Paul Martin règle ses comptes avec Jean Chrétien

Dans son autobiographie, l'ex-premier ministre reproche à Jean Chrétien d'être responsable des difficultés actuelles du PLC

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Livres - 2008

Ottawa -- Décidément, les deux hommes se seront détestés jusqu'à la fin. Dans son autobiographie à paraître dans quelques semaines et dont Le Devoir a obtenu copie, l'ex-premier ministre libéral Paul Martin règle ses comptes avec ceux qui, à son avis, l'ont empêché d'avoir le règne dont il avait si longtemps rêvé. À la barre des accusés, on retrouve certes son prédécesseur et rival de toujours, Jean Chrétien, mais aussi l'ex-commissaire à la Gendarmerie royale du Canada (GRC), Giuliano Zaccardelli.
Contre vents et marées. C'est ainsi que s'intitule la version française de la copieuse biographie -- 555 pages -- signée Paul Martin et publiée chez Fides. Le livre n'est censé arriver dans les librairies que dans trois semaines, mais Le Devoir a pu en consulter la version non corrigée.
Si Paul Martin raconte son enfance, sa jeunesse, son passage à la barre de Canada Steamship Lines et son entrée en politique, il consacre plusieurs chapitres à sa course au leadership de 1990, celle, larvée, en vue de remplacer Jean Chrétien ainsi que les deux années passées dans le siège de premier ministre. En filigrane du livre, on comprend que l'ex-premier ministre en veut à Jean Chrétien d'avoir fait primer sa rivalité sur le bien de son parti politique.
Citant les changements apportés aux règles de financement politique ou encore la gestion du scandale des commandites comme autant de preuves, Paul Martin laisse entendre que Jean Chrétien a causé un tort irréparable à la marque de commerce libérale en voulant lui compliquer la vie à lui. La victime collatérale de cette guerre intestine, écrit-il, c'est Stéphane Dion, nouveau capitaine du PLC. Alors que l'élection fédérale bat son plein et que le Parti libéral n'est plus que l'ombre de lui-même au Québec, ces commentaires risquent de toucher une corde sensible.
Ainsi, Paul Martin estime qu'une «des décisions les plus inexplicables» de Jean Chrétien aura été de changer le mode de financement des partis politiques, en limitant à 5000 $ les sommes qu'un militant ou une entreprise peut verser à une formation. Pour le PLC qui était abonné aux généreux dons des banques (à coup de 100 000 $), cela a fait mal. Une décision, écrit Paul Martin, «dont le but semble avoir été d'entraver la marche du Parti libéral».
M. Martin rappelle qu'aucune période de transition n'avait été prévue. Cela conférait donc au parti de Stephen Harper un avantage certain, lui qui avait pris le pari du financement populaire dix ans plus tôt. Aujourd'hui, le Parti conservateur recueille près de quatre fois plus de dons que le PLC, ce qui lui a permis d'inonder le pays de publicités négatives à propos de Stéphane Dion avant le déclenchement des élections.
«Les effets débilitants de la loi sur le parti [libéral] furent graduels; ils ne furent pleinement ressentis qu'après que je me fus retiré et que j'eus été remplacé par Stéphane Dion. C'est lui, et je le dis avec regret, qui a le plus souffert d'une loi dont l'objectif premier étant vraisemblablement de me nuire.»
Commandites
Un chapitre entier porte sur le fameux scandale des commandites ayant empoisonné son passage à la tête du pays. Pour Paul Martin, un constat s'impose: Jean Chrétien a voulu lui nuire en n'affrontant pas lui-même la tempête. «J'étais en colère contre Jean Chrétien, qui m'avait laissé cette bombe à retardement», écrit-il.
Il faut se rappeler que M. Chrétien avait prorogé la Chambre des communes en novembre 2003, même si son successeur ne devait entrer en fonctions qu'un mois plus tard. La vérificatrice générale n'avait donc pas pu déposer au Parlement son rapport si dévastateur. «En acceptant de recevoir le rapport à cette date, il aurait fait preuve de responsabilité et aurait protégé l'avenir de son parti», écrit avec amertume M. Martin à l'endroit de Jean Chrétien.
«Soit parce qu'il craignait que son héritage ne fût entaché par le scandale des commandites, soit en raison de son aigreur à mon égard -- il est seul à pouvoir trancher cette question --, il fit en sorte de retarder la publication du rapport de la vérificatrice générale jusqu'à ce que j'aie pris sa place au 24, Sussex. L'ironie de la situation dans cette triste affaire est que, plus tard, Jean Chrétien et les gens de son entourage critiquèrent sévèrement la manière dont je m'étais occupé du rapport de la vérificatrice générale, alors que lui et ses collaborateurs avaient délibérément choisi de rejeter sur moi la responsabilité de réparer ce gâchis.»
Paul Martin ne regrette pas pour autant d'avoir entamé en «beau joual vert» sa tournée du Canada, pendant laquelle il disait aux gens partager leur colère, ni d'avoir demandé une commission d'enquête.
À ce chapitre, il note que son cabinet était divisé sur la question: «Seuls quelques ministres québécois préconisaient une enquête judiciaire, alors que ceux du reste du Canada étaient pour la plupart favorables à une telle enquête», écrit-il. À l'époque, M. Martin comptait huit ministres du Québec: Pierre Pettigrew, Lucienne Robillard, Irwin Cotler, Jacques Saada, Hélène Scherrer, Liza Frulla, Denis Coderre et Denis Paradis.
Aux libéraux et autres analystes qui l'accusent d'avoir coulé sa formation politique, il répond ceci. «Comprenons-nous bien: ce sont les méfaits révélés d'abord par la vérificatrice générale, puis par la commission Gomery qui ont nui au parti. La condamnation que j'en ai faite était juste au niveau du principe, et il se trouve qu'elle l'était également sur le plan politique. [...] Nous avons tout de même fini par perdre la bataille de la communication su la question des commandites. Franchement, je ne sais pas si nous aurions pu la gagner.»
La GRC responsable
Malgré tout ce scandale, Paul Martin n'est pas convaincu que ce sont les commandites qui aient entraîné sa chute aux élections de janvier 2006. Le responsable se trouve davantage du côté du commissaire Giuliano Zaccardelli, «encore respecté à l'époque», écrit-il.
Trois jours après Noël, en 2005, la GRC confirme qu'elle a ouvert une enquête à propos d'une possible fuite émanant du ministère des Finances de Ralph Goodale concernant la politique à venir sur les fiducies de revenus. «Le moment décisif de la campagne», selon M. Martin. Les politiciens seront plus tard blanchis. Seul un fonctionnaire avait tenté d'utiliser l'information pour son bénéfice personnel.)
M. Martin rappelle que la GRC ne confirme jamais qu'elle mène ou non une enquête. En outre, le grand patron de la GRC avait modifié lui-même le communiqué de presse diffusé. «Dans mon esprit, il n'y a aucun doute que Zaccardelli a eu un comportement tout à fait déplacé. La seule question qui reste est de savoir si sa conduite s'explique par l'ineptie ou s'il s'agissait d'un acte malicieux prémédité. À mon avis, personne ne peut être inepte à ce point.» M. Martin ne s'explique le comportement de Zaccardelli que de deux façons. «Se vengeait-il de ma décision de déclencher l'enquête Arar? Cherchait-il à se faire bien voir des conservateurs?»
À propos de Maher Arar, justement, ce Canadien expulsé vers les geôles syriennes par les États-Unis, Paul Martin explique avoir déclenché une commission d'enquête parce qu'il n'arrivait pas à obtenir des informations satisfaisantes des agences canadiennes de renseignements. «Tout était extrêmement embrouillé.»
Guerre intestine
De longs chapitres de cette biographie s'attardent à l'inimitié qui existait entre l'auteur et Jean Chrétien. Paul Martin dresse le portrait d'un homme -- lui-même -- dont les intentions ont souvent été mal interprétées par son rival. Les tentatives de renversement qu'on lui imputait n'étaient souvent, à son avis, que des maladresses. À un point tel que Paul Martin finit par laisser de lui une image d'un politicien naïf, dépourvu d'instinct et dépassé par la joute que lui faisait jouer son entourage.
Ainsi, il raconte que Dennis Dawson, un de ses collaborateurs aujourd'hui sénateur, avait publiquement dénoncé le renvoi à la Cour suprême sur la clarté référendaire. Pourtant, M. Martin était d'accord avec la démarche (voir autre texte en page XX). «Les proches de Chrétien y virent un acte de défi qui n'était pas sans rapport avec notre rivalité concernant la direction du parti. Ils se trompaient, mais on n'y pouvait rien», écrit-il.
Paul Martin confirme dans son livre qu'il a appris son expulsion du cabinet, le 2 juin 2002, à la radio. Jean Chrétien avait demandé à ses successeurs éventuels de cesser leur course larvée au leadership, à défaut de quoi ils perdraient leur siège au cabinet. «Vers la fin de l'après-midi, Sheila et moi reprîmes la route d'Ottawa. En conduisant, je mis la radio sur CBC pour écouter l'émission Cross Country Checkup. C'est alors que nous avons appris que John Manley était assermenté comme ministre des Finances. C'est ainsi que j'ai "été démissionné".»
Notons enfin que l'incapacité légendaire de Paul Martin à trancher des questions rapidement et son obsession pour les consultations l'auront suivi jusque dans la rédaction de ses mémoires. Il raconte en prologue qu'il ne s'est pas contenté de prendre la plume. Il a consulté une quarantaine de personnes comme un historien l'aurait fait.
«À ma suggestion, écrit-il, Sean [Conway, le directeur du projet littéraire] a organisé une série de tables rondes avec plusieurs des personnalités politiques et des fonctionnaires qui ont joué un rôle important dans ma carrière. [...] Le plus souvent, je commençais les discussions en table ronde avec Sean et Paul [Adams, le rédacteur] en faisant le résumé des événements tels que je me les remémorais, puis j'invitais les gens présents autour de la table à me corriger, ce qu'ils s'empressaient de faire.»


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