Magna Carta

Les 800 ans de la Grande Charte

À Londres et à Ottawa, deux expositions naviguent entre le mythe et la réalite

Efed0863f68ebf663ca0980acb14cb02

L'histoire manipulée






Chaque peuple a ses mythes fondateurs. Ainsi, la Magna Carta, ou Grande Charte, dont on commémore cette année le 800e anniversaire, est-elle à l’univers anglophone ce que la Déclaration des droits de l’Homme est au continent européen et à l’esprit républicain. Une sorte de document fondateur dont il est difficile, des siècles plus tard, de démêler le mythe de la réalité.


 

La tâche est encore plus ardue pour ce compromis rédigé d’abord en latin puis en français signé à Runnymade en 1215, en plein Moyen-Âge, et qui fut aussitôt abrogé par le pape à la demande du roi. Un texte arraché au roi Jean (Jean sans terre) par les puissants barons anglais qui menaçaient de se rallier à la France. L’Angleterre était alors dirigée par le plus honni des souverains, fils d’Henri II et d’Aliénor d’Aquitaine. Il laissa le souvenir d’un tyran taxant indûment le peuple au profit de ses guerres de conquête.


 

En Angleterre et au Canada, deux expositions viennent souligner cet anniversaire. La première présentée à la British Library de Londres expose, parmi une multitude de documents d’époque, deux exemplaires originaux de la Grande Charte. La seconde, présentée au Musée canadien de l’histoire, se contente d’un exemplaire datant de 1300 ainsi que d’un texte annexe, la « Charte des forêts », prêtés par la cathédrale de Durham, dans le nord de l’Angleterre. Si l’exposition britannique n’hésite pas à s’interroger sur la légende entourant ce document mythique, celle qui quittera bientôt la région de la capitale canadienne pour Winnipeg, Toronto et Edmonton, ne s’embarrasse pas de ces précautions.


 

Sans la moindre hésitation, les concepteurs de l’exposition canadienne vont jusqu’à présenter la Grande Charte comme « le fondement de l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et de la Déclaration canadienne des droits, qui est devenue la Charte canadienne des droits et libertés. » Et cela, alors même que le catalogue de l’exposition britannique (Magna Carta : Law, Liberty, Legacy, British Library) s’ouvrait sur une mise en garde de l’historien Nicholas Vincent soulignant combien « la réalité [de la Magna Carta] s’écarte du mythe ». Un texte que les conservateurs de la société privée Magna Carta Canada, à l’origine de l’exposition canadienne, auraient eu intérêt à méditer.


 

Un document controversé


 

L’histoire officielle, qui s’écrira surtout à partir du XVIIIe siècle, a vu dans la Grande Charte un document précurseur du Bill of Rights (1689). La Charte marque en effet une étape dans la limitation des pouvoirs du roi, interdisant à celui-ci d’emprisonner indûment les barons et les bourgeois avant qu’ils aient été jugés par leurs pairs. Pour rétablir la paix, le traité soumettait aussi les impôts à l’approbation d’un Grand Conseil. Plusieurs verront dans ces quelques articles les germes de l’habeas corpus, du jury et du parlement modernes. Ainsi, l’exposition londonienne présente-t-elle une copie autographiée par Thomas Jefferson de la Déclaration d’indépendance américaine sans oublier de citer Theodore Roosevelt, Martin Luther King et Nelson Mandela chaque fois qu’ils invoquent la Grande Charte.


 

Contrairement aux visiteurs de Londres, ceux du Canada ne sauront jamais que nombre d’historiens sérieux se sont demandé comment un document protégeant les privilèges des seigneurs pouvait être considéré comme fondateur des droits de l’Homme et de la démocratie moderne. Ainsi, pour l’historien français Roland Marx, la Grande Charte n’a rien de démocratique. Au contraire, elle « renforce la féodalité » car ses premiers articles garantissent les élections épiscopales et les droits des seigneurs. L’historien britannique Simon Schama a vu dans la Grande Charte l’acte de décès du despotisme plutôt que l’acte de naissance de la démocratie.


 

Proche de cette interprétation, le philosophe québécois Jacques Dufresne écrit que « la Grande Charte marque le début non pas de la démocratie, mais de la monarchie constitutionnelle, c’est-à-dire celle où le pouvoir du roi est limité ». Il souligne d’ailleurs que le droit de ne pas être emprisonné sans jugement rappelle les antiques lois de Solon et des Gracques.


 

Les médiévistes savent en effet que la Grande Charte n’est pas si unique qu’on le dit. Elle a de nombreux précédents, comme les Assises de Jérusalem rédigées un siècle plus tôt qui contiennent elles aussi des articles garantissant les libertés des seigneurs et interdisant de lever des impôts sans leur consentement. Dès 1952, l’historien Charles d’Eszlary soutenait que 22 des 63 articles de la Grande Charte ressemblaient étrangement à ceux des Assises de Jérusalem. Celles-ci auraient d’ailleurs été ramenées de terre sainte en Angleterre par des croisés anglo-normands, dont le grand chevalier Guillaume le Maréchal, lui-même signataire de la Grande Charte. Voilà qui fera dire à d’Eszlary que la Grande Charte n’avait pas seulement été rédigée en Normandie, mais qu’elle était largement… d’origine française ! De cela, les visiteurs canadiens ne sauront rien.


 

Un mythe américain


 

C’est au XVIIe siècle, après des siècles d’oubli, que la Grande Charte sera redécouverte au Royaume-Uni. Mais, c’est aux États-Unis que son mythe « sera gravé dans la pierre » et qu’elle sera élevée au rang d’« icône », écrivait récemment le journaliste du New Yorker Jill Lepore. La charte de 1215 avait l’avantage d’être intemporelle et de pouvoir être brandie sous le nez de la puissance coloniale pour dénoncer des taxes injustes. Benjamin Franklin en fera grand usage et plusieurs États américains l’intégrèrent en tout ou en partie dans leur Constitution. Pendant la guerre, Winston Churchill en confia même un exemplaire à la Librairie du Congrès. Quel sacrifice n’aurait-il pas fait pour inciter les Américains à s’engager.


 

Est-ce pour parodier ce mythe américain que l’exposition canadienne présente la Grande Charte comme le document ayant inspiré à la fois la Proclamation royale de 1763 (celle-là même qui excluait les catholiques du service public !), l’Acte de l’Amérique du Nord britannique et la Charte canadienne des droits ? Et cela, en passant sous silence la seule grande révolte démocratique et républicaine de l’histoire du Canada, les rébellions de 1837-1938.


 

Il semble avoir échappé aux concepteurs de l’exposition canadienne que le travail des historiens d’aujourd’hui se caractérisait justement par la volonté de distinguer l’histoire de la mémoire, sans pour autant nier ni l’une ni l’autre. Ce faisant, ils n’hésitent pas à flirter avec l’idéologie la plus rudimentaire. Ceux qui cherchent le fin mot de l’histoire devront malheureusement se résoudre à s’acheter un billet pour Londres…







Laissez un commentaire



Aucun commentaire trouvé

-->