Rembouser la dette? Les lucides induisent la population en erreur

17. Actualité archives 2007


Dans un livre intitulé Agir maintenant pour le Québec de demain, publié en octobre 2006, pour marquer le premier anniversaire de la parution du manifeste Pour un Québec lucide, l’économiste Pierre Fortin et le fiscaliste Luc Godbout proposent une méthode inusitée au moyen de laquelle ils prétendent évaluer l’impact du vieillissement de la population sur l’équilibre des finances publiques. Je rappelle qu’un argument central du manifeste Pour un Québec lucide est que le vieillissement de la population nous dirigerait vers une crise des finances publiques, dont une solution incontournable serait le remboursement accéléré de la dette publique.
Avec moins de personnes en âge de travailler et une plus forte proportion de personnes âgées, écrivent Fortin et Godbout, le Québec connaîtra au cours des prochaines décennies, un ralentissement de la croissance économique, une chute des recettes fiscales et une explosion des dépenses de santé qui le précipiteront dans une impasse budgétaire. Ils estiment pouvoir illustrer l’ampleur de cette impasse par un calcul des revenus et des dépenses du gouvernement qui suppose que les données démographiques (population et structure d’âges) prévues pour 2031 et 2051 s’appliqueraient aujourd’hui, sans aucune modification des autres paramètres.
Si la structure d’âges était, non pas celle d’aujourd’hui, mais celle que nous aurons dans 25 ans (en 2031), on verrait apparaître, écrit Fortin, un «trou» budgétaire d’environ 14 milliards dans le budget de 2006-2007 (Agir…, p. 20). Il importe de s’interroger sur la validité de la méthode, qu’on pourrait qualifier de «futurologie à rebours».
Des résultats qui ne veulent rien dire
En fait, ces résultats ne veulent strictement rien dire puisque la structure d’âge d’aujourd’hui n’est pas celle de 2031 ou de 2051. Quand la structure de 2031 et celle de 2051 seront en vigueur, dans 25 et 45 ans, la structure productive ne sera plus la même. Quelle pertinence peut avoir une démarche fondée sur des hypothèses de population et de structure d’âges qui ne seront valides que dans 25 ou 45 ans, si on suppose par ailleurs que rien n’est changé quant aux autres paramètres ?
Procédant de la même manière, mais en interchangeant les variables, je pourrais tout aussi bien effectuer des calculs de revenus et de dépenses à partir des données démographiques actuelles, celles de 2006, mais en supposant que l’infrastructure de la production et le PIB qui en découle seraient ceux qu’on peut prévoir pour 2031 et 2051. Compte tenu de la hausse de la productivité qui n’aura pas manqué de se produire d’ici là, il est évident que j’arriverais dans ce cas à d’importants surplus budgétaires.
Mais ce résultat serait tout aussi artificiel et dénué de fondements que celui auquel arrivent Fortin et Godbout. Quand 2031et 2051 arriveront, nous aurons à faire face aux données démographiques de 2031 et 2051. Mais entre-temps, beaucoup d’eau aura coulé sous les ponts. La structure productive de l’économie sera bien différente de celle de 2006, et il en sera par conséquent de même des données à la base de l’évaluation de la situation budgétaire.
Se rendant compte du caractère saugrenu de cette futurologie à rebours, Godbout s’efforce néanmoins, à travers beaucoup de louvoiements, de la justifier. Une fois présentés ses résultats, il s’empresse d’en tempérer la portée : «Heureusement, le présent exercice ne tient pas compte des adaptations possibles de l’économie québécoise. Dans ce contexte, il est permis d’espérer que les effets du choc démographique seront moins grands, notamment si la productivité des entreprises s’améliore et si le taux d’activité des travailleurs augmente pour tous les groupes d’âge, y compris les 55 ans et plus (idem, p. 119).»
Et, pourrait-on ajouter, si le taux de chômage diminue et qu’en conséquence le taux d’emploi augmente.
L’évolution de la richesse de la société, mesurée par le PIB réel par habitant, dépend en effet des trois facteurs que sont la base démographique, le taux d’emploi et la productivité du travail. La prise en compte de l’ensemble des facteurs qui influencent l’évolution du PIB, et non du seul facteur démographique, est essentielle à une prévision correcte de l’évolution des finances publiques.
Des hypothèses raisonnables de croissance du PIB réel, de la dette et des dépenses d’opérations au cours des 25 prochaines années, (voir l’étude d’où cet article est tiré) mènent à des résultats fort différents de ceux de Fortin et Godbout quant à l’état futur à prévoir des finances publiques et quant à la prétendue nécessité d’un remboursement accéléré de la dette publique pour éviter une crise des finances publiques. Elles montrent qu’une réduction, même fort élevée, de la dette ne permet de dégager qu’une marge de manœuvre minuscule à un coût prohibitif, sur laquelle on ne saurait compter pour faire face à une hausse à prévoir des dépenses d’opérations et plus particulièrement des dépenses de santé.
Ce n’est donc pas par la réduction de la dette qu’on peut espérer résoudre la crise appréhendée des finances publiques. L’amélioration escomptée viendra, sans le coût prohibitif du remboursement, essentiellement d’une croissance du PIB supérieure à celle de la dette, et de la diminution conséquente du rapport du service de la dette aux revenus budgétaires.
Les «lucides» induisent la population en erreur
Les «lucides» induisent donc la population en erreur lorsqu’ils soutiennent que la solution incontournable de la crise des finances publiques qu’ils annoncent serait le remboursement, accéléré ou non, de la dette publique. Non seulement une telle réduction ne fournirait-elle nullement la marge de manœuvre budgétaire au nom de laquelle on tente de la justifier, mais les économies résultant de cette réduction (la diminution du service de la dette) seraient largement inférieures à son coût, tant annuellement que globalement sur l’horizon de 25 ans considéré.
Les «lucides» induisent tout autant la population en erreur lorsqu’ils invoquent l’équité entre les générations pour justifier le captage futile de ressources rares aux fins de la réduction de la dette. D’une part parce que cette privation actuelle n’est pas le moyen par lequel les générations futures pourront financer les dépenses de demain. D’autre part parce que chaque dollar consacré au remboursement de la dette est un dollar en moins pour les investissements publics actuels, dont profiteront tant les générations futures que la génération actuelle : le meilleur legs à offrir aux générations futures consiste dans les investissement réalisés maintenant, en éducation, en santé, dans les infrastructures, fondements de la productivité si essentielle à la croissance du PIB et par conséquent de la richesse actuelle et future.
En somme, non seulement la réduction de la dette ne crée pas la marge de manœuvre souhaitée et ne prépare pas favorablement l’avenir, mais elle met cet avenir en péril par faute des investissements nécessaires à l’accroissement de la productivité. S’abstenir d’investir aujourd’hui, soi-disant pour être mieux en mesure de faire face aux défis de demain, est un trompe-l’œil et une dangereuse erreur de jugement.
Prenons l’exemple des quelque 900 millions de dollars provenant de la vente de filiales d’Hydro-Québec (principalement sa filiale Transelec au Chili), dont 500 ont été placés dans le Fonds des générations alors que les universités crient famine, affligées qu’elles sont d’un déficit annuel de plus de 100 millions, et ne cessent de réclamer un réinvestissement annuel global de 375 millions dans le réseau pour le mettre au niveau des universités canadiennes. Pourtant, qu’y a-t-il de plus important que le développement et la diffusion du savoir pour jeter les bases de la productivité de demain ? Comment prendre les «lucides» au sérieux lorsqu’ils multiplient les déclarations quant à l’urgence d’investir en éducation et qu’ils applaudissent aux 500 millions versés dans le Fonds des générations ?
Louis Gill
Économiste, auteur de Rembourser la dette publique : la pire des hypothèses*
*Publié par la Chaire d’études socio-économiques de l’UQAM, 2006.


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