Le sort de Vigile

Chronique d'André Savard


Au cours de la fin de semaine de la course à la chefferie libérale, j'étais à quelques pas du lieu où les membres du parti tenaient leurs assises. Je participais à un séminaire technique sur la scénarisation interactive. Je n'entrerai pas dans les détails de ce séminaire. C'est en parlant de choses et d'autres avec l'animateur, un spécialiste des médias électroniques, que nous avons abordé le thème de la survie des sites web.
L'usage d'Internet se répand chaque jour un peu plus, comme le faisait remarquer l'animateur. Dans les médias traditionnels, radio et télévision, le contenu plus sérieux peine à se mettre à évidence. Il en va de même sur Internet. En fait, la presque totalité des sites dits « à contenu » ne sont pas rentables. L'explication est très simple. Partout à travers le monde, le consommateur n'est pas prêt à payer pour du contenu.
Vigile est le modèle même d'un site à contenu. Il permet à ses chroniqueurs une densité éditoriale inhabituelle dans les médias moyennement normaux. L'animateur de mon atelier citait un concepteur de sites web qui disait qu'il fallait modéliser un site qui s'adresse à une clientèle adulte dans la perspective qu'il a douze ans d'âge mental. Le principe premier veut que l'usager aime se sentir intelligent et en contrôle. Les médias électroniques comme ceux sur papier inclinent donc à faire croire que l'on peut juger en un temps limite, une image et cinquante mots.
Une partie du site de Vigile montre l'activité de la grande presse, ses meilleurs coups mais aussi sa propension à rédiger et à faire circuler des petits papiers. L'éditorialiste en chef du journal La Presse l'a déjà noté. Une bonne opinion s'exprime en cinq paragraphes, intro et conclusion. Ceux qui veulent voir les thèmes courants « couverts » (au sens d'emballer vite fait) n'ont pas besoin d'un site à contenu. Il y a mille lieux où l'information apparaît sous forme de capsules. La formule est omniprésente à un point tel qu'à notre époque information n'est plus nécessairement synonyme de contenu.
C'est dans ce contexte que ma collaboration avec Vigile a commencé, il y a plus d'un an maintenant. Chaque semaine m'apporte à foison des exemples de couvertures superficielles des événements. Je ne vous donnerai que l'exemple de la semaine dernière marquée par l'élection de Stéphane Dion. On a fait croire que Dion n'était pas contre le Québec mais uniquement contre les indépendantistes. Les indépendantistes le détestaient parce que sa loi sur la clarté obligeait à une organisation intelligente du référendum, écrivait-on.
On a fait valoir ce point de vue en cinquante mots et on poursuivit en attaquant la médiocrité de la perception québécoise sur Stéphane Dion : « Contrairement à ce qu'enseignent les idées reçues », entendait-on sur les ondes de Radio-Canada. La loi sur la clarté stipule qu'en ce qui touche l'avenir du Québec, il faut distinguer les options qui appartiennent aux Québécois des options qui ne lui appartiennent pas. Et la distinction est facile à faire car aucune option ne lui appartient ni ne concerne le Québec en propre. Une telle loi exclut par essence toute capacité de décider par soi-même.
Dire que toute décision touchant le statut politique du Québec doit passer par le Fédéral et est soumise à son approbation n'est pas qu'un simple pied de nez au mouvement souverainiste. Cela signifie que le Québec doit s'adresser à la seule organisation souveraine du seul pays qui existe pour lui, c'est-à-dire le gouvernement fédéral du Canada. Cela signifie en outre que le Québec doit continuer à s'adresser à ce seul gouvernement souverain sous une des trois formes possibles : la demande, la gratitude ou le grief.
Pas plus sur le thème de Dion en tant que personnage que sur tant d'autres thèmes avons-nous eu la semaine dernière l'espace pour nous faire une vraie idée. Le portrait de Dion faisait tant dans la nuance que l'auditeur ne savait plus qui il était. On aurait presque pu croire qu'il n'était qu'un adepte du débat d'idées. Dion allait faire connaître au Canada l'époque la plus libérale qu'il ait connue, lisait-on. La prédiction n'était pas claire et d'autres commentateurs complaisants furent appelés à la sonder.
Nous en sommes aujourd'hui à nous demander si nous n'avons pas développé d'immenses moyens de nous tromper nous-mêmes sur Dion. L'information suit aujourd'hui comme tout le reste la logique d'entreprise. Le souci de la nuance a beau se réclamer d'un prétendu souci de la vérité, chacun défend ses maîtres. Si on voit Dion comme étant soudainement si nuancé, si subtil, c'est parce qu'il est le maître reconnu, celui qui a pensé exactement ce qu'il faut pour être le chef spirituel de l'intelligentsia canadienne.
Stéphane Dion a toujours maintenu pour le Québec une idée précise : Vouloir c'est une chose et pouvoir c'est autre chose. Le Québec peut bien vouloir, mais pour pouvoir, il a besoin du consentement du Canada. Ce sont les conditions d'un rapport de soumission que Dion a réitéré comme législateur. Pourtant, d'un bout de la semaine à l'autre, on a entendu que Dion était un acteur politique nuancé, fin, délicat... un peu cassant peut-être.
Avec un tel environnement, le mouvement indépendantiste a besoin de points de rencontre pour effectuer un retour critique. Ce qui me dérange le plus dans la façon que les Québécois voient leur perception collective s'arranger, c'est combien elle est anormale, combien le contexte que nous acceptons défie le sens commun. Il suffit de le transposer dans un autre cadre pour que son absurdité soit criante. Un touriste qui arriverait en Europe croirait rêver s'il apprenait qu'un débat y a cours sur l'existence de la nation italienne. Après tout est-ce une nation ou une ethnie? Il y a plus de yeux bruns que de yeux bleus en Italie. Les patronymes des habitants ont une consonance caractéristique. Certes les Italiens parlent une langue distincte mais beaucoup de régions italiennes possédaient leur propre idiome, il y a soixante ans à peine. Sont-ils Italiens ou appartiennent-ils à l'Europe? Au parlement européen, des députés accuseraient les Italiens qui affirment l'existence de leur nation de se fermer les oreilles au débat d'idées. Le touriste serait tout autant éberlué si le parlement européen votait, pour conclure le débat, une motion affirmant que l'Italie existe dans le cadre de l'Europe et cesse d'exister comme nation en dehors du système politique tel qu'il est.
Au Canada, ce parfait théâtre de l'absurde passe comme un exemple caractéristique de l'énorme progrès de ses mœurs politiques. À peu près tout ce qui se fait au Canada peut passer pour un grand progrès tant le bavardage sur ce qui est ni ci ni ça finit par noyer toute définition. Que feraient les Tchèques si on leur réservait le même « débats d'idées » que celui qu'on sert aux Québécois? Comme le fait remarquer l'écrivain tchèque Kundera, les Tchèques vivaient dans une contrée bilingue au XIXe siècle. L'allemand était la langue des arts et des échanges sérieux. Ce fut par un acte de foi que les Tchèques décidèrent de ne pas dévier de leur identité linguistique. Accepteraient-ils à présent comme un « débat d'idées » le problème de savoir comment vivre en tchèque alors que plus de monde les comprendrait s'ils s'exprimaient en allemand? Accepteraient-ils que tous les Européens se demandent qui ils sont puisqu'ils ont déjà habité un pays bilingue? Leur identité collective tchèque tient-elle au repli sur soi? Puisque dès qu'ils sortent de chez eux ils sont obligés de parler une autre langue, ne seraient-ils pas mieux de se préparer tout de suite? Une collectivité n'a-t-elle pas pour mission de permettre à ses ressortissants de graviter autour du pouvoir et de jouir d'une vie confortable? Ce qui serait intolérable pour les Italiens ou les Tchèques est bien vu si les mêmes questions sont tournées à l'encontre des Québécois.
Formuler ces questions dans les journaux ou les universités à travers le Canada à propos du Québec et on vous traitera comme si vous faisiez étalage de votre profondeur d'esprit. On ajoutera que même en admettant que le Canada a une clef que le Québec n'a pas, c'est sous l'effet d'un immense progrès qu'il en est ainsi. Une énergie considérable est mise à naturaliser le cadre canadien comme s'il était l'issue logique de progrès et de conséquences inéluctables.
Il s'agit du niveau moyen de l'information, celui qui est appuyé par une multitude de positions sociales. Il y a bien des arrivistes qui ne peuvent se représenter leur vie sans le Fédéral, les méthodes de sa lutte, sa fabrique de héros. Au cours de ce qui sera interprétée par les commentateurs officiels comme la prochaine période « libérale » du Canada, quelques élus chanceux des partis fédéralistes seront présentées comme des personnes courageuses et marquantes.
Si Vigile disparaît, ce sera un outil de moins pour contrer le point de vue officiel avec toutes ses lâchetés et ses médiocrités.
André Savard


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1 commentaire

  • Archives de Vigile Répondre

    14 décembre 2006

    Je suis un lecteur assidu de Vigile et il serait dommage qu'il soit discontinué. Je crois que le Bloc Québécois et le Parti Québécois devraient le subventionner ou, à tout le moins, combler son déficit d'opération. Je fais ma part en contribuant selon mes moyens mais je trouve compliquée la méthode de financement proposée ( la formation de 20 groupes de donneurs ).
    Je suis retraité depuis plusieurs années et je ne connais aucun groupe auquel me joindre.
    J'espère que la direction de Vigile règlera le problême rapidement.