Quand j'étais adolescent j'étais très malade. Mon système respiratoire était sévèrement atteint après plus d'une décennie d'asthme chronique. À l'abri sous la tente à oxygène, j'attendais en lisant. Ma sœur qui faisait ses études en littérature française m'apportait les titres de sa liste de lectures. J'avais toujours beaucoup lu comme bien des enfants qui, redoutant de ne jamais pouvoir mener une vie normale, vont chercher l'espace où il se trouve.
Je ne distinguais pas la littérature québécoise des autres. La nostalgie de Pieds nus dans l'aube de Félix Leclerc me gagnait comme celle de La Tempête de Neige de Pouchkine. Sur la liste de lecture de ma sœur, la grande place était accordée aux classiques français à côté des Engagés du grand Portage, Trente Arpents. Il y avait aussi des livres négligés, racornis, que l'infirmière m'apportait sur un chariot, des invendus donnés aux hôpitaux.
J'étais assez content car je découvris au-delà de la reconnaissance officielle un paquet de bons livres méconnus dont Souvenirs pour Demain de Paul Toupin, les chroniques de Levigny de Montigny et Mon Fils pourtant heureux.
Pendant que l'espace public écartait, jugeait, grignotait, faisait vivre aux hommes, aux opinions, aux livres, une foule de petits meurtres, beaucoup d'œuvres éconduites m'arrivaient sur roulettes. N'eût été de cette terrible difficulté à respirer, j'eus peut-être béni la solitude de ma tente à oxygène. J'avais l'impression que mon regard embrassait toutes les couleurs du spectre alors que les autres avaient des lentilles polarisantes sur les yeux.
Même si je suis sorti de la tente depuis, je n'ai pas cessé de lire la littérature québécoise. Pourtant ce n'est pas de moi que vous lirez un article sur elle car, en dépit d'un quart de siècle d'assiduité, mon savoir est lacunaire en la matière. Je connais assez bien Jacques Brault. Quant à Hubert Aquin je n'ai pas encore lu L'Antiphonaire. Je ne puis compter les œuvres secrètes, les éconduites que je découvre toujours. Quand je lisais sous une tente à oxygène ce n'était pas une sinécure. L'eau ruisselait sur les parois en plastique. Après des heures de fonctionnement ininterrompu, les pulsions de l'oxygène produisait une sorte de crachin. Je mettais mon livre dans une pochette transparente pour que les pages ne se mettent pas à gondoler trop vite.
Heureusement, ça va beaucoup mieux maintenant mais... parlant de lentilles polarisantes, aujourd'hui ne vaut guère mieux qu'hier. Je découvrais jadis la marge énorme entre la littérature qui se faisait et la littérature perçue. Pendant qu'on parlait de joual, du père absent, du rôle de la mère phallique, du nationalisme exacerbé et du rôle exagéré de la figure féminine dans l'imaginaire québécois, je voyais à ma stupéfaction que ces reliefs dont on discutait tant ne faisaient pas partie du paysage.
Vraiment, on aurait porté des lunettes 3-D dessinant ses propres images que ce n'eût pas été pire. D'ailleurs les lunettes étaient mal réglées ou réglées tour à tour selon des principes dictés pour fournir des raisons polémiques. Un jour on disait que la littérature québécoise était une littérature de dames à sacoches et de lesbiennes féministes radicales appuyées par des hommes qui n'étaient que des eunuques. Le lendemain il s'agissait d'une littérature de « nationaleux » qui portait en germe le fascisme. Lionel Groulx avait tellement mauvaise presse que j'avais plus honte de montrer aux infirmières que j'avais des livres de lui qu'un livre du marquis de Sade ou Mille nuits d'excès d'Alfred de Musset.
J'avais bien lu Pleure pas Germaine, roman en joual qui s'est d'ailleurs bien exporté puisqu'il a inspiré un film français du même titre. Le phénomène du joual a tourné court rapidement en littérature. Un écrivain, dans son souci de développer ses moyens, ne cherche pas à se limiter à un lexique réduit et à des interjections. Fasciné par les possibilités de la langue, il ne cherche pas à inféoder son œuvre aux échanges de la rue. Le but de l'espace littéraire n'est pas de se plier aux contraintes de l'espace courant. Même un écrivain adepte du quotidien veut quand même le transformer de l'intérieur. Il faut creuser pour dire plus et mieux sans se borner à ce qui se parle couramment. Et cela implique un effort parfois immense de construction.
J'ai mis sur mon babillard juste devant ma table de travail ce commentaire de l'écrivain japonais Murakami que je juge tellement véridique : « Je le comprends mieux aujourd'hui : la plupart du temps, quand on écrit, la réalité des choses ne se transcrit pas mais se construit. »
Un quart de siècle après mon séjour sous la tente à oxygène, mon premier roman fut publié aux éditions de l'Hexagone. Il s'intitulait Des Cyberpaumés.
L'illustratrice chargée de la page couverture avait décidé de montrer un funambule au-dessus d'un paysage urbain. Le funambulisme était une coloration du récit parmi d'autres. Si les principaux personnages avaient le goût de fuir, ils avaient aussi le goût d'ajuster leur vision de la réalité le plus justement possible. Et il y avait parfois des références explicites à la langue orale qui furent d'ailleurs comprises si j'en juge par ce que quelques rares lecteurs français m'en ont dit.
Certaines critiques furent bonnes, j'entends par là résultant d'une lecture réelle, comme celles du Voir de Québec et du Droit d'Ottawa. Celle du Devoir me reprochait le niveau oral de certains commentaires émis par mes personnages et le manque d'éducation du narrateur. En fait il s'agissait d'un paumé philosophe qui écoutait du Messiaen, rien à voir avec l'homme des tavernes exilé du monde de l'écrit. Je venais de me faire attraper par un phénomène que j'avais déjà constaté sous ma tente à oxygène : on lisait avec des lentilles polarisantes qui allaient directement chercher les reliefs voulus et qui ignoraient le reste. Mes références à l'oralité étaient minimes. Le critique avait monté en épingle des éléments disparates relevés tendancieusement comme après une coupe diagonale à travers le récit.
Le directeur de la collection Fictions me dit alors : « Il ne faut s'attendre à aucune reconnaissance. L'accueil critique en dit plus sur la société et son domaine de réceptivité que sur les livres eux-mêmes. »
La plupart des artistes ne sont nullement concernés par des complaisances et des sympathies gratuites, au contraire. Mais est-ce si exceptionnel? Pas vraiment. Le psychanalyste Lacan appelait ça la « poubellication ». La marge d'expression accordée sert souvent plus au rejet, au persiflage, à la moquerie, à l'enfouissement rapide. Dans tous les pays vous retrouverez des écrivains dégoûtés de la « poubellication ». L'espace public a ses limites extrêmes, ses zones très électriques. Quand l'écrivain découvre que ses livres qui voulaient communiquer sont tournés systématiquement en objet de méprise, il traverse une crise morale. Et c'est une des raisons pour lesquelles une littérature nationale est souvent si étrangère au portrait que l'on s'en fait. La littérature véritable se poursuit beaucoup dans le secret. Elle a aujourd'hui comme hier ses Nelligan et ses Kafka.
Après mon premier roman, je dis à mon directeur de collection que j'étais aux prises avec un monstre, un roman où je risquais d'engloutir des efforts démesurés. Il haussa les sourcils.
_ - Combien de pages? me demanda-t-il.
_ - À peu 600, lui répondis-je alors.
_ - C'est du stock. C'est peut-être même trop gros.
Mais enfin nous allons voir et il y a tout de même du bon... Comme le dos du livre va être assez large, les journalistes vont peut-être le remarquer dans la pile.
Ce dernier dialogue montre assez bien que l'on ne reste pas funambule longtemps en littérature. On devient très conscient que les jugements sont précaires, courts et que le sort des oeuvres se décide en fonction de ce que le public veut entendre et de ce que les journalistes ont mission de voir.
Si vous lisez dans le Devoir que les Filles de Caleb est le grand roman de la décennie suivi de telle œuvre de suspense, il faut regarder cela comme un parc de statues. On fait des monuments, des œuvres sont mises en lumière et on en relègue d'autres dans l'ombre. Le naif vous dira que c'est en raison de la qualité intrinsèque des œuvres. En vérité c'est un système de valeurs qu'une société promulgue en édifiant certaines oeuvres, en tassant des romans qui se trouvent cachés par les monuments improvisés, peu importe qu'ils soient d'ailleurs écrits par des hommes ou par des femmes.
Si la politique est trop électrique, les romans qui se définissent par l'introspection, des motifs plus domestiques et endogènes seront favorisés de même que les romans qui se coulent dans de la narrativité formatée. Ce sera le règne des romans d'amour ou d'action avec un héros typé comme dans les clubs vidéos. Le naif répliquera : « Impossible! Tout se fait aujourd'hui au nom de la liberté d'esprit et tous professent leur haine des contraintes. » Justement, c'est cela le problème.
Pour juger du [débat qui a eu cours la semaine dernière sur la littérature québécoise->631] il suffisait de regarder ce qu'il y avait autour. Exactement en même temps, Jean Charest pilotait une motion de blâme contre un livre. Pour faire d'un livre l'objet de la vindicte publique suite à un appel aux membres de l'Assemblée nationale, il faut que ce soit très grave. On peut s'attendre à trois possibilités :
a) C'est soit un torchon haineux niant l'Holocauste
_ b) Un brûlot préconisant un génocide
_ c) Un appel pour la libéralisation de la pédophilie et son entrée en grandes pompes dans les mœurs.
Or il s'agissait d'un guide pour l'enseignement de la souveraineté à l'école. Ce n'était pas un catéchisme, un programme voulant transmettre une vérité révélée.
L'objectif était de ne pas écarter une dimension importante de la vie des jeunes et moins jeunes. En effet nous faisons partie d'une nation qui a le droit à l'autodétermination.
La raisonnement du premier ministre était bien simple et il se traduit en ces termes : « Nous ne pouvons pas en parler car nous sommes avant tout attachés à une chose : la liberté d'esprit ». Pas besoin d'être très clairvoyant pour s'apercevoir que le raisonnement est en soi absurde. On se retrouve en plein régime d'antiphrases où les mots et principes signifient leur contraire.
Le naif me dira : « Et puis après? C'est une histoire politique, pas de la littérature. » Nos sociétés sont toutes en territoires adjacents. Si un guide d'apprentissage pour une meilleure intégration du concept de souveraineté tombe dans une embuscade aussi institutionnelle que sauvage le jour même de sa publication, il y a là un point terminal qui vient couvrir ce qui ne doit pas être pensé. C'est bien beau la diversité mais il faut comprendre ce qui est relégué à l'extérieur de cette image plurielle, ce qui ne peut pas faire partie de l'unité dans la diversité.
Prochain Épisode d'Hubert Aquin fut consacré comme l'œuvre représentative des années soixante et les Filles de Caleb l'œuvre marquante des années 90. On se retrouve tout à coup dans un décor champêtre, un petite maison dans la prairie qui abrite le drame de l'alcoolisme. C'est un retrait, une mutation par rapport à l'univers politiquement chargé d'Hubert Aquin.
Derrière cette sélection des œuvres marquantes il y a un avertissement implicite lancé aux écrivains car une œuvre publiée n'a pas de force en soi. Sans support, encerclée par des maillons sociaux qui ne veulent pas la voir, l'oeuvre n'existera pas. C'est la société qui confère l'être à une œuvre. Il m'est arrivé d'entendre des écrivains la veille d'un lancement dire : Espérons que ce livre aura un destin.
Aujourd'hui on peut dire beaucoup de choses qui ne rencontreront pas un volonté d'opposition. Les opposants n'ont pas à se déplacer ni à penser beaucoup de mal. Le laisser-faire est une forme magistrale d'opposition, le silence et la passivité des formes de dénigrement souvent plus efficaces que la censure.
Si le contexte politique est trop chargé, le romancier frôlera les clôtures électriques s'il pense à ce qui moule ses personnages, les facteurs exogènes de longue portée. Des écrivains américains comme Dos Passos ou De Lillo peuvent parler de la nation américaine. Au Québec, la planche de salut vous sera peut-être retirée si vos histoire débordent les niveau individuel immédiat. Que le repli sur les thèmes domestiques et intimistes devienne la pente la plus fréquentée, rien d'étonnant.
Cependant je serais plus que prudent avant d'employer des catégories comme « écriture féminine » et « écriture masculine ». Pour raconter une histoire il faut employer plusieurs registres, du froid et du chaud, du bleu et du rose, du féminin et du masculin.
On dit que le roman doit raconter une histoire. Ce n'est pas si simple. Il y a toujours une histoire dans l'histoire. Il y a le passé des personnages et le passé de sa société, l‘histoire objective qui comprend le cadre social et les enjeux impliqués, l'histoire perçue qui montre la vision de l'entourage par rapport à la perception du personnage principal. Et comme ces points de vue vont varier dans le temps de l'histoire, vous pouvez vous retrouver avec un écheveau difficile à rythmer. Pour bien distinguer les fils tout en les tissant il faut savoir utiliser tant de moyens que l'étiquette écriture féminine ou masculine me paraît trop primaire pour être utilisable.
La plupart des écrivains vont adapter leur histoire en vertu des catégories les plus solidement admises comme l'écart des riches et des pauvres ou les dilemmes amoureux. Il est plus facile de raconter des intrigues individuelles, par exemple un garçon bloqué dans une famille où on l'empêche d'aller trop loin, une obsession amoureuse entre des gens de milieux différents, la fatalité d'une maladie qui permet de redécouvrir la valeur de la vie. Il y a tout un assortiment d'intrigues au premier degré.
Aux Etats-Unis les éditeurs n'hésiteront pas à les imposer au nom du clientélisme, la nécessité de conformer la littérature aux convenances d'un public cible. Le virage clientéliste menace aussi au Québec mais disons que les lois du marché ne dictent pas encore tout comme c'est le cas dans plusieurs pays. C'est une des raisons pour lesquelles le Québec constitue un espace littéraire intéressant et qu'il est important de tenir notre nation vivante. Chaque nation peut être un incubateur, une vivarium intellectuel si elle n'est pas traitée comme un individu social en résidence surveillée.
Une lecture politique de L'histoire de Pi
David Homel revient sur le roman L'histoire de Pi qui a reçu le Booker Prize et qui a connu le retentissement qui accompagne l'obtention d'un prix littéraire. Souvent les journalistes se guident sur les prix littéraires pour distinguer les livres empilés sur leur bureau. Je voudrais vous faire part de ce qu'en fut ma lecture malgré le ronron qui a entouré cette œuvre. Si vous pensez vous éloigner de la politique avec ce roman qui raconte un naufrage en mer, détrompez-vous.
L'histoire se divise en trois parties. Dans la première partie le personnage nous raconte son parcours religieux qui l'a amené à embrasser plusieurs cultes. Hindou de naissance, il découvre grâce aux bons offices d'un prêtre catholique que « Dieu est amour ». La narrateur a découvert l'unité mystique entre les religions, l'unité dans la diversité pour reprendre la formule. Son père est tenancier de zoo. D'où de très beaux passages sur la valeur du zoo comme outil de sensibilisation et de protection de la vie animale. Ce sont des passages que Jean Charest aurait intérêt à lire alors qu'on veut brader le zoo de Québec.
Dans le roman, le zoo ferme et le jeune héros s'embarque avec tous ses pensionnaires pour leur trouver un asile. La première partie nous apprend que le jeune héros a abouti au Canada après un événement qui reste à raconter et qu'il aime le Canada.
Le jeune héros vient de Pondichery, vieille zone de colonisation française englobée par les Indes britanniques. Et le Canada est la destination du jeune héros... La similitude avec le Québec saute aux yeux.
Il y a naufrage du bateau et le personnage principal se retrouve dans une barque de sauvetage avec un immense tigre. Le roman prend un ton très dur, bien différent de la première partie car l'objectif du jeune héros est d'établir un rapport de domination qui lui soit favorable par rapport au tigre. Il essaie de retrancher le tigre dans une partie congrue de la barque. Il veut, comme il le dit, le rapetisser, délimiter ses frontières. Le héros fait tanguer la chaloupe sans arrêt pour priver le tigre de sommeil. Il mène à son endroit une campagne de culpabilisation, lui mettant sa merde sous le nez et se montrant dégoûté. De la part d'un jeune héros qui nous dit aimer le Canada et avoir pris ce pays pour destination, qu'est-ce que vous en pensez? Mon interprétation politique ne me semble pas tirée par les cheveux. Un psychologue jungien ferait vite l'équation. Le personnage principal veut incarner l'esprit dominant et refouler le tigre dans une part congrue du bateau. Le tigre est l'incarnation de l'Inconscient à soumettre en le confinant et en le culpabilisant.
Dans Blocs Erratiques, Hubert Aquin traite des figures que le Québécois revêt dans l'imaginaire canadien comme l'enfant, l'immature, la femme hystérique. Le tigre confiné dans le coin de la barque en est le plus récent avatar selon moi. Dans le courant du récit le jeune héros se rappelle avoir déliré et vu sa barque envahie par un Français qui voulait lui ravir son espace. Je n'applique pas toujours une lecture politique aux romans. Je le fais pour l'Histoire de Pi qui me paraît fortement marquée par l'imaginaire collectif canadien. Un Canadien d'expression écrite anglaise et d'origine québécoise était un specimen idéal pour se nourrir de façon romanesque d'un aspect important de l'imaginaire collectif canadien.
Qu'arrive-t-il du tigre? Le héros raconte tout de même que le tigre touche le rivage et qu'il prend le large. Mais cette version se trouve contestée par tant de versions contradictoires qu'on finit par douter de l'existence du tigre.
Espérons qu'il a effectivement quitté la barque. Sinon son sort sera scellé et il ressemblera à ce qu'expriment ces vers de Jacques Brault :
« Et voici que tu meurs Gilles
_ éparpillé au fond d'un trou
_ mêlé aux morceaux de tes camarades Gilles
_ toujours violenté dans ton pays Gilles
_ sans cesse tourmenté dans ton peuple
_ comme un idiot de village. »
Chronique du mardi - 20
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