Les faits que le journaliste du Devoir Robert Dutrisac porte à la connaissance de la population depuis quelques jours sont affligeants mais guère surprenants. Depuis l'adoption de la Charte de la langue française, les Québécois vivent dans l'illusion que le statut du français comme seule langue officielle au Québec est acquis. Or rien ne saurait être plus faux.
Tout d'abord, plusieurs décisions des tribunaux ont affaibli la portée de la loi 101 quand elles n'en ont pas tout simplement annulé certaines dispositions au motif de leur inconstitutionnalité.
Ensuite, en dépit des lois, les mentalités et les usages ont la couenne dure. Au Québec, on passe automatiquement à l'anglais dès que l'usage du français semble poser problème à son interlocuteur. Et pour peu que cet interlocuteur s'obstine à utiliser l'anglais, toute la relation se définit dans cette langue, avec les rapports dominant-dominé que cela comporte. Il faut être très fort en anglais et en français pour échapper à cette dynamique. Ce n'est évidemment pas le cas de la plupart des gens, qui ont le plus souvent une faiblesse dans une des deux langues, quand ce n'est pas dans les deux.
Obstacles linguistiques
Au moment de l'adoption de la Charte, j'étais conseiller aux affaires publiques chez Esso. À ce titre, j'ai eu la responsabilité de définir la politique linguistique de l'entreprise pour tout le Canada et de la mettre en application. C'est au Québec, parmi mes collègues francophones, que j'ai rencontré les plus grands obstacles. Et, de fait, heureusement que mes supérieurs étaient des anglophones de Toronto, car la hiérarchie en poste au Québec prônait l'opposition à la loi 101.
Pour celle-ci, la loi 101 constituait une intervention politique injustifiée dans le cours des affaires, et il fallait utiliser le poids économique de l'entreprise pour s'y opposer en se liguant avec d'autres grandes entreprises pour opposer un front de refus. La haute direction de Toronto, après des semaines de consultation, finit par se rallier à mon point de vue. Au grand dam des dirigeants au Québec, l'entreprise adopta une version française de sa raison sociale, Compagnie Pétrolière Impériale limitée, différente du Imperial Oil limitée qu'ils recommandaient, et accepta de franciser la signature qui apparaissait alors sur ses stations-service au Québec, contre l'avis de ses spécialistes du marketing au Québec.
Bataille épique
C'est ainsi que l'on vit apparaître la signature «L'Impériale» sur les stations-service du Québec. Vous dire les batailles auxquelles le L, le é et le e final ont donné lieu suffirait à remplir des tomes entiers. Mais toujours est-il que cette démarche avait fini par attirer l'attention de l'OLF, qui se servit de l'exemple d'Esso dans sa propre publicité télévisée au cours des trois ou quatre années qui suivirent l'adoption de la loi 101. De quoi confondre les «spécialistes» du marketing.
La francisation chez Esso ne fut pas seulement une affaire d'apparence. Le travail à l'interne fut colossal. Mais, encore une fois, il fallut que les directives viennent de la haute direction à Toronto. Les francophones anglicisés en place n'en revenaient pas et se sentaient trahis et abandonnés. Ils avaient échafaudé leur carrière sur le reniement de leurs racines et voyaient tout à coup cette identité les rattraper alors qu'ils avaient tout fait pour s'en distancer.
Cet exemple permet de saisir toute l'ambiguïté des rapports que les Québécois entretiennent avec la langue française. Les choses ont changé depuis 30 ans, mais pas tant que ça...
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Richard Le Hir, Avocat et conseiller en gestion, ministre délégué à la Restructuration dans le cabinet Parizeau (1994-95)
Situation du français au Québec - Rien n'est acquis
Chronique de Richard Le Hir
Richard Le Hir673 articles
Avocat et conseiller en gestion, ministre délégué à la Restructuration dans le cabinet Parizeau (1994-95)
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