Suisse: quand le « modèle américain » tue l’université

Et si, à la source de la colère des étudiants québécois, il n’y avait pas simplement l’augmentation sauvage des droits de scolarité, mais aussi une conception de l’université ?

Conflit étudiant vu de l'étranger




Tout comme Gabriel Nadeau-Dubois (CLASSE) et Martine Desjardins (FEUQ), Léo Bureau-Blouin (FECQ) a indiqué hier que toute entente conclue devra être ratifiée par les assemblées générales.
Et si, à la source de la colère des étudiants québécois, il n’y avait pas simplement l’augmentation sauvage des droits de scolarité, mais aussi une conception de l’université ? C’est la question qui taraude celui qui referme le livre du chercheur suisse Libero Zuppiroli intitulé La Bulle universitaire, faut-il poursuivre le rêve américain (Éditions d’en bas). Dans ce petit ouvrage savoureux, ce spécialiste en optoélectronique de l’École polytechnique fédérale de Lausanne (EPFL) décrit avec une ironie grinçante comment, depuis dix ans, des gestionnaires formés aux États-Unis ont progressivement sacrifié le modèle de l’université suisse et transformé l’EPFL en une université made in États-Unis, certes parmi les mieux cotées dans les classements internationaux. Mais à quel prix !
Cette évolution ressemble étrangement à celle dont semblent rêver certaines universités québécoises qui investissent elles aussi massivement dans la publicité, engagent des professeurs vedettes venus de l’étranger, délèguent l’enseignement à des chargés de cours et ouvrent des succursales un peu partout pour s’arracher la « clientèle » étudiante. Une réalité que connaît bien Libero Zuppiroli.
« En Suisse, ces transformations ont commencé il y a une dizaine d’années comme un rêve de bureaucrate, dit-il. On a choisi un directeur qui avait fait ses armes aux États-Unis. Il s’est entouré de collaborateurs qui venaient aussi de là-bas. On a d’abord soigné la visibilité de l’école. D’un monde axé sur la recherche, on est entré dans une ère où la communication joue le rôle essentiel et l’argent est le seul moteur. »
À l’EPFL, la première mesure a consisté à engager un directeur des communications. Le nombre d’articles dans la presse locale a été multiplié par dix. Cela n’ajoutait rien à la qualité de la recherche, dit le chercheur, mais contribuait à fabriquer une image de marque. « On a surtout investi dans le marketing universitaire. Il fallait présenter une image visible. Pendant ce temps, le travail de réflexion qui est à la source de la recherche a été négligé. Dans une université néolibérale, on se conçoit dans l’action et dans le stress plus que dans la pensée. »
Le service public
Ce faisant, explique M. Zuppiroli, la Suisse a sacrifié un modèle universitaire fait de petites unités dans lesquelles le professeur jouissait de beaucoup d’autonomie. « Ce modèle, on l’a détruit en multipliant les contrôles bureaucratiques. Ce qu’on a maintenant, c’est un modèle américain avec quelques vedettes internationales aux salaires exorbitants alors que la recherche est sous-traitée à des gens à statut précaire. Le tout enrobé d’une logique managériale où seuls comptent les liens avec les multinationales. » Les accords européens, comme ceux de Bologne, ont particulièrement contribué à l’uniformisation, dit M. Zuppiroli, alors qu’il aurait fallu préserver l’identité de chaque institution « comme on préserve de bons fromages faits à la ferme ».
En dix ans à peine, dit-il, ces transformations radicales ont repoussé au second plan l’enseignement ainsi que la recherche fondamentale. L’EPFL n’a pas encore franchi le pas des universités québécoises qui confient l’essentiel de l’enseignement à des chargés de cours mal payés. « Mais, l’enseignement, c’est une corvée qui embête tout le monde, dit M. Zuppiroli. Si vous êtes passionné d’enseignement, vous êtes un professeur de seconde catégorie. On est en train de sacrifier une idée de l’enseignement conçu comme un service public. Tout cela au nom d’objectifs quantitatifs. »
Pour atteindre la renommée internationale, l’EPFL a d’ailleurs sommé ses professeurs de donner leurs cours de maîtrise en anglais. Mais Libero Zuppiroli est un incorrigible : « Moi, je n’ai jamais accepté, dit-il. Enseigner est un acte subtil qui ne se fait pas en déroulant des images PowerPoint. J’ai absolument besoin de ma langue pour enseigner correctement. »
La recherche en panne
Même dans la recherche, Libero Zuppiroli estime que l’université dominée par des administrateurs professionnels versés dans la communication ne produit pas les résultats escomptés. « Malgré l’inflation de publications, la recherche mondiale est loin d’être un modèle de créativité par rapport à l’argent investi. Il y a une baisse de créativité. C’est particulièrement évident dans la recherche pharmaceutique. En 1996, aux États-Unis, on avait breveté 53 nouvelles molécules contre 22 seulement en 2006 ! »
Il déplore que la recherche se concentre dans les seuls domaines « à la mode » que sont les nano et les biotechnologies, les sciences cognitives et les technologies de l’information. Domaines d’ailleurs définis dans le célèbre document intitulé Converging Technologies for Improving Human Performance publié en 2002 par le ministère du Commerce des États-Unis et la National Science Foundation. Dans les années 70 et 80, dit M. Zuppiroli, les grandes entreprises faisaient leurs propres recherches dans leurs laboratoires. Avec la domination des marchés financiers et la dictature du profit à court terme, elles ont délégué la tâche aux universités. Avec des résultats qui laissent finalement beaucoup à désirer.
« On promet toutes sortes de choses, mais force est de constater que nous vivons encore pour l’essentiel sur les découvertes des années 70, dit M. Zuppiroli. Ce sont les progrès réalisés à cette époque dans l’électronique, l’optoélectronique et les communications qui ont fait Facebook. Pensons aussi au laser, à l’éclairage, aux diodes électroluminescentes et aux découvertes dans la lutte contre le cancer. En peine de trouver de nouveaux médicaments, les multinationales pharmaceutiques préfèrent aujourd’hui inventer des maladies. En Europe, on a quand même le sentiment que ce système va dans le mur. Reste à savoir combien de générations seront sacrifiées à cette course folle. »

Un peu d’utopie
La mondialisation accélérée de l’université serait impossible sans les classements internationaux comme celui de Shanghai. Classements dont la pertinence et l’intelligence sont pourtant très contestées. « Ces classements ressemblent à ceux des équipes de football, dit M. Zuppiroli. Ils répondent à une demande de simplification de la part du grand public et à l’idée que l’étudiant est un client qu’il faut attirer avec des astuces. Pourtant, ils ne font que désigner les universités qui reçoivent le plus d’argent. Rien d’autre. »
Sans compter qu’à leurs yeux, l’essentiel de ce qui se publie dans une autre langue que l’anglais n’existe pas. Ainsi, les deux livres principaux de Libero Zuppiroli, son Traité des couleurs et son Traité de la lumière (Presses polytechniques et universitaires romandes), livres dans lesquels il a mis toute son âme, ne comptent pour rien dans sa carrière.
Toutes ces critiques n’empêchent pas le professeur, qui prendra bientôt sa retraite, de demeurer optimiste. « Même si elle est attaquée de toute part, l’université européenne qui défend le service public est loin d’être morte. Et il ne tient qu’à elle de renaître. Même en s’appliquant, il est très difficile de tuer la créativité humaine. Un jour, on se retrouve devant des mouvements où les étudiants découvrent les délices d’être ensemble. Je crois que nous avons encore besoin d’utopie. N’est-ce pas un peu ce que nous disent les étudiants du Québec ? »


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