Tous ceux qui se trouvaient à Alma en cet avant-midi du 19 mai 1990 ont eu la même réaction que Brian Mulroney. Le télégramme que Lucien Bouchard avait adressé aux délégués au conseil national du PQ à l'occasion du dixième anniversaire du référendum de 1980 semblait bouleverser profondément le paysage politique canadien.
Si le OUI l'avait emporté cinq ans plus tard et si le Québec était devenu un État souverain, personne n'aurait jamais songé à reprocher quoi que ce soit à M. Bouchard. Les lamentations de M. Mulroney à propos de la «trahison» d'un homme qui ne méritait pas son amitié auraient été accueillies avec le mépris qu'on témoigne aux perdants. Lui et Jean Chrétien seraient tous deux passés à l'histoire comme les fossoyeurs du Canada.
La fin justifiant les moyens, on aurait loué l'habileté de M. Bouchard, qui aurait transformé l'accord du Lac-Meech, qui devait sauver le pays, en instrument de sa perte. Malheureusement, le camp du OUI a perdu, peu importe que la victoire lui ait été volée ou non, et c'est M. Bouchard qui doit maintenant subir le sort des perdants.
Jean Charest, lui, a toujours su qu'il s'était fait avoir au printemps 1990 en acceptant la présidence d'un comité chargé de diluer l'accord du Lac-Meech pour le rendre acceptable aux provinces récalcitrantes contrôlées par le clan Trudeau-Chrétien. «Nous soupions chez des amis et [Bouchard] a suggéré que je préside le comité. Je me souviens encore de ma réaction et des gens qui étaient là aussi. J'ai demandé à Lucien: "Tu trouves pas que c'est dangereux?" Il a répondu: "Non, c'est pas dangereux"», a-t-il expliqué dans une entrevue accordée au Globe and Mail en octobre 1995.
À la veille de dévoiler les recommandations de son comité, M. Charest avait tout fait pour le rejoindre en Europe, mais l'autre n'avait pas répondu à ses appels. Dans son livre À visage découvert, M. Bouchard a avancé l'explication suivante: «Je ne fus pas dupe du procédé qui consistait à ne me parler qu'après le dépôt du rapport. Ils avaient fait leur lit. Je n'avais pas besoin d'eux pour comprendre ce qui s'était passé et deviner la suite. Il ne s'agissait plus, pour moi, que de décider si je ferais partie de cette suite.» Depuis, il s'en est toujours tenu à cette explication.
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Dans ses Mémoires qui paraîtront lundi, M. Mulroney raconte comment M. Charest l'a fait venir à son bureau en avril 2004 pour lui faire lire des extraits de la biographie de Jacques Parizeau que venait de publier Pierre Duchesne, collègue de Radio-Canada. «Vous avez vu ça? Ils ont enfin démasqué le grand homme.»
Après avoir lu que son ami Bouchard était entré en contact avec le chef du PQ deux semaines avant sa démission et qu'il avait minutieusement orchestré sa sortie, M. Mulroney dit s'être senti mal, peinant même à respirer. «Avec le recul, je voyais pour la première fois à quel point j'avais été stupide de placer ma loyauté, ma confiance et mon amitié dans un homme incapable de rendre la pareille.»
On peut penser que M. Parizeau a pris un certain plaisir à raconter à son biographe les détails de la «trahison» de celui qui l'avait éclipsé pendant la campagne référendaire et avec lequel ses relations n'ont cessé de se détériorer par la suite. Comme pour donner raison à M. Mulroney, il a confié à Pierre Duchesne qu'il s'en méfiait lui-même «comme de la peste».
Même si cet appui inespéré allait donner un formidable élan au projet souverainiste, M. Parizeau, qui a toujours valorisé la loyauté au plus haut point, a dû être choqué par le cynisme de son nouvel allié. Le voir élevé au rang de héros sans peur et sans reproche, alors que lui-même était de plus en plus mal aimé, a dû être assez mortifiant.
M. Bouchard a refusé de collaborer à la biographie de M. Parizeau, tout comme il a refusé de participer au grand documentaire de Radio-Canada sur le référendum. Lui aussi devrait peut-être songer à écrire ses Mémoires: son image commence à pâlir dangereusement. Au bout du compte, que retiendra-t-on de lui? Qu'après avoir trahi ses amis, il a ruiné le système de santé et foutu la pagaille dans le monde municipal avant de démissionner sans qu'on comprenne trop bien pourquoi? Malheur au vaincu.
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On peut comprendre la douleur de M. Mulroney, mais il exagère la portée historique de la «trahison» de Lucien Bouchard. Si celui-ci était demeuré au sein du cabinet quelques semaines de plus, l'accord du Lac-Meech n'aurait pas été sauvé pour autant. Le problème ne se situait pas au Québec, Il n'aurait pas eu la moindre influence sur Clyde Wells et Elijah Harper.
Le 24 juin 1990, M. Bouchard aurait pu démissionner sur une véritable question de principe et les choses auraient suivi le même cours. À ce moment-là, M. Mulroney aurait-il vraiment compris le geste de son ami, comme il l'affirme dans ses Mémoires, alors que débutait une partie tout aussi difficile qui devait conduire à l'entente de Charlottetown?
Le cas de Pierre Elliott Trudeau est bien différent. M. Mulroney peut lui reprocher à bon droit d'avoir empêché une réconciliation historique. Même Stéphane Dion a reconnu qu'il avait commis une grave erreur en sabotant l'accord du Lac-Meech.
Le sang irlandais de M. Mulroney lui a cependant joué un mauvais tour. Il n'est pas le premier homme politique à se faire traiter de peureux par un adversaire. Répliquer en reprochant à M. Trudeau son refus d'aller combattre en Europe pendant la Deuxième Guerre mondiale et les inepties qu'il a pu proférer à l'époque est tout simplement enfantin.
mdavid@ledevoir.com
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