régionaux: Rivière-Bleue (1957), Les Méchins (1958), Squatec (1959), Saint-Alexis (1960), Trois-Pistoles (1961), Amqui (1962), Cabano (1964) et Mont-Joli (1965). Toute la population du Bas-Saint-Laurent d’obédience catholique à plus de 97 % était ainsi conviée à venir communier à l’autel de la Sainteté !
Ces exercices de piété fort populaire, à lui seul le congrès eucharistique de Trois-Pistoles avait réuni des milliers de personnes, préparaient en quelque sorte les esprits pour la tenue du Concile Vatican II convoqué par le pape Jean XXVIII, à Rome, en octobre1962. Un vent frais, un vent nouveau soufflait alors sur l’Église catholique comme sur l’ensemble de la société civile. Tous les espoirs de changement étaient permis. Lorsque Vatican II prit fin le 8 décembre 1965, les fidèles réalisèrent avec une certaine amertume que les principales réformes du concile portaient essentiellement sur des modifications aux rituels de l’église, telles l’usage des langues vernaculaires et de la musique profane pendant les offices religieux, la célébration de la messe face aux fidèles, l’autorisation de la confession communautaire, l’abolition du jeûne obligatoire, les ventes de statues et le déclassement de certains saints du calendrier liturgique. En somme, aux yeux de beaucoup de croyants, des changements cosmétiques qui ne répondaient pas ou trop peu aux préoccupations et aux nouvelles questions morales qui agitaient alors la société : la libéralisation des mœurs sexuelles, le mouvement d’émancipation des femmes et leur rôle au sein de l’Église, la contraception et l’avortement, l’indissolubilité du mariage et la place du mariage civil. Déçus de ne pouvoir établir un dialogue constructif avec les autorités religieuses, de ne pouvoir partager leur expérience personnelle de la foi et en somme, de ne pouvoir influer sur la vie de l’institution religieuse, plusieurs québécois de confession catholique empruntèrent d’autres avenues plus prosaïques : « Au début des années 1960, on évalue à 40 % le nombre de québécois francophones qui ne fréquentent plus régulièrement leur église ».2 Certains ecclésiastiques n’étaient pas non plus nécessairement à l’aise d’assumer pleinement leur vie de célibat ou de cautionner entièrement les diktats de la bureaucratie romaine sur l’exercice quotidien du culte, comme le prouveront les nombreuses désaffections qui ont eu cours au Québec pendant les années 1960 et 1970.
Au fil du temps, l’Église s’est structurée comme une monarchie féodale de droit divin dont le chef, par surcroît, s’est autoproclamé infaillible en matière de foi et de morale, sous le pontificat de Pie IX (1792-1878) ! La pérennité de l’institution catholique, sa tradition millénaire, son enseignement doctrinaire élaboré à partir de vérités révélées incontestables à ses yeux prévalent toujours sur les portes de l’enfer des libertés individuelles, des modes séculières et des erreurs doctrinaires professées par les autres églises chrétiennes ou non chrétiennes ! L’Église universelle, il faut bien le comprendre, n’est pas une démocratie et ne peut l’être sur ce qui constitue ses fondements. Soit ! Mais, dans ces conditions, comment parler d’œcuménisme véritable ? Comment établir un dialogue franc et honnête entre les membres de l’Église et ceux des autres confessions religieuses, si le doute légitime et les remises en question ne sont pas autorisés a priori ? Avec le temps, l’Église ne serait-elle pas devenue un obstacle à la foi chrétienne en raison d’un excès de rigidité doctrinale et morale ?
Le salut au drapeau
Situé du côté nord de la cathédrale de Trois-Pistoles, le collège des Frères du Sacré-Cœur réservé aux garçons était dirigé de main de maître par un frère directeur qui avait été aumônier dans les forces aériennes de Sa Majesté, durant la deuxième guerre mondiale, et qui s’y connaissait en matière de discipline. Chaque vendredi midi, il imposait à tous les élèves d’assister à la brève cérémonie hebdomadaire du salut au drapeau fleurdelisé, déployé sur la tribune de la grande salle commune et tenu fièrement par un cadet de l’air de l’escadrille 717 de Trois-Pistoles. Tous avaient intérêt à se tenir le corps « roide », les oreilles molles, comme de braves soldats en campagne, y compris le concierge debout au garde-à-vous, dans le fond de la salle, sa vadrouille à la main !
Le silence installé, un volontaire (?) déclamait alors à haute voix :
« Drapeau de ma Province, salut !

À toi mon honneur, mon respect,

Ma fidélité, mon amour. »
Et toute l’assistance d’enchaîner en chœur :
« Ô Canada ! Terre de nos aïeux,

Ton front est ceint de fleurons glorieux !

Car, ton bras sait porter l’épée,

Il sait porter la croix ! »
Une fois la cérémonie terminée et le fleurdelisé remis sur son socle permanent, chacun regagnait sa classe, porteur d’une double allégeance, et l’esprit taraudé par l’éternelle question qui nous hante depuis la Conquête : lequel du Canada ou du Québec doit emporter notre fidélité ? What does Quebec want ?, pour les anglophones. Il est vrai qu’à l’origine, le mot Canada désignait le territoire correspondant à la vallée du Saint-Laurent, depuis Gaspé jusqu’aux Grands lacs, mais le Canada a connu depuis une légère extension vers le… Pacifique ! Que nous soyons tous devenus plus ou moins schizophrènes en matière de politique ne devrait guère étonner personne !!!
Pour résoudre ce dilemme, il nous fallait peut-être, du moins aux yeux de certains, la venue du président de la France, Charles de Gaule et son célèbre « Vive le Québec, Vive le Québec libre ! » en 1967. Mais le bon général arrivait trop tard, deux cents ans seulement après le traité de Paris de 1763, et son intervention était surtout un manque d’intelligence politique. Comment l’hallucinant et grandissime général et ses fidèles ministres auraient apprécié qu’un premier ministre britannique aille prononcer à Alger un tonitruant « Vive l’Algérie, Vive l’Algérie libre ! » en pleine guerre de décolonisation entre la France et l’Algérie, ou encore un non moins tonitruant « Vive la Bretagne, Vive la Bretagne libre ! » devant des membres du Front de libération de la Bretagne fondé en 1964 ? Il se serait certainement bouffé des Crackers Jacks empoisonnés dans les coulisses !
À plus de 500 kilomètres de distance en aval de Montréal, les gens de Trois-Pistoles n’ont pas saisi l’engouement des « montréalaids » et des « montréalaides » pour le discours halluciné du général, d’abord parce que la nouvelle leur est parvenue avec six mois de retard en raison du décalage horaire, ensuite parce que les délires des montréalais, qui en sont encore à construire un nouveau toit à leur stade olympique près de 40 ans après l’événement, n’ont jamais constitué à leurs yeux une référence obligée. L‘épisode récent entourant les projets immobiliers de l’UQAM et demain, à n’en pas douter, ceux du futur CHUM, leur donnent amplement raison.
L’aventure spatiale
Chaque village, chaque petite ville régionale avait ses personnages plus ou moins colorés, le père John Dumas était l’un de ceux-là. Âgé de 80 ans depuis toujours et plus que centenaire quand ça l’arrangeait, le père John, encore droit comme un I, enfourchait sa bicyclette luisante comme un sou neuf, l’hiver éternel enfin terminé, et prenait la direction du quai de Trois-Pistoles pour y pêcher éperlans et harengs, entre deux goélettes venues faire le plein de belles « pitounes » tirées des forêts de l’arrière-pays…
Pour le père John, aller au quai lui imposait de descendre, mais surtout de gravir au retour deux côtes particulièrement abruptes, un exploit que bien des cyclistes plus jeunes peinaient à réaliser, mais dont il ne se privait pas de se vanter en nous narguant joyeusement : « Hein les jeunots, hein…». Mais nous savions tous qu’il « trichait », puisqu’il gravissait les pentes trop abruptes, non en pédalant comme un vrai cycliste doit le faire, mais en marchant à côté de son vélo, le vieux sacripan !
Longtemps camelot dans son secteur pour le quotidien Le Soleil de Québec, je connaissais pour ainsi dire le père John depuis toujours et j’aimais discuter avec lui de l’actualité, de religion, enfin de tout :
Père John, êtes-vous au courant, avez-vous su la nouvelle ? Les américains veulent débarquer sur la lune ; c’est prévu pour cet été (1969) !?!
Quoi ?!? Jamais mon p’tit gars, m’entends-tu, jamais y mettront les pieds sur la lune…!
Pourquoi pas ? Tout le monde en parle, on en parle partout dans les journaux, à la radio, à la télévision ; c’est pas une blague, c’est sérieux…
JAMAIS, M’ENTENDS-TU ! Si Dieu (l’argument massue) avait voulu que les hommes habitent sur la lune, il les aurait créés sur la lune. C’est pas le cas, non ? Les hommes n’ont pas d’affaire là, qu’ils restent les deux pieds sur terre.
Qu’est-ce que Dieu a à voir là-dedans ? Les hommes n’ont pas d’ailes et ils volent, pas de nageoires et ils nagent, ils naviguent même sur les océans…???
PFFF, que des inventions humaines, des suppositions ! Aller sur la lune mon jeune ? À 117 ans bien comptés, j’en ferai un bientôt, un long voyage spatial, et ce ne sera pas pour aller sur la lune, je te l’dis… Pis toi, l’jeunot, t’as rien d’autre à faire aujourd’hui ?
T’aurais pas des journaux à livrer ?
?!? (Ah, le vieux fou !)
À ce stade de la discussion, c’était inutile de poursuivre…Bien sûr, les hommes ont marché sur la lune. Ils s’apprêtent même à y retourner et à coloniser Mars…Pour le père John parvenu au soir de sa vie, l’aventure spatiale dépassait son entendement. La série des Star Trek de Gene Roddenberry n’avait pas encore été télédiffusée à Trois-Pistoles. Trois-Pistoles ? C’est où déjà ?
Quoi qu’il en soit, ce soir, mes parents ont autre chose en tête : profiter de la vie qui leur sourit enfin. Moulin des amours/tu tournes tes ailes …ah !
* Voir Trois-Pistoles et mourir ! *
Yvonnick Roy
Québec, Québec
***
[1] Bouchard, Denis et al. De Kebec à Québec, cinq siècles d’échange entre nous, Éditions des Intouchables, 2008.

[2] Lacoursière, Jacques. Histoire populaire du Québec, 1960 à 1970, Éditions du Septentrion, 2008.

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5 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    2 août 2017

    Salut
    je ne sais pas si tu es le Yvonnick avec je suis aller à l'école, celui qui m'aidait à faire mes maths au téléphone et de plus pratiquer la boxe dans la grange de mon père Thomas Raymond.
    Si c'est le cas, ça me ferait plaisir de reprendre contact pour se rappeler des souvenirs.
    Au plaisir.
    Jean-Marc Raymond.

  • Archives de Vigile Répondre

    5 février 2017

    " Tous avaient intérêt à se tenir le corps « roide », les oreilles molles, comme de braves soldats en campagne, y compris le concierge debout au garde-à-vous, dans le fond de la salle, sa vadrouille à la main "!
    Le concierge c'était mon père, Alfred LeBel, le mari d'Eugénie D'Amours, domiciliés coin Richard et Notre-Dame Est. Papa était le frère de Ludger, le photographe, et de Marie-Paule, mes oncle, tante, parrain et marraine... maître et maîtresse du célèbre chien Carlo.
    Roland LeBel.

  • Archives de Vigile Répondre

    22 janvier 2013

    Salut Yvonnik.
    Je t'ai connu à l'Université. Content de lire cet excellent texte. J'attends le suivant...
    Jean-Luc P.

  • Archives de Vigile Répondre

    19 janvier 2009

    Bonjour,
    À mon tour, je veux saluer Yvonnick. Je me rappelle quand tu apportais le journal Le Soleil tous les jours à la petite maison verte située au coin de la rue Martel et De la Gare. Je me rappelle aussi les samedi PM où j'aillais aider ta soeur Denise au ménage, prétexte pour nous faire du bon pop corn et piquer une jasette avec ta maman au sourire taquin.
    Intéressant ce texte, félicitations ! Je suis toujours heureuse d'entendre parler de ma ville natale, là où j'y ai laissé tous mes souvenirs.
    Louise Levasseur

  • Archives de Vigile Répondre

    19 janvier 2009

    Je veux seulement saluer Yvonnick. Tu venais jouer chez moi avec mon frère Jean-Louis et je me rappelle bien de toi malgré toutes ces années. J'ai bien aimé cet article. Que de souvenirs!
    Lise D'Amours