Pour une nation qui s'appartient

Chronique d'André Savard


Imaginez une peau mouchetée. Tout à coup vous distinguez une tache d'une forme différente. Elle met de la variété dans les taches mais en somme elle fait partie de la peau. Cette tache ne s'appartient pas. Ou imaginons un œuf cassé : plus de droit à l'enfermement, lui dit-on, car l'œuf cassé appartient à l'omelette.
Déclarer que le Québec est une nation au sein du Canada signifie qu'elle fait partie de l'omelette, de la peau tachetée, du domaine canadien des variétés. Et ladite démocratie canadienne en fera l'objet de mille questions. Il incombera au débat public d'interroger les prétentions québécoises et de savoir dans quelle mesure elles sont utiles au Canada. La nation québécoise « au sein du Canada » est un style. Elle varie le Canada. Elle constitue un des multiples effets de la variété canadienne mais n'est pas une cause en soi. « Au sein du Canada » signifie que le Canada est souverain sur notre nation et qu'elle n'est pas sa propre cause.
Si la question de notre existence collective surgit, si vont les cogitations, c'est parce que des activistes canadiens croient que la nation québécoise est un concept qui doit être vidé de son potentiel transgressif. Il faut, pour un fédéraliste, faire en sorte que l'expression « nation québécoise » devienne d'un usage qui ne sorte pas du système, ne décolle pas et ne décale pas par rapport à lui. Il est urgent pour les fédéralistes de se l'approprier comme cela a été fait avec le mot « Canada » il y a quelques siècles.
Stéphane Dion a une autre stratégie que celle d'Ignatieff. Pour lui il s'agit de prétendre que cette nation a déjà été reconnue. Celui-là même qui nous répète depuis quinze ans que la nation québécoise est une couche identitaire canadienne, nous rappelle maintenant ses apartés, les phrases liminaires de ses articles où il convenait de notre existence sociologique. En fait, les fédéralistes ne veulent pas d'une nation québécoise comme entité. Ils veulent que cette nation soit du jeu dans l'identité canadienne et qu'elle se passe entre Canadiens.
Il ne faut surtout pas que ce concept puisse entrer dans une logique d'affrontement ou de promotion de quoi que ce soit. La langue française se porte assez bien comme ça, disent presque tous les tribuns fédéralistes. La loi 101 est un accommodement raisonnable, renchérit Ignatieff.
Au bout du compte, l'existence de la nation québécoise n'est pas un critère de fonctionnement du système canadien. Elle ne doit rien empêcher selon les fédéralistes. Un système qui fonctionne par rapport aux règles de sa majorité ne saurait risquer de se donner des entraves. Ignatieff et Stéphane Dion sont d'accord sur ce point. On comprend qu'ils soient du même parti.
Le choix proposé par les fédéralistes à l'adresse des Québécois est fort mince. Avec les Conservateurs, les Québécois ne seront pas reconnus comme nation mais le déséquilibre fiscal est reconnu comme planche de travail, peut-être même comme notion négociable. Avec les Libéraux, ladite notion n'est pas reconnue et celle des compétences provinciales prise à la légère. Par contre, il y a des chances infiniment minimes que le Québec soit reconnu comme nation... En autant d'ailleurs que ce soit comme nation qui ne s'appartient pas.
Quand on précise que la nation québécoise est « au sein du Canada », c'est bien autre chose que le peuple québécois qui est visé. La nation québécoise d'un point de vue fédéraliste se rapporte à ce qui est « entre », entre des communautés, des provinces, des citoyens, des groupes, et qui les définit tous comme sujets d'appartenance au Canada. Il y a une fameuse différence entre être un sujet de droit à part entière et être un sujet d'appartenance dans un régime de fiducie. Le Canada est le ressort, l'appui pour passer d'une variété à l'autre. La nation québécoise reconnue par les fédéralistes entrerait dans le déroulement du connu, parmi les modalités particulières que seul le cadre provincial a le droit de protéger.
Michael Ignatieff ne veut pas tant « reconnaître » la nation québécoise. Il veut la canadianiser. Finalement la « nation québécoise » sera une locution vidée, même pas un statut différencié, figurant parmi les êtres flottants de ce continent où on peut sauter ailleurs du moment que ce soit en anglais.
Alors pourquoi le Canada est-il si réticent? À cause du psychodrame appréhendé, comme les éditorialistes fédéralistes l'avouent eux-mêmes. Ils redoutent les débats publics qui trahiront un manque d'ouverture. Imaginez : Le Canada pas prêt à reconnaître la nation québécoise même si elle ne devient pas un sujet de droit et même si leur pays conserve tous les vetos sur elle.
Si on dit que le Québec est une nation au sein du Canada, cela signifie strictement qu'il est un élément de l'unité. On reste dans la consigne de Trudeau : Ne faisons pas un contrat avec le Québec, si minime soit-il car de facto nous créons un sujet de droit. La nation revue par Ignatieff est devenue un cas particulier d'intégration d'une communauté culturelle plus familièrement nommé le pure-laine ou le franco-québécois.
La volonté présumée de Michael Ignatieff de faire reconnaître la nation québécoise ne marque aucunement la fin des années Trudeau. Ignatieff et Harper et Dion sont dans le gouffre de Trudeau. Chacun en éclaire les nuances et les profondeurs.
Voyons à ce propos ce que Stephen Harper a dit lors de l'inauguration du centre sur le pluralisme à Ottawa le 25 octobre : « Le principe du pluralisme est celui qui nous rassemble en tant que communautés diverses. » De là il poursuit sur les générations d'immigrants qui sont venus ici trouver la prospérité. Et il entonne son refrain, exactement celui de Trudeau et de ses successeurs : « Les immigrants ont trouvé un pays où vos objectifs et vos réalisations comptent plus que vos origines et vos fréquentations. » Puis il ajoute : « Tout comme le Canada, la plupart des nations du monde sont composées de peuples, d'ethnies, de cultures et de religions diverses. Mais beaucoup d'entre elles sont soumises à des régimes qui arrivent à l'hégémonie politique en favorisant la division et les conflits entre les différentes communautés. Ils jouent la carte du favoritisme, récompensant certains groupes et en laissant de côté et en punissant d'autres. Leurs politiques alimentent l'instabilité et les conflits. Poussée à l'extrême, cette conduite peut engendrer des guerres civiles ou même des génocides. Les sociétés pluralistes florissantes favorisent l'égale participation de tous les peuples à la vie politique, économique, et sociocuturelle. »
Qu'est-ce que cela veut dire? Cela veut dire que la nation québécoise est une communauté d'immigrants qui ne doit pas être favorisée de façon statutaire. Le principe du pluralisme est le principe premier. C'est le fond du tableau duquel tout ressort, le seul ancrage légitime. Mais il y a toujours la consolation du voyageur. C'est pour cela qu'au Canada on se fait tant répéter que tout est possible et qu'on peut aller partout.
Le Canada a fait du nomadisme un thème d'abord cher à la bohème du XIX ième siècle, une raison et un lyrisme d'Etat. De la gouverneure générale au premier ministre, en avant la musique. Ils ne cessent de vanter la nécessité de se greffer sur les groupes sociaux émergents « sans égards aux origines ». Ils aiment bien ce principe car c'est un instrument pour brancher sur des lignes de fuite. Ils nous répètent d'ailleurs qu'au moins les lignes de fuite ne rejettent personne.
Ce pluralisme sans favori, accumulation de boutiques où on vend du soja fermenté et du safran dans dix provinces égales, est bien aimé autant par Ignatieff que par Harper. Il interdit de faire de la nation québécoise une polarité plus effective qu'une autre. « Au sein du Canada » signifie que la nation québécoise ne peut pas se dépasser et que son essence tient au cadre canadien préexistant. « Au sein du Canada » signifie que les préconditions canadiennes s'appliquent et prévalent. « Au sein du Canada » signifie « évaporée », « retenue dans l'œuf », « responsable fantôme », « nation gazeuse ». Ignatieff souhaite maintenant faire du Canada le garant de la nationalité québécoise, son fiduciaire, comme il l'est déjà pour les autochtones.
Que faire valoir contre le fondé de pouvoir du pluralisme? Même si vous êtes reconnus comme « nation » elle appartient au pluralisme. Votre nation est une phase nomade dans une zone de circulation qui ne lui appartient pas.
Stéphane Dion vous dira que ce n'est pas grave car le Fédéral est le fondé de pouvoir d'un système qui fonctionne. Depuis qu'il est entré en politique, c'est d'ailleurs son unique argument. Le Canada fonctionne c'est-à-dire qu'il rencontre ses objectifs avoués ou inavoués.
Notre unique prérogative c'est la « citoyenneté partagée » pour reprendre l'expression de Stephen Harper dans ce discours du 25 octobre. Remarquez d'ailleurs qu'il est totalement indifférent de savoir si c'est Harper, Ignatieff, Rae ou Stéphane Dion qui est en train de parler. Passez de l'un à l'autre autant que vous voudrez. Vous n'avez pas besoin de changer de ventriloque.
Le Canada dit pluraliste est en train de se transformer en nœud de petites familles féroces prêtes à criminaliser la nation québécoise si elle veut se donner les moyens d'un destin à part. En faisant du pluralisme le principe premier, on est d'abord défini par ce qui nous traverse. Fluctuations, mutations, et assimilation majoritaire à l'anglais s'appellent désormais le passage à la diversité. C'est fou combien au Canada un simple changement de concept peut servir de couverture à une tangente politique séculaire.
La « nation québécoise au sein du Canada » n'est pas un revirement par rapport au Canada à la Trudeau. Il s'agit d'une récupération du concept de « nation québécoise ». La nation québécoise au Canada est un fait divers banalisé. Cette stratégie dans l'esprit soi-disant pluraliste s'accomplit à l'enseigne de la lutte contre le favoritisme. Le Canada, au nom du pluralisme, comme jadis au nom de la Couronne, est devenu le champion d'une notion, celle de la nation qui ne s'appartient pas et dont la principale grandeur est de ne pas s'appartenir.
Quel est donc ce pluralisme qui nous culpabilise parce que nous ne voulons pas nous laisser submerger et que nous voulons répondre au monde autrement que comme province?
On comprend que Stéphane Dion ait dit « si le Canada est divisible, le Québec l'est aussi ». Dans l'optique où notre nation reste une partie du Canada, le Québec est un territoire octroyé et rien n'appartient aux Québécois en propre. C'est ce qui est fascinant dans cette pagaille. Le système canadien est un pur système d'octrois où tout appartient à la majorité canadienne, tout, absolument tout. Le Canada se présente à nous comme s'il accordait aux Québécois conditionnellement un droit d'assise sur le sixième du territoire canadien. C'est outrageant. C'est se faire ravaler au rang d'ethnie d'emprunteurs. Nation reconnue ou pas, tant que nous serons au sein du Canada, nous resterons submergés dans une domination politique scandaleuse et qui se veut légale.
André Savard


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