Neutralité de l'État, Liberté de religion et Tolérance : La Part des Choses

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Les droits et libertés individuels ne sont pas absolus et peuvent être restreints, même, et y compris, en vertu de la Constitution canadienne

La neutralité de l'État en matière religieuse soulève la question des droits et des libertés individuels face à ceux de l'ensemble des citoyens. D'une part, les individus ont le droit de pratiquer la religion qu'ils veulent (ou de ne pas pratiquer) et ils ont droit de parole et d'expression. D'autre part, le gouvernement de tous a l'obligation morale d'être neutre en matière religieuse quand il dispense des services publics accessibles à tous, et dans son administration.
Dans les circonstances, la question se pose : est-ce que l'État peut exiger de ses employés qu'ils s'abstiennent de porter des signes ostentatoires religieux (comme il le fait pour les insignes politiques) afin de faire respecter la neutralité étatique dans la dispense de services publics à l'ensemble des citoyens?
À cette question je répondrai un oui sans équivoque, parce que les droits individuels dans une société démocratique ne sont jamais absolus. Le droit de parole, par exemple, ne signifie point qu'une personne peut crier “Au Feu” dans un théâtre sans motif valable. De même, le droit de pratiquer une religion ne signifie point qu'une personne a le droit d'importuner ou de violenter une autre personne dans sa vie privée, ou d’imposer ses vues et pratiques à l’ensemble de la population.
C'est pourquoi, il est tout à fait légitime qu’un État démocratique, qui se doit d'être neutre dans ses rapports avec l'ensemble des citoyens, exige de ses employés de ne point afficher des signes religieux personnels ostentatoires dans l'exercice de leurs fonctions. Il s’agit d’une question de bonne gérance. Agir autrement signifierait que l'État privilégie le bien-être et la satisfaction personnels de ses employés au dépens de ceux de sa clientèle captive.
Un État démocratique neutre se doit de respecter la liberté de conscience de l'ensemble de ses commettants et, en conséquence, de dispenser des services publics qui ne s'accompagnent point de messages religieux ostentatoires auxquels sa clientèle n'a pas le choix de se soustraire.
En effet, les employés gouvernementaux représentent l'autorité de l'État et à ce titre doivent faire preuve de réserve dans leurs rapports avec le public à cause justement de l’autorité qu’ils représentent. Ainsi, les usagers sont en droit d'exiger de n'être ni intimidés ni violentés dans leurs convictions lorsqu'ils s'adressent aux divers organismes publics. Par exemple, un inspecteur d’impôt qui vous visiterait en affichant des signes religieux ostentatoires serait en position de vous intimider. Cela est doublement vrai quand des usagers sont de jeunes enfants en position d’une plus grande vulnérabilité.
Dans la sphère privée, quand il y a concurrence entre différents fournisseurs, les choses se présentent autrement, car tout acheteur ou consommateur a la liberté de choisir entre différentes sources d'approvisionnement, et cela en toute liberté. Dans ce cas, le principe de tolérance peut s'appliquer.
Mais, tel n'est pas le cas avec l'État-monopole à qui tous doivent s'adresser obligatoirement pour obtenir les services que l'ensemble des contribuables financent avec les taxes et les impôts qui leur sont imposés. Dans ce cas, le principe de la neutralité religieuse de l'État doit s'appliquer intégralement sans quoi ce sont les droits de l'ensemble de la population qui sont brimés et cela sans recours.
Au Québec, selon la Charte des droits et libertés, « toute personne est titulaire des libertés fondamentales telles la liberté de conscience, la liberté de religion, la liberté d'opinion, la liberté d'expression, la liberté de réunion pacifique et la liberté d'association », (chap. I-3). Mais, selon une clause interprétative, il est bien prévu que ces droits individuels ne sont pas absolus mais doivent plutôt s'exercer « dans le respect des valeurs démocratiques, de l'ordre public et du bien-être général des citoyens du Québec ». (Charte des droits et libertés, chap. I-9.1)
De toute évidence, vouloir imposer ses convictions religieuses à l'ensemble de la population pour une personne qui travaille pour l'État ne respecte pas «les valeurs démocratiques, l'ordre public et le bien-être général des citoyens du Québec ».
C'est pourquoi, il me semble que le gouvernement du Québec est en droit de légiférer démocratiquement pour confirmer et appliquer sa neutralité religieuse et pour protéger «les valeurs démocratiques, l'ordre public et le bien-être général des citoyens du Québec ».
Ceci n'enfreint en rien le droit de chacun de pratiquer sa religion comme il ou elle l'entend. Comme l'a judicieusement précisé un juge en chef de la Cour Suprême américaine, le juge Robert H. Jackson (1892-1954), « "Le gouvernement civil ne peut pas laisser un groupe en particulier piétiner les autres simplement parce que leur conscience leur enjoint de le faire. » En effet, la liberté des uns s'arrête là où la liberté des autres commence.
De plus, même si le gouvernement du Québec n'a jamais entériné la Constitution canadienne de 1982, et même si le peuple québécois ne s'est jamais prononcé en faveur de la dite Constitution par la voie d'un référendum démocratique, la Charte canadienne des droits et libertés qui en fait partie contient elle aussi une clause interprétative selon laquelle les droits et libertés individuels ne sont pas absolus et peuvent être restreints « dans des limites qui soient raisonnables et dont la justification puisse se démontrer dans le cadre d'une société libre et démocratique, (Chap. I).
Le laisser-aller dans les accoutrements des employés de l'État pour ouvrir la porte au prosélytisme religieux est une négation du principe de neutralité de l'État et il est contraire aux règles d'une saine gestion dans la dispense des services publics. Ce serait contraire à la paix et l'ordre dans une société démocratique où les droits de certains ne doivent pas prévaloir sur ceux de tous.
Rodrigue Tremblay, économiste
Professeur émérite, Université de Montréal
Auteur du livre “Le Code pour une éthique globale, vers une civilisation humaniste”, Éditions Liber, 2009, [http://www.amazon.ca/Code-pour-une-éthique-globale/dp/2895781737/ref=sr_11_1?ie=UTF8&qid=1232631477&sr=11-1]


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4 commentaires

  • Archives de Vigile Répondre

    22 octobre 2013

    Voici du solide. Une analyse pertinente et éclairée, articulée sur des faits. Bravo et merci M. Tremblay.

  • Jean Lespérance Répondre

    18 octobre 2013

    Moi, je vais prendre les musulmans aux mots. Si pour eux, la religion est aussi politique et que les deux sont indissociables, alors comme les signes politiques ne sont pas permis dans l'exercice d'une fonction publique, ils s'en excluent automatiquement.
    Si les signes religieux sont aussi politiques, on ne peut pas les permettre parce que les signes politiques ne sont pas permis. C'est aussi simple que ça.

  • Archives de Vigile Répondre

    17 octobre 2013

    Tout est si bien dit, si bien exprimé, que je ne peux que vous féliciter et vous remercier.
    Mme Marois et M.Drainville ne peuvent faire autrement que de s'en inspirer. Et je pense bien que tout a été dit dans les commentaires exprimés sur Vigile en ce qui concerne le foulard et autres signes religieux ou culturels ostentatoires.

  • Archives de Vigile Répondre

    17 octobre 2013

    La Commission semble faire de certains droits individuels des droits absolus, et néglige de souligner que les employés qui servent la population ont aussi des responsabilités, dont celle de ne pas violer le droit de conscience et le droit de religion des personnes qui font affaire avec l'appareil de l'État. La liberté de conscience va dans les deux sens, et la liberté des uns s'arrête où la liberté des autres commence.
    Le commentaire de la commission est à sa face même aberrant et illogique. En effet, la liberté d'expression religieuse de certains ne devrait pas avoir préséance sur la liberté de conscience des autres. Autrement, c'est la dictature de la minorité. La discrimination serait que certains employés publics imposent leur prosélytisme religieux à ceux et celles qu'ils doivent servir. Le service d’un État neutre doit aussi être neutre, autrement la notion d’un État neutre n’a plus de sens.
    Fondamentalement, les usagers des services publics ont le droit d'avoir leur liberté de conscience respectée par les employés de l'État dont ils paient le salaire. Et ils ont droit d’être servis par des fonctionnaires à visage découvert.
    Certains veulent ériger le droit individuel d'expression religieuse en un droit qui serait un droit supérieur à tous les autres. Cela est inacceptable dans une société démocratique.
    Selon cette logique tordue, la liberté de conscience des usagers des services publics devrait céder la place au droit supposément absolu d'expression individuelle religieuse des employés de l'État, qui eux pourraient faire du prosélytisme religieux à volonté et violer la liberté de conscience de ceux et celles qui n'ont pas le choix de faire appel aux services publics.
    Présentement, les employés de l'État ne peuvent afficher des signes politiques ostentatoires, et cela pour ne point violer le droit de conscience des usagers. En effet, l’employé(e) de l’État n’est pas un simple citoyen. Il est aussi le représentant de l’autorité de l’État et à ce titre, il ou elle doit faire preuve de discrétion et d’une certaine retenue. Logiquement, il devrait en être de même en ce qui concerne la discrétion et la retenue des employés de l’État en matière religieuse. Cette retenue du fonctionnaire en matière religieuse s’impose peut-être encore davantage qu’en matière politique.
    Pourquoi les fonctionnaires auraient-ils le droit d'afficher des signes religieux ostentatoires qui violent la liberté de conscience des usagers? La liberté de religion ne signifie nullement une liberté d'expression religieuse illimitée, sans quoi on risque de verser dans l'absurde et le ridicule. Un citoyen devrait-il maintenant accepter qu'une inspecteure d'impôt arrive chez lui accoutrée d'une burka?
    Si les tribunaux allaient statuer dans le sens que semble souhaiter la Commission, laquelle prêche pour sa paroisse, ce serait un énorme recul de la démocratie et cela mettrait la cohésion sociale en péril, et possiblement aussi la légitimité même de l'État dans lequel tous les citoyens doivent se retrouver.
    Rodrigue Tremblay, économiste