Enseignement de l'histoire

Les programmes d'histoire nationale: une mise au point

Par Jean-François Cardin

Coalition pour l’histoire


À la suite de l'article d'Antoine Robitaille paru dans Le Devoir du 27 avril et de la tourmente médiatique qui en a suivi et dans laquelle, bien malgré moi, j'ai été mêlé, une mise au point s'impose. Bien que je ne prête pas d'intentions malveillantes à M. Robitaille et que je ne renie rien de ce que je lui ai dit en entrevue la veille, il reste que, tel que rédigé, son texte génère des ambiguïtés et suggère des glissements qui appellent quelques précisions.
Ainsi, comme je l'ai bien précisé jeudi sur les ondes d'une radio montréalaise, je ne parle pas au nom du ministère de l'Éducation (MELS), pas plus que je n'ai tenté de justifier (au sens d'approuver) le projet de programme. Il appartient au MELS de défendre son document. Il est vrai que, comme le professeur Létourneau et d'autres universitaires, j'ai été consulté, ce qu'il ne faut pas confondre avec le fait d'être «consultant». Dans mon cas, cela s'est passé il y a plus d'un an, à une étape déjà avancée du processus d'élaboration du document, et ce, sur certains aspects précis qui ne concernaient pas, au premier chef, les contenus historiques.
Mais je me souviens d'avoir dit à l'époque au responsable du ministère que, contrairement au programme d'histoire générale de première et deuxième secondaire, ce programme n'allait pas passer comme une lettre à la poste... Je ne croyais pas si bien dire, et je pense qu'il est normal et sain, dans une société démocratique, qu'il y ait un tel débat sur le type d'histoire qu'on veut voir enseigner à nos adolescents. Ceci étant dit, revenons sur le fond de l'affaire.
Après Lionel Groulx
Ce que j'ai d'abord tenté d'expliquer à M. Robitaille et à d'autres journalistes, c'est l'interprétation que j'avais des intentions du gouvernement, sur la longue durée, de proposer dans ses programmes, à tort ou à raison, une histoire nationale qui soit moins axée sur les conflits et les luttes nationales entre anglophones et francophones.
Pendant les années 50, du côté franco-catholique, les programmes d'histoire s'inspiraient de la pensée de Lionel Groulx. Dans les manuels, outre un regard très favorable au rôle joué par l'Église, la dimension politique et nationale non seulement était mise en avant mais structurait l'ensemble du récit proposé à l'élève. Cela pouvait se faire pour la simple et bonne raison que francophones et anglophones avaient leur propre programme.
Or, à la suite du rapport Parent (1963-65), on a décidé qu'il n'y aurait plus qu'un seul et unique programme pour tous les jeunes Québécois. Forcément, à partir de ce moment, les versions subséquentes des programmes d'histoire nationale sont devenues beaucoup moins axées sur les aspects conflictuels et divisifs car ils devaient pouvoir être enseignées autant par un prof francophone nationaliste du Lac-Saint-Jean que par un prof anglophone fédéraliste de Pointe-Claire.
Mais il faut bien comprendre ici qu'un programme reste, au sens propre du mot, un «programme», c'est-à-dire qu'il ne détermine pas l'enseignement réel en salle de classe, qui, lui, Dieu merci, relève d'un professionnel de l'enseignement, le prof d'histoire.
Une évolution vers plus d'inclusion
En 1982, alors que nous étions sous un gouvernement indépendantiste, le nouveau programme d'«histoire du Québec et du Canada» a été lancé. C'est lui qui, depuis plus de 20 ans, éduque nos jeunes à leur histoire. Or, et personne ne semble s'en être rendu compte, ce programme était déjà très dépolitisé et ne mettait pas en avant une trame politico-conflictuelle. Il était au contraire structuré autour de l'approche dite de l'École des Annales, c'est-à-dire une trame qui fait d'abord prévaloir les facteurs socioéconomiques dans l'explication des phénomènes historiques. Il s'inspirait notamment de la synthèse Histoire du Québec contemporain des professeurs Durocher, Linteau et Robert, dont le premier volume fut publié en 1989.
C'est donc dans cette perspective à long terme que j'ai mentionné les expressions «histoire plus rassembleuse» et «histoire moins conflictuelle». Il est tout à fait hallucinant pour moi de voir la réaction outrée de certaines personnes devant le projet de programme actuel, qu'ils accusent de vouloir dépolitiser et dénationaliser l'enseignement de l'histoire du Québec, alors que cette situation existe depuis 1982 et même au-delà !
Dans la même veine, j'ai mentionné à M. Robitaille que le rapport Lacoursière de 1996 allait lui aussi dans le sens de l'inclusion en recommandant explicitement, et je cite, «que l'on fasse dans les programmes [d'histoire] une place équitable aux populations autochtones au regard du rôle qu'elles ont joué dans l'histoire du Québec, du Canada ou de l'Amérique» (page 74). La même recommandation est faite au regard des communautés culturelles, y compris la communauté anglo-québécoise qui, soit dit en passant, a toujours trouvé que le programme de 1982 était un peu trop québéco-québécois... Tiens donc, y aurait-il de l'interprétation en histoire ?
De tout cela, je propose l'interprétation selon laquelle cette tendance, que j'ai trop rapidement décrite, à propos de l'évolution des programmes d'histoire nationale a tout simplement suivi celle du nationalisme québécois depuis la Révolution tranquille, un nationalisme qui se fait désormais moins ethnique, plus territorial et davantage inclusif. Je ne pense pas qu'on puisse expliquer cela seulement par une soumission bébête à la rectitude politique, bien qu'il serait naïf de croire que celle-ci n'influence pas les gouvernements, en matière d'éducation comme en d'autres matières.
Les paramètres de la réforme
Deux mots, maintenant, à propos de cette idée selon laquelle le document ministériel tenterait «d'occulter» certains faits litigieux ou «douloureux» de notre histoire. Comme d'autres, je suis surpris par l'absence de certains éléments liés aux conflits nationaux qui, certes, font partie de notre passé et qu'il faut offrir, comme le reste, à l'interprétation des élèves québécois. Je ne veux pas ici entrer dans le débat à savoir si le programme doit ou non mentionner explicitement l'épisode du «serment du test» ou s'il doit insister davantage sur les rébellions de 1837-38.
Mais j'aimerais rappeler qu'avec la réforme du cursus, déjà en implantation au primaire depuis quelques années, les programmes ne sont pas libellés selon des contenus à faire apprendre mais selon des compétences. Qu'on soit d'accord ou non avec celles-ci, il reste que les concepteurs des programmes d'histoire au secondaire devaient fonctionner avec ce paramètre. Il en découle que, contrairement aux programmes précédents, on n'a pas affaire ici à une liste exhaustive de contenus.
Je ne pense pas que le fait de chercher dans le texte tel ou tel événement précis permette de faire une lecture intelligente du document sur ce plan. Lorsque je relis les deux pages du document qui mettent en contexte la période de 1980 à nos jours, je ne vois rien là-dedans qui empêche un prof d'histoire de faire préparer par ses élèves un débat sur le rapatriement unilatéral de la Constitution en 1982 et sur ses conséquences sur les relations entre le Québec et le Canada. Au contraire : les trois compétences du programme y invitent expressément. Cette mise en contexte donne des indications générales sur la période mais ne prescrit pas, notamment pour les limiter, tous les contenus pouvant être travaillés en classe.
De même, il faudrait bien un jour arrêter d'opposer connaissances et compétences. Tout le monde s'entend pour dire que pour développer des compétences (par exemple, «interpréter le passé à l'aide de la méthode historique», compétence 2 du programme), cela nécessite un long détour par les connaissances (celles émises par le prof, celles qu'on peut trouver dans les manuels ou sur Internet, celles qu'on trouve dans les études d'historiens, etc.). Au lieu d'y voir une mise en retrait des connaissances, il s'agit au contraire d'une mise en valeur de celles-ci ! Cela exige cependant que le discours du prof, toujours central et essentiel en histoire selon moi, ne soit pas la seule source d'information et qu'on permette aux élèves de se faire une tête par eux-mêmes au sujet de certains phénomènes du passé, et je dirais même particulièrement sur les questions litigieuses, questions que le programme n'occulte pas de manière systématique, comme on l'a dit.
Enfin, en ce qui concerne l'«éducation à la citoyenneté à l'aide de l'histoire» (c'est-à-dire la troisième compétence), j'ai effectivement mentionné qu'au Canada anglais, cette dimension était présente depuis longtemps et qu'on pouvait sans doute supposer que cela n'était pas inconnu de ceux qui ont confectionné le projet de programme. Et, encore là, cette dimension citoyenne était déjà présente dans les programmes de 1982. Mais il me semble également avoir expliqué à M. Robitaille que cette tendance à joindre histoire et citoyenneté à l'école est actuellement présente dans de nombreux pays occidentaux, dont la France, et que le Québec n'a donc rien d'original à le faire, d'autant qu'historiquement, l'enseignement de l'histoire a longtemps été associé, dans le cadre de l'école publique, à la formation civique et citoyenne. Il n'y a donc pas, comme je l'ai maintes fois entendu, une sorte d'inféodation ou d'imitation servile de ce qui se fait au Canada anglais, dont les programmes sont d'ailleurs très diversifiés d'une province à l'autre.
En conclusion, vivement que le débat se fasse, mais qu'il se fasse de manière informée. Et en ces choses, comme en histoire d'ailleurs, il n'y a rien de simple et de noir ou blanc. Le projet de programme invite d'ailleurs à interroger la complexité des phénomènes historiques, histoire d'aller au-delà des idées simplistes dont se nourrissent par ailleurs les idéologues de tout acabit.
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NDRL : à lire lundi dans la page Idées, la réplique du professeur Jocelyn Létourneau au texte d'Antoine Robitaille sur le nouveau programme d'enseignement de l'histoire au secondaire.
Jean-François Cardin, Professeur de didactique de l'histoire à l'Université Laval


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