Le viol du réel

Avortement (C-484; Q-34)


La chronique intitulée [«Lynchage» de Christian Rioux->28174] publiée dans Le Devoir du 21 mai est déconcertante. Les propos sur l'avortement tenus par le cardinal Marc Ouellet seraient d'une «banalité surprenante». Pour un religieux, traiter inconsidérément tout avortement, même en cas de viol, de crime moral serait en effet, selon lui, très banal... Pas de quoi s'offusquer. Étonnant!
Qu'une grande quantité de regroupements catholiques (Centre justice et foi, Centre Saint-Pierre, Forum André Naud, entre autres) et même d'évêques désapprouvent la manière de faire de Mgr Ouellet est de toute évidence un détail insignifiant pour lui, et peut-être même, pourquoi pas, la preuve de la déviance ultragauchiste et matérialiste d'une frange de l'Église qu'il vaut mieux ignorer...
Étrange ingénuité, aussi, de la part de M. Rioux de considérer comme une bagatelle — ou tout au plus comme une maladresse — que les propos du cardinal aient été tenus dans un rassemblement politique. Le lieu, le contexte, la raison, le motif d'un discours, ce pour quoi et à qui il est dit, n'auraient pas d'importance. Bizarre idée pour un journaliste. En tenir compte serait-il, pour lui, pécher de matérialisme... ce dont les «détracteurs du cardinal» seraient tous coupables? Encore une fois, exit ces considérations. Pourquoi?
Désinvolture
Je crains que cela témoigne d'une propension déconcertante à détourner le sens des événements au service d'une thèse. Tout dernièrement, une pauvre lettre d'une étudiante lui a suffi pour prouver noir sur blanc les défaillances du système d'éducation et le type de personnes que celui-ci produit («Alex 661», Le Devoir, 14 mai). Rien de moins. Maintenant, le tollé général et «irrationnel» contre le pauvre Mgr Ouellet est la preuve d'une maladie profonde de la société, caractérisée par la dictature du relativisme, et de la société québécoise en particulier qui n'a pas réglé son contentieux historique avec l'Église. Quel raccourci impressionnant! Le problème ici n'est pas de discuter si ces problèmes de société sont réels ou pas — je suis plutôt d'accord qu'il y a là de véritables enjeux —, ce qui cloche, c'est la manière désinvolte de défendre une thèse quitte à tordre la réalité pour en faire la preuve.
Christian Rioux en arrive à faire de Mgr Ouellet une victime innocente, un bouc émissaire selon les termes de René Girard qu'il appelle en renfort. Il ne lui vient pas à l'esprit que Mgr Ouellet ne peut être une victime innocente clouée au pilori de la rage inconsciente de la communauté. Il ne l'est pas, tout simplement, parce qu'il aimerait trop ça l'être. Il se complairait dans ce statut. Ça le ferait ressembler à Jésus. Le problème, c'est que cette ressemblance, il cherche à l'acquérir en défigurant son Maître.
Un tollé qui est sain
La compassion avant l'application de la loi même de Dieu; l'accueil inconditionnel de la personne et de sa réalité avant tout jugement moral sur ce qu'est un crime ou ne l'est pas; l'enracinement dans la condition humaine, le sentir dans la souffrance, qui relativise toute attitude doctrinaire, voilà ce qu'il bafoue dans sa manière de poser le problème de l'avortement. Ce qui compte avant tout pour Mgr Ouellet, c'est la Loi, la Vérité de Dieu suspendue sur la tête des gens comme un glaive. C'est cette attitude qui révulse — cette déconnexion du réel. Dans cette manière désincarnée de penser les choses, ce petit être en devenir qu'est le foetus devient le porte-étendard d'une velléité doctrinaire — comme si ce vivant pouvait être à ce stade pensé indépendamment de l'être vivant qu'est la mère.
Le tollé général contre les propos de Mgr Ouellet est sain, il manifeste encore la nausée que l'on peut ressentir en face d'un tel discours qui réduit les êtres à des instruments au service d'une doctrine, aussi belle soit-elle comme peut l'être «la culture de la vie».
Manque d'humanité
Il y a quelque chose de beau à proférer ses idées comme des armes. Jésus l'a fait («Je suis venu apporter le feu sur la Terre»). De grands penseurs l'ont fait. Leurs pensées bouleversent, arrachent les couches de mensonges qui s'accumulent sur l'existence humaine. Cela met les hommes et les femmes à nu devant l'essentiel. Mais Mgr Ouellet n'est pas de ce calibre. Il voudrait mettre le feu comme son Maître. Il n'arrive qu'à allumer des feux de paille qui ne font que médiatiser la dureté des êtres déconnectés du réel.
Ce qui lui manque et qu'avait celui auquel il voudrait ressembler, c'est cette humanité qui rapproche des laissés-pour-compte, des femmes et des hommes de chair qui souffrent, et qui n'ont cure d'injonctions auxquelles obéir aveuglément, mais n'attendent que des gestes de justice, de compassion et de solidarité qui rendent réelle la vérité qu'ils servent.
Mais après tout, il n'est peut-être pas étonnant que M. Rioux défende si bien Mgr Ouellet. N'y a-t-il pas entre eux comme une amitié élective? Tous deux n'utilisent-ils pas un même procédé? Plier le réel à leur idée? S'en servir au bénéfice de leur vérité, de leur lecture du réel — aussi belle et juste soit-elle —, l'un comme journaliste, l'auteur comme évêque? Quitte parfois, souvent, à s'enfarger dans des «détails insignifiants», comme le viol d'une femme...
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Jean-Claude Ravet - Rédacteur en chef de Relations
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Réplique du journaliste
Libre à vous de trouver normal que dans un grand quotidien montréalais, on traite de «salopard» le primat de l'Église canadienne et on lui souhaite une mort atroce. Peut-être n'avez-vous pas remarqué que mon article déplorait que Mgr Ouellet «s'aventure sur un terrain profane qui n'est pas vraiment le sien» et laisse planer l'ambiguïté sur le type de législation qu'il propose. Faut-il être rédacteur en chef de la prestigieuse revue Relations pour s'étonner que l'Église considère l'avortement comme un péché, quelles que soient les circonstances?
On aurait pu attendre de vous que vous vous attaquiez aux fondements philosophiques de cette opinion que le cardinal a pourtant explicités dans son discours du 2 mai et sur lequel on a systématiquement fait l'impasse. Il sera toujours plus facile de hurler avec la majorité en répétant les mêmes mots sortis de leur contexte qui font saliver les médias et les ministres. En passant, c'est un non-croyant qui vous le dit.
Christian Rioux


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