Guy Lachapelle, professeur de science politique à l’Université Concordia, secrétaire général de l’Association internationale de science politique, l’auteur a publié en 2005 un essai intitulé Claude Ryan et la violence du pouvoir - Le Devoir et la Crise d’octobre 1970 ou le combat de journalistes démocrates (Presses de l’Université Laval)
(suite de [Claude Ryan, Le Devoir et Octobre 1970 – Quand les idées font trembler le pouvoir politique - 1->32050])
Rumeurs de «gouvernement parallèle»
Ce que le pouvoir fédéral reprochera à jamais à Claude Ryan, c'est d'avoir voulu faire de la Crise d'octobre une crise politique uniquement québécoise. Comme celui-ci l'écrivait dans son éditorial du 17 octobre 1970, le lendemain de l’imposition de la Loi sur les mesures de guerre: «Pour M. Bourassa et son gouvernement, il y avait bien davantage, dans le drame Cross-Laporte, que la nécessité d'enrayer par tous les moyens le péril d'insurrection. Il y avait aussi et surtout une occasion unique d'affirmer au niveau le plus élevé la responsabilité de l'État québécois.»
Le «nationalisme» de Claude Ryan et sa défense des intérêts du Québec heurtaient de front les projets politiques de plusieurs membres du gouvernement canadien. Il faut se souvenir que la simple proposition que le Québec puisse avoir un «statut particulier» au sein du Canada soulevait l’ire des bien pensants d’Ottawa. En fait, le drame d’Octobre 70, ce n’est pas uniquement le conflit entre un Claude Ryan et un Pierre Elliott Trudeau, mais aussi la question de la place du Québec au sein de la fédération canadienne.
Pour Pierre Elliott Trudeau, la position adoptée par Claude Ryan et les journalistes du Devoir au cours des événements d'Octobre 1970 est source de préoccupation. Le 28 octobre 1970, le premier ministre canadien affirme que Claude Ryan est à l'origine d’un complot visant à doter le Québec d’un gouvernement d’urgence nationale pour appuyer l’équipe libérale de Robert Bourassa, qui semblait dépourvue face à la succession des événements.
En fait, et on le sait aujourd’hui, c’est le cabinet Trudeau qui est lui-même responsable de l'élaboration et de la diffusion de cette rumeur. Il s’agissait d'une stratégie pour faire taire Le Devoir et son directeur, alors que le premier ministre canadien affirmait à ce moment que ce n’était que pure fabulation de quelques journalistes. Cette histoire de gouvernement parallèle et de complot — on a même parlé de coup d'État — révèle le jeu serré que se livraient M. Ryan et le gouvernement fédéral, qui ne prisait pas les vues trop québécoises du Devoir.
Hypothèses
Dans son éditorial du 30 octobre 1970, Claude Ryan fait le résumé de toute cette affaire et tente d'expliquer l'origine des rumeurs. Le tout débuta le 11 octobre 1970, au lendemain de l'enlèvement de Pierre Laporte. Lors d'une réunion, tenue dans le sérail du quotidien Le Devoir entre Claude Ryan et ses principaux collaborateurs, l’analyse de la situation les amenait à élaborer trois hypothèses quant aux choix politiques qui risquaient de se présenter pour le gouvernement du Québec: 1. le gouvernement du Québec pouvait adopter la ligne dure et délaisser complètement ses pouvoirs à Ottawa en demandant la promulgation de la Loi sur les mesures de guerre; 2. le gouvernement du Québec pouvait s'avérer incapable de maîtriser la situation et il lui faudrait entrevoir la possibilité de former une nouvelle équipe gouvernementale, nommée pour une période transitoire, afin d'aider le Québec à traverser la crise; et 3. le gouvernement de Robert Bourassa pouvait opter pour la négociation avec les ravisseurs, sans abdiquer ses pouvoirs au gouvernement canadien.
De ces trois hypothèses, le gouvernement de Robert Bourassa choisira la première. Mais Claude Ryan et Le Devoir ont choisi, dès le 12 octobre, de privilégier la troisième parce qu'à ce moment, le directeur du Devoir estimait que Robert Bourassa semblait prêt à vouloir négocier avec les ravisseurs. Deux jours plus tard, soit le 14 octobre 1970, le premier ministre du Québec téléphone à nouveau à Claude Ryan pour l'informer que son gouvernement est sur le point d'adopter la ligne dure, sous les pressions incessantes de membres du cabinet fédéral, et en particulier de Marc Lalonde.
Ce dernier avait d’ailleurs confirmé ces faits lors d’une entrevue à l’émission Le Point de Radio-Canada, le 6 janvier 1994, en affirmant qu’il était bel et bien avec Robert Bourassa les 14 et 15 octobre 1970. Par la suite, il s’était rendu à Montréal rencontrer les acolytes du maire Jean Drapeau. M. Bourassa était donc courtisé par le gouvernement fédéral, qui l'encourageait à opter pour le recours à la Loi sur les mesures de guerre, alors que le directeur du Devoir lui proposait une «nouvelle voie» plus modérée. Malgré tout, Le Devoir n'entendait pas renoncer, quel que fut le choix de Robert Bourassa, à maintenir que sa troisième option constituait la meilleure dans les circonstances.
Déclaration commune
C’est pourquoi Claude Ryan n'hésita pas à signer, le 14 octobre 1970, une «déclaration commune» avec René Lévesque, Marcel Pepin, Louis Laberge et sept autres personnalités québécoises pour demander au gouvernement du Québec de négocier avec les membres du FLQ la libération des otages en échange de la liberté de prisonniers politiques. Il ne s'agissait toutefois pas, dans l’esprit de Claude Ryan, de libérer tous les prisonniers politiques en échange de la vie des deux otages, mais bien de mener une négociation serrée avec les ravisseurs de James Richard Cross et de Pierre Laporte, afin de déterminer le nombre de prisonniers politiques qui pourraient être relâchés.
Mais le gouvernement Bourassa avait choisi une autre voix. La présence de militaires dans les rues de Montréal, aux petites heures du matin du 16 octobre 1970, confirmait la décision du chef de l’État québécois. Le lendemain, le cadavre du ministre du Travail et de l'Immigration, Pierre Laporte, fut retrouvé dans le coffre arrière d’une automobile.
Le 18 octobre 1970, Claude Ryan et les signataires de la «déclaration commune» lançaient un nouvel appel au gouvernement du Québec et au FLQ dans l'espoir de sauver la vie de James R. Cross. Du 11 au 18 octobre 1970, Claude Ryan n’a cessé de faire des démarches et consulté bon nombre de personnalités publiques à qui il avait soumis ses trois hypothèses. À son avis, le cabinet fédéral n'a fait qu'amplifier la seconde hypothèse, dans le but de montrer à l'ensemble des citoyens canadiens qu'il y avait bel et bien un état d'insurrection appréhendée au Québec et une érosion de la volonté populaire, c'est-à-dire les deux motifs pour lesquels la Loi sur les mesures de guerre fut invoquée.
Claude Ryan explique ainsi l'origine de ces rumeurs: «Ce qui était d'abord demeuré le secret des politiciens fit vite le tour des lieux de commérage de la capitale fédérale, puis de la presse. Par l'intermédiaire de son rédacteur en chef, Peter C. Newman, qui avait pu causer avec au moins deux ministres du cabinet Trudeau à l'occasion d'une réception tenue chez les Bernard Ostry à Ottawa, le Toronto Star reprenait dans son édition du 30 octobre une histoire que le maire Drapeau, une semaine plus tôt, avait lancée pour la première fois le soir de sa réélection à la mairie de Montréal.»
Pour Claude Ryan, toutes les rumeurs de gouvernement parallèle sont d'autant plus graves qu'on a cherché délibérément, chez certains hommes politiques, à faire taire Le Devoir et son directeur. Il s'en explique ainsi dans son éditorial du 30 octobre 1970: «Les nombreuses réactions suscitées par la «déclaration commune» et les prises de position du Devoir, m'ont cependant confirmé qu'il existe présentement, dans notre paysage politique, un dangereux vacuum moral que ne sauraient combler ou effacer les tactiques d'intimidation adoptées par certains politiciens à l'endroit de ceux qui ont la témérité de ne pas être d'accord avec eux.»
Toutes les rumeurs de gouvernement parallèle n'auraient donc eu qu'un seul but, selon Claude Ryan: celui de l'intimider. À cela, il faut ajouter que le ministre québécois de la Justice, Jérôme Choquette, avait qualifié quelques jours plus tard Claude Ryan, et tous les leaders d'opinion qui avaient appuyé le directeur du quotidien Le Devoir, de mous et d'inconscients.
Les événements d’Octobre 1970 ont démontré que le métier d’éditorialiste et de journaliste comporte toujours certains risques, surtout lorsqu’on décide de ne pas adopter une attitude complaisante face au pouvoir politique. Les périodes de crise sont fort révélatrices des tensions sociales présentes dans une société. Claude Ryan, en s’appuyant à la fois sur la tradition du Devoir et en défendant l’indépendance de son journal, a pu élever d’un cran le débat public.
Claude Ryan, Le Devoir et Octobre 1970
Quand les idées font trembler le pouvoir politique - 2
Le « nationalisme » de Claude Ryan et sa défense des intérêts du Québec heurtaient de front les projets politiques de plusieurs membres du gouvernement canadien.
Crise d'Octobre '70 - 40e anniversaire
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