Les lunettes roses

Cégep en français



[Monsieur Gaétan Boucher, président-directeur général de la Fédération des cégeps, affirmait le 17 septembre dernier en ces pages->21875] que le Québec avait pris la bonne décision en maintenant depuis 30 ans le libre choix de la langue d'enseignement au niveau des cégeps. Si se tromper est une bonne chose, il a raison.
Et Monsieur Boucher de nous lancer des statistiques rassurantes: depuis 2001, le nombre d'allophones issus du secondaire français et ayant opté pour le cégep anglais a diminué: en 2006, dit-il, ces étudiants ne représentaient plus que 39,6 % de leur catégorie. Il oublie d'ajouter cependant qu'en 1987 ce pourcentage n'était que de... 17,7 %!
Comme quoi toute vérité n'est pas bonne à dire, du moins lorsqu'on préside une fédération de cégeps.
Avec notre faible taux de natalité, on sait l'importance de la francisation des allophones, surtout à Montréal. L'avenir de notre langue en dépend. Malgré les «mesures incitatives» lancées par le gouvernement Charest dans la métropole, tout le monde sait que le français ne cesse de perdre du terrain. Voilà longtemps que les spécialistes nous répètent pourtant que la force d'attraction de l'anglais est disproportionnée par rapport à l'importance démographique de la minorité anglo-québécoise. Le professeur Charles Castonguay nous le rappelait récemment: «De façon globale, 9 % des cégépiens sont de langue maternelle anglaise [...]. Mais 18 % des cégépiens étudient au cégep anglais.» Et il conclut: «Au total, donc, le libre choix ne profite qu'au cégep anglais.»
Ces chiffres doivent déplaire à Monsieur Boucher. Car si les cégeps anglais n'étaient fréquentés que par les seuls étudiants de langue maternelle anglaise, peut-être un ou deux d'entre eux devrait-il fermer ses portes. Mais les fédérations n'aiment pas perdre de membres -- ni leurs cotisations. Aussi faut-il rassurer tout le monde...
En fait, les données présentées par Gaétan Boucher ne nous permettent de conclure qu'une chose: depuis 2001, nous coulons moins vite. Est-ce vraiment une bonne nouvelle?
Imaginons le capitaine Smith pendant la nuit du 15 avril 1912 lors du naufrage du Titanic. Porte-voix en main, il s'adresse aux passagers transis massés sur le pont: «Mesdames et messieurs, on vient de m'apprendre que la brèche dans la coque du navire est moins importante qu'on ne le croyait. Au lieu de couler vers 11 heures ce soir, nous ne coulerons qu'à trois heures du matin. Ainsi, nous aurons plus de temps pour faire nos prières. N'est-ce pas merveilleux?»
Je doute fort qu'on l'aurait applaudi.
Il y a quelque temps, j'entre dans une sandwicherie de la rue Saint-Denis à Montréal. Trois jeunes hommes dans la vingtaine travaillent derrière le comptoir. On s'adresse à moi en français. À l'accent, je vois qu'il s'agit d'allophones. On me sert avec courtoisie et rapidité. Je m'attable, seul client pour l'heure de l'établissement. Les serveurs, inoccupés, se mettent à bavarder entre eux... en anglais. Ils parlent français avec la clientèle, mais, pour eux, semble-t-il, l'anglais est la langue commune, celle de la vie, la vraie langue.
On devine les conséquences politiques et sociales d'une telle attitude. Elle ne concerne pas seulement trois personnes, mais des milliers. Voilà les résultats de cette mollasse politique scolaire que le Québec pratique depuis 30 ans -- libéraux et péquistes confondus -- et que Monsieur Boucher qualifie de «bon choix»: elle produit des anglophones capables de parler français -- mais peu enclins à s'intégrer à notre culture. Un troisième référendum avec ça?
Monsieur Boucher se promène-t-il parfois dans les rues de Montréal? Prend-il le métro? Écoute-t-il les Montréalais dans les endroits publics? Ses hautes fonctions ne lui en laissent peut-être pas le loisir.
On connaît mal ce qu'on n'a pas vécu. Et quand on se met le doigt dans l'oeil, cela peut affecter considérablement notre vision des choses.
***
Yves Beauchemin, Écrivain


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