Ô Canada : du chant patriotique canadien-français à l’hymne national du Canada

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« Adolphe-Basile Routhier sera toute sa vie animé par des convictions conservatrices et ultramontaines, c'est-à-dire qu'il est un fervent catholique, tenant par-dessus tout à la primauté de l'Église sur l'État. »

Tous les pays ont un hymne national et le Canada ne fait pas exception à la règle avec son « Ô Canada ». L'hymne national doit être un symbole rassembleur autour duquel se cristallisent le sentiment d'appartenance et l'identité collective. Il est joué ou chanté lors de cérémonies officielles, ou lors d'occasions solennelles, et il a pour fonction d'offrir un condensé de ce qui représente le mieux un pays, une nation. Toutefois, cela est parfois théorique et l'hymne national peut connaître divers destins, fluctuant au même rythme que se transforme le pays ou la nation. C'est ce qui s'est produit pour le « Ô Canada » dont le cheminement historique est pour le moins étonnant. D'abord chant patriotique canadien-français avant d'être l'hymne national du Canada, il reste particulièrement présent lors des événements sportifs comme les matchs de hockey professionnels, ou les Jeux Olympiques, sans pourtant faire l'unanimité sur sa portée identitaire réelle. Aujourd'hui encore, ce chant composé au 19esiècle est l'objet de réflexions et de reconsidérations diverses.


Un chant patriotique canadien-français


La création du « Ô Canada » résulte d'une commande politique du Lieutenant-Gouverneur du Québec, l'Honorable Théodore Robitaille. Celui-ci souhaitait doter les Canadiens français d'un hymne national en prévision de la tenue à Québec, en juin 1880, du Congrès National des Canadiens français. L'événement devait culminer par une grande célébration de la fête de saint Jean-Baptiste, patron des Canadiens français, le 24 juin. C'est au juge Adolphe-Basile Routhier que fera appel le Lieutenant-Gouverneur pour rédiger le texte de ce chant. Bien qu'une incertitude plane encore sur la suite des événements, il semble que le texte de Routhier ait été remis au musicien Calixa Lavallée qui en composa ensuite la musique.


 


Le compositeur Calixa Lavallée


Le compositeur Calixa Lavallée (1842-1891)


Le compositeur Calixa Lavallée (1842-1891)


Né le 28 décembre 1842 à Verchères, Calixa Lavallée s'installe à Saint-Hyacinthe avec sa famille où son père est facteur d'orgue pour la firme Joseph Casavant. Dès l'âge de 11 ans, Calixa Lavallée joue de l'orgue et donne bientôt des concerts de piano. Installé aux Etats-Unis en 1857, il y connaît une impressionnante carrière comme compositeur, chef d'orchestre, pianiste et organiste. Il revient au Québec en 1877, après deux années d'étude en France, et c'est en 1880 qu'il compose la musique du « Ô Canada ». Il meurt à Boston onze ans plus tard, le 21 janvier 1891.



Adolphe-Basile Routhier : auteur des paroles françaises du « Ô Canada »


Sir Adolphe-Basile Routhier (1839-1920)


Sir Adolphe-Basile Routhier (1839-1920)


Si un oubli relatif entoure Calixa Lavallée, il faut constater que l'auteur des paroles françaises du « Ô Canada », Adolphe-Basile Routhier (NOTE 1), est encore plus méconnu. Cet homme de loi, qui fut avocat puis juge, s'impose aussi comme un homme de lettres à son époque, bien qu'aucune de ses œuvres littéraires n'ait passé à la postérité ni ne figure avec éclat dans l'histoire de la littérature québécoise.


Né à Saint-Placide (Deux-Montagnes), le 8 mai 1839, Routhier est le fils de Charles Routhier et d'Angélique Lafleur. Il fait son cours classique au Séminaire de Sainte-Thérèse puis étudie en Droit à l'Université Laval. Admis au Barreau en 1861, il établit son bureau d'avocat à Kamouraska. La politique l'intéresse très tôt et il tente de se faire élire député de Kamouraska à deux reprises sous la bannière conservatrice, mais il connaît à chaque fois la défaite. Il sera juge de1873 jusqu'à sa retraite (NOTE 2). Adolphe-Basile Routhier a été fait chevalier de l'Ordre du Bain, ce qui lui a conféré le titre honorifique de Sir. Il fut aussi membre fondateur de la Société Royale du Canada et président de cet organisme en 1914-1915. Il est décédé le 27 juin 1920 à l'âge respectable de 81 ans.


Parallèlement à sa carrière en droit, Adolphe-Basile Routhier publie donc de nombreux ouvrages littéraires tout au long de sa vie. Ce sont aussi bien des essais comme ses Causeries du dimanche ou ses Conférences et discours, qu'un roman intitulé Paulina : roman des temps apostoliques, ou encore une pièce de théâtre à saveur historique intitulée Montcalm et Lévis : drame historique en cinq actes et six tableaux. Routhier publie aussi des ouvrages moins austères comme En canot (NOTE 3) où il raconte ses excursions en canot sur le lac Saint-Jean (NOTE 4).



La pensée ultramontaine de Routhier


Adolphe-Basile Routhier sera toute sa vie animé par des convictions conservatrices et ultramontaines, c'est-à-dire qu'il est un fervent catholique, tenant par-dessus tout à la primauté de l'Église sur l'État. Cette manière de penser orientera sa vie et même ses jugements, dont le plus célèbre reste sans doute celui rédigé dans le cadre du procès dit de « l'influence indue » à La Malbaie en 1876 (NOTE 5).


L'esprit ultramontain de Routhier ressortira clairement dans ses écrits, notamment lors de la rédaction du texte « Ô Canada », puisque ce chant patriotique comporte de nombreuses références à la foi et à l'Église catholiques. Il est également animé d'un fort élan nationaliste dans lequel la mission providentialiste des Canadiens français en Amérique du Nord transparaît de façon manifeste. En réalité, rien ne semble destiner ce « Ô Canada » à devenir l'hymne national du Canada.



Les premières années de l'œuvre


Relique patriotique - Grande fête nationale des Canadiens-Français célébrée à Québec le 24 juin 1880


Relique patriotique - Grande fête nationale des Canadiens-Français célébrée à Québec le 24 juin 1880


La première audition du « Ô Canada, terre nos aïeux » eut donc lieu le 24 juin 1880. Il était d'abord question de présenter le chant à la fin de la grand'messe de la Saint-Jean, puis on évoqua la possibilité de remettre la présentation officielle au lendemain, à la résidence du Lieutenant-Gouverneur à « Spencer Wood » (Bois-de-Coulonge), où le Gouverneur-Général du Canada, le marquis de Lorne, devait être présent. Or, afin de permettre à un plus grand nombre de personnes d'entendre ce chant inédit, il fut finalement décidé d'offrir le « Ô Canada » en grande primeur à la fin du Banquet que la Société Saint-Jean-Baptiste organisait dans le cadre de ce Congrès, ce qui donna un ton encore plus nationaliste à l'événement. La foule présente fut immédiatement séduite par le « Ô Canada » qui s'imposa dès lors parmi les Canadiens français.


Au fil des ans, le « Ô Canada » fut diffusé largement et devint particulièrement  emblématique du Québec francophone. Il fut exécuté lors de nombreuses cérémonies officielles, par exemple lors des fêtes du Tricentenaire de Québec en 1908, et il occupa une place d'honneur dans les écoles catholiques québécoises durant de nombreuses années. On le retrouve même en 1934 dans le film Maria Chapdelaine du réalisateur français Julien Duvivier (NOTE 6), ce qui démontre à quel point il représentait une certaine vision de la culture québécoise traditionnelle, catholique et française, tel que l'ultramontain Routhier l'avait certainement désiré. Toutefois, le  Ô Canada prendra une envergure que n'aurait sans doute pu imaginer son auteur.



Un hymne national canadien


Plaque commémorative en l'honneur de l'hymme canadien O Canada, avenue Laurier à Québec, 1948


Plaque commémorative en l'honneur de l'hymme canadien O Canada, avenue Laurier à Québec, 1948


Il est étonnant de constater qu'il existe près d'une vingtaine de versions anglaises du « Ô Canada ». La plus reconnue est celle rédigée par Robert Stanley Weir en 1908 (NOTE 7) à l'occasion du Tricentenaire de la ville de Québec. Cette version fut largement diffusée par le biais de volumes scolaires dans plusieurs provinces canadiennes. Elle servit aussi, après quelques modifications, à l'occasion du soixantième anniversaire de la Confédération, en 1927, et même lors de la visite royale de 1939. Dans les décennies 1940-1950, les premiers ministres canadiens William Lyon Mackenzie King et Louis Saint-Laurent sont amenés à prendre position sur l'adoption d'un hymne national canadien. Comme une certaine opposition naît entre les tenants du « God Save the Queen » et du « Ô Canada », un comité spécial du Parlement est chargé d'étudier la question en 1964.



Le 15 mars 1967, le comité recommande au Parlement d'adopter la musique du « Ô Canada » comme hymne national, mais ne tranche pas encore au sujet du texte. En fait, si les paroles françaises héritées d'Adolphe-Basile Routhier font l'unanimité et sont recommandées au Parlement en février 1968, le texte en anglais de Weir fait l'objet de discussion. Ce n'est finalement que le 1ejuillet 1980, cent ans après sa première exécution publique, à Québec, que le chant « Ô Canada » devient officiellement l'hymne national de la Confédération canadienne.



En français, seul le premier couplet du chant composé par Routhier est retenu comme hymne, soit :


« Ô Canada! Terre de nos aïeux,

Ton front est ceint de fleurons glorieux!

Car ton bras sait porter l'épée,

Il sait porter la croix!

Ton histoire est une épopée

Des plus brillants exploits.

Et ta valeur, de foi trempée,

Protégera nos foyers et nos droits

Protégera nos foyers et nos droits. »


On aurait pu croire que cette décision du gouvernement fédéral allait assurer au « Ô Canada » une pérennité désormais indiscutable mais en fait, depuis sa reconnaissance comme hymne national canadien, ce chant semble suivre un cheminement un peu contradictoire, tant au Québec que dans le reste du Canada.



Le « Ô Canada », un hymne québécois ou canadien ?


La façade du Parlement, à Québec


La façade du Parlement, à Québec


Après plus de cent ans d'histoire, la perception du « Ô Canada » a beaucoup changé. Étrangement, alors que le Canada anglais en vient finalement à le reconnaître comme son hymne national, le Québec post-Révolution tranquille des années 1960 semble s'en désintéresser. En effet, le ton religieux suranné de l'œuvre détonne désormais dans un Québec qui se transforme à toute vitesse : le « Ô Canada » ne correspond plus aux sentiments nationalistes des Québécois, tandis que la chanson populaire d'ici occupe une place de plus en plus grande, notamment durant les années 1960 et 1970, joignant souvent sa voix à celle du mouvement indépendantiste en pleine ascension. En 1980, à la veille du référendum québécois sur la question nationale, le Premier ministre québécois René Lévesque évoque même la possibilité d'adopter le chant « Gens du Pays » de l'auteur-compositeur Gilles Vigneault comme hymne national du Québec... au moment précis où, rappelons-le, le gouvernement fédéral retient le « Ô Canada » comme hymne national canadien. Un retournement pour le moins étonnant !



Le devenir d'un chant patriotique


Hymne national avant un match de hockey au Centre Bell de Montréal, 2007


Hymne national avant un match de hockey au Centre Bell de Montréal, 2007


Du côté anglophone, les discussions sur les paroles anglaises de l'hymne se poursuivent et demeurent vives. En février 2010, alors que se déroulaient les Jeux Olympiques d'hiver à Vancouver, le gouvernement canadien dirigé par le Premier ministre Stephen Harper envisageait la possibilité de doter le « Ô Canada » d'un nouveau texte anglais (NOTE 8). L'affaire a fait grand bruit et le projet a vite été abandonné, bien que le texte de Weir, assez proche de celui de Routhier, présente aussi une perception plutôt désuète qui ne correspond plus à la réalité du Canada des années 2000.


Au Québec, pendant ce temps, le « Ô Canada » semble davantage reconnu comme l'hymne national des clubs de hockey : les Canadiens de Montréal et les défunts Nordiques de Québec. Chose certaine, il ne s'y impose plus comme un chant nationaliste québécois. Le texte composé par Routhier sera-t-il donc progressivement oublié au Québec même, où il a pourtant pris naissance, comme le sont déjà les trois autres couplets du chant patriotique de 1880 (cités en annexe) ?  La survie de ce chant devenu hymne national du Canada repose peut-être entre les mains du Canada anglais. En revanche, il est certain que le juge Routhier, poète amateur et juriste autrefois controversé, n'aurait jamais pu imaginer un tel destin pour le chant qu'il a composé spécialement pour stimuler la ferveur nationaliste des participants au Congrès national des Canadiens français tenu à Québec en 1880 !




Serge Gauthier, Ph. D.

Historien et ethnologue

Centre de recherche sur l'histoire et le patrimoine de Charlevoix


   



NOTES

1. Voir Serge Gauthier,  « Sir Adolphe-Basile Routhier (1839-1920) : auteur du texte de l'hymne national canadien », Encyclobec. Les régions du Québec : un passé et un présent à découvrir [en ligne], http://www.encyclobec.ca/main.php?docid=77.


2. En 1873, il est nommé juge de la Cour supérieure pour le district du Saguenay, poste qu'il occupe jusqu'au 10 décembre 1889. Il poursuit alors sa carrière comme juge dans le district de Québec et il devient le juge en chef de cette cour le 30 septembre 1904.


3. Causeries du dimanche, Saint-Jacques (Qc), Éditions du Pot de fer, 1994; Conférences et discours, Montréal, Beauchemin, 1925; Paulina : roman des temps apostoliques, Québec, Imprimerie franciscaine missionnaire, 1918; Montcalm et Lévis : drame historique en cinq actes et six tableaux, Québec, Imprimerie franciscaine missionnaire, 1918; En canot : petit voyage au lac Saint-Jean, Paris, Casterman, n. d.


4. Amateur de plein air, de grande nature, admirateur du fleuve Saint-Laurent, Adolphe-Basile Routhier est en effet villégiateur dans la région de Charlevoix. Il y séjourne d'abord par obligation professionnelle à titre de juge du district du Saguenay, assigné au palais de justice de La Malbaie entre 1873 et 1889. Voir, à ce sujet, Christian Harvey, « L'histoire du district judiciaire : de Saguenay à Charlevoix (1857-2001) », Revue d'histoire de Charlevoix, no 38, novembre 2001, p. 5-8. À cette époque, il réside dans une maison située au cœur du village de Pointe-au-Pic. À partir de 1900, à l'instar de ses amis, le juge Joseph Lavergne et l'homme d'affaires Rodolphe Forget, il se fait ériger dans la localité de Saint-Irénée une demeure de villégiature qu'il désigne du nom de « Hauterive ». Peinte entièrement en blanc et surnommée par la population locale « notre château blanc », cette résidence se trouve face au Saint-Laurent, que Routhier peut ainsi regarder à loisir lors de ses séjours estivaux. Accolée à cette maison d'été, le juge Routhier fait construire une chapelle surplombée d'un clocher. Le juge Routhier est d'ailleurs décédé à cette résidence de Saint-Irénée en juin 1920.


5. Le procès de l'« influence indue » met en cause le député fédéral de Charlevoix, Pierre-Alexis Tremblay, contre sir Hector Langevin, ministre conservateur dans le cabinet du premier ministre canadien John A. Macdonald. Battu par Langevin à l'élection fédérale en 1874, Tremblay allègue que son adversaire a reçu des appuis très équivoques de la part de l'Église catholique à l'occasion de cette campagne électorale, notamment du fait que Langevin était le frère d'un évêque et que les curés de Charlevoix l'avaient ouvertement appuyé. Selon la poursuite, il y avait donc eu « influence indue ». L'affaire fit grand bruit. Le juge Routhier fut appelé à présider ce procès plutôt spectaculaire et son jugement débouta sans surprise le libéral Tremblay, confirmant l'élection du conservateur Langevin. Routhier avait-il alors donné un jugement teinté de son idéologie personnelle? Plusieurs le pensèrent et, cent jours plus tard, le jugement de Routhier fut cassé en cour de première instance. L'élection de sir Hector Langevin fut annulée et reprise par la suite. Langevin fut néanmoins réélu par 60 voix de majorité! Sur cette affaire, voir le texte du juge Jacques Dufour, « L'influence indue en procès », Revue d'histoire de Charlevoix, no 38, novembre 2001, p. 14-15.


6. Il est possible de voir ce film tourné au Québec sur la chaîne Éléphant offerte par Vidéotron. Voir Canoe.ca, « Maria Chapdelaine », Éléphant : mémoire du cinéma québécois [en ligne], http://elephant.canoe.ca/films/maria-chapdelaine_84371.


7. Cette section doit beaucoup au site Internet de Patrimoine canadien, « Hymne national du Canada », Hymnes et symboles : hymnes et chants patriotiques [en ligne], http://www.pch.gc.ca/pgm/ceem-cced/symbl/anthem-fra.cfm.


8. Pour un texte faisant le tour de ce débat, voir Les Perreaux, « Tinkering with O Canada is de rigueur – but not in French », The Globe and Mail, 4 mars 2010. Consultable sur le site Internet du journal.