Les services publics malmenés

IDÉES - la polis

Depuis quelques mois, le service public québécois, aussi bien sa gouvernance que l'encadrement de ses produits, est sujet de manchettes préoccupantes, porteuses d'informations qui contaminent la confiance des citoyens en la capacité de gestion préventive des institutions publiques.
Ainsi, force est de constater que le processus pour la mise à niveau de l'encadrement éthique des dirigeants politiques et administratifs laisse songeur. De même, à quelques mois de l'échéance d'une révision de la tarification des centaines de biens et services publics qui affectent la vie quotidienne des citoyens québécois, l'absence de critères pour l'organisation et la hiérarchisation de ces produits se montre tout aussi alarmante, laissant toute la place aux analyses courtes, à l'improvisation des officines administratives laissées sans boussole... ou, pire, aux appétences des cabinets ministériels.
Pareil constat est de mauvais augure pour les débats, indispensables bien sûr, concernant les corrections aux modalités de leur financement annoncées au dernier budget.
Limites du pragmatisme institutionnel
Marqués par une tradition institutionnelle dépourvue d'un véritable système intégré de droit administratif, les législateurs québécois n'ont pas cru opportun, jusqu'à maintenant, de fournir aux citoyens des définitions consistantes et cohérentes permettant de distinguer les «services publics» qui relèvent de leur aire de compétences. Après la création de la Commission des services d'utilité publique (1907), les principes et les conditions attachés aux nombreux produits placés sous patronage de l'appareil administratif ont été progressivement éparpillés à travers diverses lois sectorielles: aujourd'hui, une quarantaine de textes organiques en traitent sans règles directrices.
Résultat: sans dispositif officiel «d'appellations contrôlées» et faute d'informations lisibles et compréhensibles autant sur les effets tangibles visés par ces produits que sur leurs coûts de revient, toutes les prestations d'origine publique sont spontanément perçues comme se limitant aux mêmes caractéristiques sommaires: c'est-à-dire des produits décidés par les pouvoirs publics, façonnés par l'administration publique et financés par les impôts.
Cette vision réductrice ne résiste évidemment pas à l'analyse de la réalité de tout État moderne au service d'une société complexe.
Mal d'État
Sur le plan pratique, la situation actuelle prescrit qu'il y a «services publics» au Québec quand l'autorité publique -- locale, régionale, nationale, voire supranationale -- décide qu'une activité, un bien ou un service qu'elle estime indispensable ne peut être rendu disponible à la population de façon satisfaisante et pérenne par le seul truchement du «laisser-faire»: c'est-à-dire par son confinement à l'initiative individuelle ou à l'archaïque logique marchande.
Mais n'entretenant qu'une telle définition imprécise des finalités ou attributs des divers produits relevant des missions reconnues ici à l'État, autant les «faits administratifs» de l'État puissance publique (attribution de statuts, permis obligatoires, constats d'infraction, etc.) que les aides octroyées par l'État acteur économique, les services de l'État providence ou les prestations de l'État organisateur de la vie en société (aménagement et de protection du territoire, infrastructures) sont spontanément perçus comme étant de constitution et de financement identiques et comme devant respecter les mêmes standards quantitatifs et qualitatifs.
Dans ce contexte marqué par l'absence d'une hiérarchie notionnelle, que seul un cadre juridique adéquat pourrait établir, l'opinion publique tend légitimement à conclure que le financement de toutes les actions conduites ou attendues du secteur public relèvent d'une seule équation: un régime d'impôts progressif, doublé d'un dispositif de taxation égalitaire, justifie la gratuité des prestations publiques.
On comprend qu'entretenant une telle conception abrégée, soutenue par un vide juridique d'une autre époque, tout débat sur les modes de production, de prestation et, maintenant, sur le financement des services publics sous l'égide de l'État québécois rencontre des difficultés considérables. Tout individu rationnel répugnant à la pensée de devoir payer deux fois le même service, comme d'ailleurs l'ont mis en lumière certaines polémiques entourant les PPP.
Un cadre
Il faut savoir que des situations semblables sous d'autres latitudes ont évolué au cours des dernières décennies. En Europe, par exemple, des distinctions normatives sont clairement établies aujourd'hui entre «services d'intérêt général et catégoriel», «services universels et services de portée territoriale ou sectorielle», «services d'intérêt économique général et services d'intérêt industriel ou commerciale» permettant de circonscrire les biens et services collectifs, matériels ou immatériels, et instrumenter les débats concernant la portée et l'acuité des décisions des pouvoirs publics.
Au Québec, afin de structurer un dialogue devenu urgent, en raison notamment d'une reconnaissance gouvernementale tardive des impacts prévisibles de la crise économique sur les finances publiques, et avant de se résoudre à recourir sans nuance à des solutions comptables brutalement indicielles et paramétriques, n'appartient-il pas à l'État de proposer des distinctions clarificatrices pour les citoyens et engageantes pour les pouvoirs publics?
Les bénéfices d'une Charte
Aujourd'hui, une véritable charte sur les services publics est nécessaire au Québec.
Pour s'avérer utile, cette déclaration doit différencier nature et finalités des produits publics, prescrire les règles obligatoires à observer pour leur instauration ou leur maintien, définir et ordonner les critères de gestion de la disponibilité, de l'accessibilité et de financement adaptés aux diverses catégories de biens et services et, surtout, contraindre dorénavant à une évaluation publique périodique de ces produits.
Une évaluation parlementaire qui ne se limite pas qu'aux coûts directs ou indirects des prestations, mais qui inclut, enfin, des mesures sur l'atteinte des effets recherchés dans le cadre des missions d'intérêt public reconnues à l'État québécois.
Au stade actuel, seule une initiative transparente de cet ordre favoriserait des débats éclairés susceptibles de déboucher sur des choix consensuels porteurs.
Des effets collatéraux non négligeables
En outre, un tel exercice correctement conduit procurerait deux bénéfices conjoncturels.
D'abord, il favoriserait une reprise de conscience indispensable: celle que les besoins essentiels de la nation québécoise, devant être adéquatement comblés par la richesse collective prélevée sur le territoire, ne se limitent pas qu'aux «lits d'hôpitaux» ou aux «places en garderie» pour jeunes ou vieux... comme pourrait devoir s'en contenter certaines administrations infranationales voisines.
Ensuite, une telle mise au point, ancrée dans une constitution québécoise devenue nécessaire à divers titres, se montrerait judicieuse pour encadrer les négociations de tous ordres qui, au sortir de la crise, ne vont cesser de se multiplier, notamment à l'instigation d'États partenaires, mais néanmoins concurrents, sans doute tentés plus que jamais d'imposer leur vision des biens et services publics acceptables!
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Pierre Bernier, Professeur associé à l'École nationale d'administration publique et chercheur à l'Observatoire de l'administration publique

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Professeur associé à l'École nationale d'administration publique du Québec et chercheur à l'Observatoire de l'administration publique





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