Selon des estimations récentes, l'île d'Anticosti, joyau forestier québécois baigné dans le golfe du Saint-Laurent, à 400 kilomètres seulement de Saint-Pierre et Miquelon, abriterait des gisements de schiste contenant de 30 à 40 milliards de barils de pétrole conventionnel, dont la valeur brute pourrait atteindre quatre mille milliards de dollars.
Les Québécois seraient-ils en passe de devenir les nouveaux cheikhs pétroliers d'Amérique, rivalisant les Albertains de l'Ouest canadien? En tout cas, l'existence de tels gisements soulève la grogne dans "la belle province ", car ces actifs pétroliers – certes enfouis dans le sous-sol mais pendant longtemps publics car ils relevaient directement de l'État québécois – ont été à toutes fins pratiques privatisés dans le plus grand secret voilà six ans.
Utilisée comme terrain de chasse par les Micmacs, "découverte " ensuite par Jacques Cartier en 1534, l'île d'Anticosti est rachetée en 1895 par Henri Menier, chocolatier du Val-d'Oise, qui en fait sa chasse gardée. Il y fait même construire un château tout en bois. Au cours du siècle suivant, les 220 cerfs de Virginie introduits par cet aventurier aussi fortuné que fantaisiste se reproduisent à un rythme vertigineux, à tel point qu'aujourd'hui, le troupeau est dénombré à plus de 150 000 cerfs. Par contre, côté humain, selon le dernier recensement canadien, l'île ne possède que 240 habitants.
En 1974, l'État québécois fait l'acquisition de l'île d'Anticosti. Mais les ressources pétrolières au sous-sol font déjà l'objet de toutes les convoitises. En 2002, Bernard Landry (alors premier ministre péquiste du Québec, donc souverainiste) et André Caillé (alors président du conseil d'Hydro-Québec, société d'état un peu à l'image d'EDF) développent ensemble une division pétrolière et gazière au sein de cette société. Le but recherché ? Atteindre l'indépendance énergétique du Québec, tout en prévoyant de se garder "un bas de laine " (un fonds d'investissement) à l'exemple de la Norvège. De quoi faire un pied de nez au reste du Canada...
MANQUE DE TRANSPARENCE
Cinq ans plus tard, cependant, Hydro-Québec ferme discrètement sa division pétrolière et gazière, transférant les concessions d'exploration et d'exploitation au secteur privé. Pendant ce temps-là, plusieurs hauts cadres, dont M. Caillé lui-même, quittent Hydro-Québec afin de combler des postes stratégiques dans le secteur pétrolier québécois naissant.
En 2007-2008, les permis d'exploration et d'exploitation sur l'île d'Anticosti sont octroyés à deux entreprises pétrolières québécoises, Pétrolia inc. et Junex inc. De son côté, Hydro-Québec, fort de son chiffre d'affaires de 12,3 milliards de dollars et de son résultat net de 2,6 milliards (2011), refuse de divulguer les détails concernant ces transactions.
Sceptiques de nature, les Québécois expriment leur mécontentement. Début 2012, la grogne finit par éclater. Les inquiétudes des citoyens au sujet des forages pétroliers et gaziers au Québec sont au coeur du printemps érable, vaste mouvement de contestation des Québécois "écoeurés " par la corruption, la collusion et le manque de transparence qui semblent caractériser le gouvernement libéral de la province. Alors chef de l'opposition, la péquiste Pauline Marois brandit le spectre de la privatisation inconsidérée de ressources énergétiques publiques. Elle vilipende notamment le gouvernement libéral d'avoir largué l'or noir de l'île d'Anticosti à rabais, privant ainsi l'État de plusieurs centaines de milliards de dollars de revenus !
Tout en canalisant habilement les forces vives déchaînées par le printemps érable, Pauline Marois est élue premier ministre en septembre 2012. Une fois au pouvoir, par contre, elle cultive l'ambigüité au sujet du pétrole de schiste. Dans un premier temps, elle s'engage à publier une étude d'impact environnemental avant de prendre une décision. Ensuite, elle déclare un moratoire sur l'exploitation du pétrole de schiste. Finalement, elle dit avoir demandé une copie des contrats à Hydro-Québec, en vue d'étudier la situation. En fait les péquistes ont abandonné toute velléité de réformer ce secteur d'activité au potentiel alléchant. D'ailleurs, deux anciens chefs du Parti québécois ont servi de lobbyistes grassement rémunérés par l'industrie pétrolière.
CONFLIT D'INTÉRÊT
En attendant, les Québécois méritent des réponses claires à des questions primordiales: D'abord, sur le plan de l'environnement : comment protéger l'environnement à Saint-Pierre et Miquelon, cet archipel français d'Amérique, sans oublier l'environnement du Québec et des quatre autres provinces canadiennes donnant sur le golfe, dont l'économie dépend de la pêche ? Surtout dans un contexte où les produits chimiques hautement toxiques injectés dans la roche atteindront éventuellement les eaux du golfe – sans oublier que l'exploitation du pétrole de schiste elle-même produit énormément de gaz à effet de serre.
Selon la loi de Murphy, "Si une chose peut mal tourner, elle va infailliblement mal tourner" – comment faire si la fracturation hydraulique pratiquée à grande échelle et/ou le transport du pétrole de schiste tournaient à la catastrophe ? Ensuite, sur le plan des affaires : le transfert par Hydro-Québec d'actifs publics vers le secteur privé a-t-il réellement été effectué dans l'intérêt public? Pourquoi ces concessions pétrolières n'ont-elles pas été vendues aux enchères publiques, de façon transparente, comme cela arrive partout ailleurs au Canada ? Finalement, sur le plan de possibles conflits d'intérêt : plusieurs hauts cadres et géologues chez Hydro-Québec ont quitté la société pour siéger aux conseils d'administration des deux sociétés pétrolières, une fois le transfert des concessions complété.
S'agit-il réellement d'une coïncidence ? La tendance actuelle partout en Amérique du Nord est à l'oligarchie – à une culture politique où ce sont les grosses entreprises qui dictent les règles du jeu. Le Québec n'échappe pas à la règle. Or, les citoyens québécois, au nom desquels Hydro-Québec est supposée agir, ont droit à des explications très claires, car il s'agit possiblement de la plus importante privatisation furtive d'actifs publics de toute l'histoire canadienne. Et ce, dans une mer intérieure fragile, translucide, magnifique ... dans ce golfe du Saint-Laurent partagé entre le Canada et la France.
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