«Voir ou ne pas voir» pour un lucide

Chronique d'André Savard


Lucien Bouchard a un point en commun avec Bill Clinton. Tous les deux sont d'anciens chefs d'Etat au lendemain de leur carrière. Tous les deux sont des figures qui, par principe, ne peuvent plus représenter uniquement une famille politique. Il y a un déplacement de l'enjeu, du point de vue, pour celui qui a représenté l'Etat. Lors de son départ, Bouchard prononça un vibrant plaidoyer en faveur de la souveraineté, un des plus explicite jamais prononcé par un premier ministre québécois dans l'enceinte de l'Assemblée. Depuis, Bouchard veut se rattacher aux intérêts supérieurs plutôt qu'aux intérêts partisans.
La forme reste à trouver. Bouchard paraît aujourd'hui confiné. Le brillant tribun souverainiste d'antan porterait un sac sur la tête que ce ne serait pas pire.
Par crainte d'un écart partisan, il se plie à une prémisse qui se formulerait comme suit: Enterrons la hache de guerre et répondons aux défis qui s'adressent a nous tous. Devenons plus prospères. Devenons plus travailleurs. Soyons enthousiastes autour des grands projets. Bouchard veut rallier le plus de monde possible. Ces projets sont plus immobiliers ou d'affaires que nationaux.
C'est à ce prix que Lucien Bouchard croit atteindre une synthèse idéale au-delà des intérêts partisans. On ne risque pas en effet de se faire trop accuser de commettre une grosse erreur d'optique en disant “travaille et paie tes dettes”. C'est en soi une vérité mais pas une vérité qui apprend à penser, à mettre en rapport.
À moins de croire que le problème québécois vient simplement du fait qu'on y retrouve trop de coeurs frivoles, les exigences de la vérité sont vastes et demandent d'un ancien chef d'Etat québécois plus que la neutralité. Si Clinton voyait l'Etat américain devenir un Etat annexé, il sortirait de sa neutralité bienveillante. Il cesserait de polir des oraisons sur les âmes vertueuses, la solidarité internationale.
Il est jugé partisan de se plaindre quand l'Etat québécois passe au bureau des refus et n'obtient pas une autorisation. Comme Lucien Bouchard ne veut rien raconter qui soit partisan, il ne lui reste plus à raconter que des histoires sur l'agir personnel. Allons, plus d'efforts! Plus de bâtisseurs! Élevons notre niveau général en arrêtant d'être des petites natures qui veulent vivre de l'impôt des autres! Ce Bouchard que j'ai tant admiré semble lire un rapport où ne sont pas présentés les côtés pile et face.
Le manifeste des lucides par exemple ne dit pas trop que c'est la croix et la bannière pour être payé plus que le salaire minimum. Les heures travaillées pendant les saisons mortes en région ne sont souvent pas suffisantes. Pour faciliter la fin de mois, Emplois-Quebec fournit un supplément. Si on se veut lucide, il ne faut pas partir d'une position dite de droite qui cherche à disqualifier la gauche. Le lucide se demande: Qu'est-ce qu'on ne voit pas? Qu'est-ce qu'on ne voit pas à gauche comme à droite? Qu'est-ce que la gauche ou la droite ne veut pas voir?
L'une et l'autre partagent une tendance à penser beaucoup en termes de régulation des systèmes économiques. Souvent la gauche et la droite par exemple négligent la domination politique comme facteur partiel mais nuisible dans la vie d'une nation. Bouchard a préféré croire que ce n'était pas le vif du sujet. C'est un gros sacrifice de sa part pour obtenir un consensus “lucide” de prétendus représentants des intérêts supérieurs.
Si vous êtes bien grimpés sur les têtes et que vous possédez le statut de “personnalité remarquable”, il est rassurant de croire que la situation générale repose sur un ordre des mérites. S'il y avait plus d'individus méritants, le mérite accumulé accroîtrait les chances de la majorité, dira le penseur de droite. À partir de cette prémisse, nous nous faisons bassiner les oreilles à propos de la règle d'excellence que chacun doit trouver. Que chaque individu fasse le plein de vitamines et avanti, avanti, excelsior, excelsior! Plus question de tout expliquer par les inégalités sociales et le statut précaire du Québec. Hélas, le thème de l'excellence verse dans autant de facilité que celle qu'il prétend dénoncer.
L'excellence sans considération sur le statut collectif de notre nation est de l'ordre des recettes magiques.
Bill Clinton et Lucien Bouchard se voient un peu dans l'obligation de débiter des propos qui puisent aux bases éternelles de la morale, une sagesse de la vie pour guide pratique. Pour Clinton, cela donne des discours charmants sur la solidarité internationale. Il se dirige d'un palais des congrès à l'autre, parle de pauvreté à Zurich, Barcelone et Milan. Clinton vient, il se pose, il s'en va.
Le cachet attaché à la conférence de Clinton et l'écho qui l'entoure nous convainquent que son avion se détache dans la perspective de l'Histoire. Il y a des personnalités remarquables et dont les propos sont bien contrôlés pour donner, paraît-il, à réfléchir aux plus frivoles. Notre opinion publique québécoise se paie avec Lucien Bouchard ce que l'opinion publique internationale se paie avec Clinton. Les deux doivent parler comme des éminences au-delà de la ligne des partis pour que leurs statues soient vraiment complètes.
Une habitude de pensée laisse croire que le mérite individuel s'obtient en échange des causes dites de gauche. Moins de sécurité du revenu, pas de statut national pour l'Etat québécois, moins de syndicalisation et abracadabra! Nous serons en pleine alchimie de l'âme individuelle et de la réussite individuelle. Aurons-nous des individus en voie d'accomplissement parce qu'ils vivent dans un contexte précaire et parce que l'Assemblée nationale ne possède pas ses leviers nationaux? Raisonnons un peu d'ailleurs. Qui veut empêcher quiconque de briguer la palme du mérite individuel?
On ne souhaite pas des leviers nationaux qui nous sont propres pour empêcher les individus de se responsabiliser. Quand on parle des leviers nationaux que le Québec doit avoir, on met la lumière sur un problème. Ce n'est pas une question totalitaire qui est la seule à bonne distance, la seule qui montre ce qui doit être montré. Les indépendantistes ne disent pas que la nation québécoise pourvue d'un Etat national va résoudre ses défis du seul fait qu'elle possédera ses propres dispositifs. Non cela ne donnera pas du tonus moral au paresseux invétéré. On le sait. Et cela n'empêchera une musicien punk de manger un rat sur scène.
Nous vivons tous sur plusieurs plans simultanés, plusieurs niveaux. Il y a par exemple dans la question du déficit démographique, un écheveau de considérations à retenir. Si on veut s'attaquer au problème, on ne peut pas dire simplement « travaillez plus ». Il faut une politique de la famille. Si on veut l'élaborer au sein du Canada, c'est obligatoirement dans la concertation fédérale-provinciale. Est-ce normal que ce soit le truchement obligé à chaque fois que, comme nation, nous devons développer des formes et des dispositifs?
Les lucides peuvent certainement dire que le défi de la famille est présent dans le contexte d'un Québec souverain ou d'un Québec provincial. Mais la politique de la famille, quelle qu'en sera la forme, touche nos codes, notre morale, nos conventions comme nation. L'agir collectif ne doit pas être constamment un projet entre qui et qui.
André Savard


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    24 octobre 2006

    Ce n'est pas qu'au Québec que l'on s'attaque aux travailleurs. Bouchard est la figure mandatée pour mener le combat au Québec; c'est tout. Liens pertinents :
    http://www.libres.org/francais/actualite/archives/actualite_0706/travail_a3_2806.htm
    http://www.temoignages.re/article.php3?id_article=4689
    Et plus récemment, on retrouve un patronat qui panique et se regroupe pour élaborer de nouvelles stratégies.
    http://www.humanite.fr/journal/2006-09-01/2006-09-01-835844
    Tout cela s'inscrit dans la logique de globalisation du mouvement néolibéral.
    http://www.monde-diplomatique.fr/1998/03/BOURDIEU/10167